Xu Xing porte bien son nom : Xing, l’étoile. Si son visage rayonne d’un calme jovial, son parcours est celui d’un homme venu mettre en lumière les zones d’ombres de l’histoire de Chine. Ayant grandi seul dans un Pékin en proie à la Révolution culturelle – ses parents avaient été envoyés se faire rééduquer dans de lointaines provinces rurales – Xu Xing a développé un art de la liberté simple. De vendeur de canards laqués dans un restaurant pékinois griffonnant à ses heures perdues une littérature drôle et désinvolte, il devient l’une des grandes figures de la foisonnante scène littéraire des années 1980[11] [11] Voir notamment les titres disponibles en français, traduits par Sylvie Gentil : Et tout ce qui reste est pour toi, L’Olivier, 2003 et Variations sans thème, L’Olivier, 2004. . Participation au mouvement étudiant de la Place Tiananmen, exil en Allemagne puis retour en Chine : la liberté narrative et l’insolence de Xu Xing en font ce que ces détracteurs appellent un hooligan. Son entrée dans le documentaire au début des années 2000 n’est pas un choix théoriquement ficelé. Plutôt un autre signe de sa liberté assumée d’user à sa guise des medium qui le séduisent pour dire ce qu’il juge nécessaire. Après s’être attaqué en 2008, dans A Chronicle of my Cultural Revolution (我的文革编年史), aux cicatrices de son enfance, son dernier film, Summary of Crimes (罪行摘要)[22] [22] Qu’on trouvera parfois traduit Chef d’accusation en français. Voir une courte vidéo de présentation de Summary of Crimes avec une interview de Xu Xing et Summary of crimes en intégralité, mais en qualité moyenne. (2013) vient se faire le porte-parole d’une mémoire occultée : celles de paysans du Zhejiang condamnés comme contre-révolutionnaires pendant la Révolution culturelle. De passage à Paris pour projeter son film à l’occasion du cinquantième anniversaire du lancement de la Révolution culturelle, nous donnons rendez-vous à Xu Xing dans un café de Belleville. Il éteint son cigare et répond à nos questions le sourire aux lèvres
Débordements : Dans les années 1980, vous êtes devenu célèbre en Chine par vos romans. Depuis le début des années 2000, vous avez mis de côté l’écriture pour vous lancer dans le documentaire : comment voyez-vous votre passage de la littérature au cinéma ? Dans votre approche, quels sont les différents apports de l’écrit et de l’image ?
Xu Xing : Plusieurs journalistes chinois m’ont déjà posé cette question : « Pourquoi ai-je soudain arrêté d’écrire ? ». Je pense que ce que je fais aujourd’hui, c’est aussi de la littérature. C’est seulement qu’avant, j’utilisais un stylo, maintenant j’ai changé de medium. La preuve, ce que je filme, ce sont les histoires des gens, je ne filme pas d’évènements, je ne fais pas de grandes choses théoriques. Par exemple, dans mon documentaire qui se passe à Songzhuang [5+5, 五加五, 2013], je raconte l’histoire d’un chauffeur de taxi. Je m’intéresse toujours à des récits personnels. Mon dernier film, lui, parle de l’histoire de ces paysans. Tout ça, c’est de l’histoire, de la narration, donc c’est très proche de la littérature. Ce qui change, c’est simplement le matériau. Littérature et image sont pour moi complémentaires. Il y aura toujours certains détails que je ne pourrai jamais retranscrire avec un plan, qui nécessitent le recours au stylo et au papier. Le problème, c’est que les moyens traditionnels que sont le papier et le stylo ont été bouleversés par la présence de l’image. Souvent, je m’amuse à dire à mes amis en Chine que si Balzac vivait de nos jours, lui aussi respecterait ce choix, lui aussi se poserait la question de savoir comment dire les choses et pour qui. Lui aussi réfléchirait aux moyens de faire circuler au mieux son œuvre. Pour ma part, je n’ai finalement jamais vraiment quitté la littérature. Cela fait dix ans que je n’écris plus, mais je trouve que j’ai tout de même réussi à filmer beaucoup de choses. Quand je serai vieux et que je ne pourrai plus filmer, si je déprime, je pourrai m’asseoir tranquillement et revoir toutes ces images, cela me rappellera des choses que je pourrai alors mettre sur papier.
Tenez, voilà par exemple une histoire, tirée de mon dernier film, Summary of crimes : un jour, l’un des trois paysans que l’on voit dans le film, celui avec les cheveux blancs et le chapeau, m’avait invité à manger chez lui. C’est quelqu’un qui n’a jamais fumé de sa vie et qui ne boit pas, même pas une goutte de bière. Mais il m’avait invité, et avait préparé quelques bouteilles de bières pour moi, parce que nous nous entendons très bien et qu’il voulait me faire plaisir. Quand nous avons fini de manger et que je me suis levé pour partir, il a fini d’une traite tous les fonds de bouteille, pour ne pas en gaspiller une goutte. Même s’il ne boit habituellement pas, pour lui, on ne peut laisser ne serait-ce qu’un centimètre de bière au fond d’une bouteille. Ce genre de situations, je ne peux pas le filmer, je ne peux pas l’expliquer avec ma caméra. Mais j’espère bien que plus tard, je pourrais écrire tout ça. Ce détail, pour moi, dit quelque chose de toute une tradition de frugalité, d’économie dans le monde paysan chinois. Notamment pour ce monsieur qui était auparavant propriétaire terrien ! Alors oui, pour moi, la littérature a plutôt à voir avec ce genre de choses. Cinéma et littérature se complètent, s’entraident. Il y a beaucoup d’histoires que la caméra peine à raconter, certains détails surtout, que cela soit des détails de leurs propres histoires ou même des détails touchant à mon processus filmique. Ça, on ne peut pas le filmer. Le problème, surtout, c’est que je filme seul. Si j’avais un caméraman, peut-être que ce ne serait pas pareil. Mais ces choses-là, je compte bien les écrire un jour, car filmer ne suffit pas.
D. : Le premier documentaire que vous avez tourné, Painting Prisoners (画囚) …
X.X. : En fait, ce n’est pas le premier ! Il y en a eu un avant, mais c’est un projet qui a été avorté, j’ai moi-même laissé tomber.
D. : Ah ? De quoi parlait-il ce premier film?
X.X. : Le titre est un peu difficile à traduire : Nous peindrons ton visage sur la terre qui entoure notre maison (碱畔上画着你眉眼). C’est une phrase tirée d’un chant populaire du Nord-ouest de la Chine, dans le nord du Shaanxi : là-bas, ils ont une manière particulière de chanter, traditionnellement, qui est très aiguë. Certains comparent ça avec les chants des bergers des hautes plaines d’Ecosse, puisque dans le Nord-ouest de la Chine aussi on élève des moutons dans les hauteurs, et ce sont les bergers qui chantent. Les paroles de leurs chansons sont très belles, et vraiment très intéressantes, elles parlent toutes d’amour. Ce que j’ai filmé, c’était de l’art populaire, une vieille paysanne qui peignait : elle peignait des choses traditionnelles avec des moyens anciens, avec de très belles couleurs, très lumineuses, sans avoir jamais appris à peindre. Pour faire ce film, je suis donc partie des paroles de cette chanson du Nord-Ouest, qui disaient, « Frère, si nous ne voyons ton visage trois jours durant, nous le peindrons sur la terre qui entoure notre maison » (三天没见哥哥的面,碱畔上画着你眉眼). Ça, c’était mon premier film, dont est tiré le nom.
D. : Et pourquoi choisir ce thème ?
X.X. : En fait, à ce moment-là, une amie française, Marianne Bujard, était en Chine et nous passions du temps ensemble : là, elle m’a montré un ensemble de trois livres d’art, de peintures faites par des paysans, ou plutôt des paysannes, car tout était fait par de vieilles femmes. J’étais stupéfait devant leurs œuvres. Elles peignaient des vaches, des moutons, des choses de leur vie, une femme en train d’être mariée à un homme, des choses très traditionnelles. En regardant ces peintures, j’ai vu le nom de l’auteur, de la vieille dame qui y avait marqué son nom. Et c’est comme ça que je suis allé la chercher. J’étais juste curieux, je n’avais aucune technique, et ma caméra était de très mauvaise qualité.
D. : Votre documentaire de 2007, A Chronicle of my Cultural Revolution, commençait par vos propres souvenirs de la Révolution culturelle : de vos parents envoyés pour l’un dans un camp, pour l’autre dans les montagnes du Gansu, mais aussi de votre séjour en prison à cause d’une lettre d’amour écrite à une jeune fille dans laquelle vous émettiez des doutes sur le bien-fondé de la Révolution culturelle. Dans votre dernier documentaire, ce sont les expériences des autres dont vous allez faire le récit, de paysans du Zhejiang condamnés comme contre-révolutionnaires pendant la Révolution culturelle et dont vous avez retrouvé les formulaires d’enregistrement dans un camp de travail. Comment voyez-vous le passage du récit de votre propre expérience à celle des autres, qu’est-ce qui vous lie ou vous différencie ?
X.X. : La Révolution culturelle, c’était une catastrophe. Mais cette catastrophe s’est imposée aux uns et aux autres d’une multitude de manières. Pour ma part, j’étais très jeune à l’époque, je n’étais qu’un enfant, je ne comprenais pas trop ce qui se passait : moi, ça m’est donc tombé dessus quand j’étais enfant, et vivre ça quand on a à peine une dizaine d’années, c’est quelque chose de très important. Pour moi, c’était une expérience tellement spéciale, j’ai donc d’abord essayé de raconter ma propre histoire. Mais cette démarche avait quelque chose de restrictif : je me disais « mais est-ce qu’on ne pourrait pas plutôt dire ça comme ceci ou comme cela ? ». C’est comme quand j’écris des romans, je sais ce que je veux donner au lecteur et ce que je ne veux pas lui donner. Alors pour ce premier film, j’ai beaucoup réfléchi, je me suis aussi beaucoup contenu. Mais pour mon dernier documentaire, je voulais juste que les paysans me racontent un maximum de choses, je voulais qu’ils me donnent à voir leurs choses à eux. Bien sûr, là aussi j’ai fait face à des limites techniques, là aussi je me suis contenu d’une certaine manière. Mais ça n’a rien à voir avec le film où je parle de moi. En ce qui me concerne, je me suis dit : oui, j’ai fait l’expérience de la Révolution culturelle pendant ma jeunesse. Mes parents aussi, ils ont leurs propres histoires, mais je veux aller plus loin, multiplier les points de vue. Depuis mon dernier film, j’ai encore continué à tourner. Je filmais encore juste avant de venir en Europe. Mais cette fois-ci, pas les paysans. Je me suis plutôt tourné vers les gens hauts-placés qui me racontent leur expérience de la Révolution culturelle. J’essaye donc d’avoir une approche large, systématique, en mêlant ma propre histoire, celle de paysans et de gens issus de différents milieux. Mais c’est très compliqué, la police chinoise vient tout le temps me chercher. Même quand je suis en Europe, je reçois des coups de fil de leur part. Alors, je ne sais pas du tout ce qui va se passer lorsque je vais rentrer en Chine cette fois-ci.
D. : Vous voulez dire que vous avez plus de problèmes depuis que vous filmez ces gens hauts placés ? Ou avez-vous des problèmes avec la police depuis le début de votre projet ?
X.X. : Je ne sais pas trop : je ne sais pas si c’est parce que je continue mes recherches, ou si c’est à cause de la population que j’interroge. En tout cas, leurs visites sont de plus en plus fréquentes, ce n’était pas aussi intense avant. Bien sûr, avant déjà, ils étaient au courant de ce que je faisais avec les paysans, ils m’avaient signifié que je ne pouvais pas faire de projection, je sentais déjà leur présence à ce moment-là, mais je ne savais pas ce qu’ils allaient faire. Puis tout à coup, c’est devenu plus intense. Ils étaient là hier, ils sont encore là aujourd’hui.
D. : Vous n’êtes par ailleurs pas le seul à vous être lancé dans ce type d’entreprise mémorielle. Depuis une dizaine d’années, en Chine, plusieurs réalisateurs ont fait des films, documentaire ou fiction, touchant à la mémoire de la Révolution culturelle : Hu Jie avec Though I am gone, Wu Wenguang avec le Folks’ Memory Project ou son 1966 : My Time in the Red Gards. Mais aussi Wang Bing avec He Fengming et sa fiction Le Fossé. Avez-vous des liens forts avec ces personnes ? Comment voyez-vous leur approche, que cela soit l’usage de l’archive chez Hu Jie, ou le passage par la fiction de Wang Bing ?
X.X. : Pour commencer, je tiens à préciser que j’ai beaucoup entendu parler des œuvres de Wang Bing, mais je n’en ai jamais vu aucune ! Je ne saurais même pas expliquer comment cela se fait, ce n’est pas du tout un acte volontaire, je n’ai juste jamais eu l’occasion d’en voir. Bien sûr, on m’en a beaucoup parlé : par exemple He Fengming, et son plan fixe continu sur cette femme racontant son histoire. Je ne l’ai pas vu, alors je ne peux pas donner mon avis. Je me demande simplement dans quelle mesure trois heures de plan fixe rendent la caméra si nécessaire… Mais Wang Bing est vraiment reconnu en Chine, notamment avec A l’Ouest des Rails.
Concernant Hu Jie et Wu Wenguang, ce sont tous les deux de très bons amis à moi, et j’ai énormément de respect pour ce qu’ils font. Je pense que Hu Jie a sa spécificité, son unicité, je l’admire beaucoup. Pendant ses tournages, il a eu beaucoup de problèmes. Moi aussi j’en ai eu, mais ce n’était pas pareil. C’est vraiment bien ce qu’il fait, j’ai quasiment tout vu. Que ce soit dans le film que tu as mentionné, mais aussi dans In Search for Lin Zhao’s soul, où il a réussi à ressortir des dossiers, des archives concernant le cas de Lin Zhao. Sortir ces archives, cela a vraiment été une contribution très importante. J’ai beaucoup de respect pour son travail. Wu Wenguang est aussi un très bon ami, dont j’apprécie beaucoup le travail. Mais maintenant, il ne filme plus lui-même, il a délégué ça à des jeunes. Ils appliquent un principe simple qui ne nécessite pas d’être professionnel : à chaque Nouvel An chinois, ces jeunes doivent rentrer dans leur famille. Ils y apportent une caméra pour faire des entretiens avec les vieux de leurs villages, pour leur demander ce qu’ils ont vécu à l’époque. J’ai vu trois ou quatre des films que ces jeunes ont fait, c’est vraiment très bien. J’étais aux Etats-Unis avant de venir ici, à Harvard, Colombia et Duke, pour montrer mon film, et tout le monde m’a parlé du projet de Wu Wenguang. Je trouve que Hu Jie, Wu Wenguang, Wang Bing et moi, nous faisons finalement tous la même chose, c’est-à-dire de la mémoire populaire, de la mémoire des individus. Or, il y a plusieurs manières de comprendre l’histoire : l’une qui passe par les mémoires individuelles, comme nous le faisons, une autre qui passe par la mémoire collective, et une enfin qui correspond à la mémoire officielle d’État. Ce n’est pas pareil.
D. : Dans votre documentaire 5+5, sorti en 2013 et co-réalisé avec Andrea Cavazzuti, vous peignez le portrait d’un chauffeur de taxi au noir du village d’artiste de Songzhuang, à Pékin. Ce chauffeur connait tous les artistes du lieu et vous amène les voir – comme l’indique le sous-titre du film : « vie dans une colonie d’artistes vue par un chauffeur de taxi ». Ce documentaire n’a visiblement pas de lien direct avec les tranches d’Histoire racontées dans vos autres livres ou films. Pourquoi vous être intéressé à ce personnage ?
X.X. : L’atmosphère à Songzhuang est très particulière. J’ai beaucoup d’amis qui vivent là-bas. C’est un endroit très intéressant, assez fou, peut être comparable au Montparnasse des Années folles. C’est complètement bordélique, avec une population très hétérogène : des gens riches, des gens pauvres, des artistes de grande qualité et d’autres très médiocres. Tous se retrouvent dans cet endroit, ce n’est pas grand mais il y a une forte concentration d’artistes. Cet environnement m’a attiré, j’ai voulu filmer ce que c’était qu’une vie d’artiste. Puis, j’ai rencontré ce chauffeur de taxi et j’ai pensé qu’il serait un point d’entrée intéressant pour raconter ce lieu. Évidemment il n’y a pas de lien direct entre la Révolution culturelle et ce film, mais au final, cela reste assez proche de mon style habituel, de ma manière de raconter les histoires des gens, en ajoutant au documentaire une pointe d’humour.
D. : Au début Summary of Crimes, on vous voit rechercher des personnes dont vous avez trouvé la trace dans des formulaires d’enregistrement de prisonniers condamnés comme contre-révolutionnaires pendant la Révolution culturelle. Vous éprouvez visiblement des difficultés à trouver ces gens. Comment se sont donc passés les premiers contacts ? Comment ont-ils accueilli votre projet et l’introduction de la caméra ? Y ont-ils trouvé un lieu propice à l’expression de souffrances passées dont ils ne parlent pas aujourd’hui ?
X.X. : Chercher les gens, c’est effectivement difficile, parce que les choses se sont passées il y a déjà plus de quarante ans, donc les gens n’habitent plus forcément au même endroit. J’ai dû contacter tous mes amis du Zhejiang pour leur demander de m’aider, cela a demandé un gros travail en amont pour retrouver les lieux d’où venaient les gens dont j’avais retrouvé les archives d’enfermement. J’ai dû appeler beaucoup d’amis pour leur demander : « Avant, il y avait un village qui s’appelait comme ça dans tel comté de tel district, savez-vous si ce district s’appelle encore comme cela aujourd’hui ? ». Là, certains me répondaient que le lieu en question existait encore, d’autres me disaient que le village avait changé de nom. Il y a également des lieux que nous n’avons jamais réussi à retrouver, donc nous n’avons rien pu tourner sur les gens que j’y cherchais. Il y a encore une autre difficulté : il y avait des gens dont j’avais le nom qui étaient nés dans les années 1890, et je me disais qu’il était quasiment impossible qu’ils soient encore vivants. Mais je pouvais en revanche essayer de retrouver leurs enfants, ce qui donne encore plus de travail de recherche à faire ! Bref, nous avons vraiment dû faire au cas par cas. Après, quand je trouvais une personne, je lui montrais le nom d’une autre personne, et parfois, il me disait : « Ah mais, oui, nous étions dans la même brigade de production, il habite à tel endroit maintenant ! ». Ça, c’était encore un autre moyen de retrouver des gens. Parfois, aussi, nous trouvions d’abord leurs enfants.
Vous savez, en Chine, les gens ne vont généralement jamais vous dire « non » de manière frontale. Même si la personne n’a pas envie de répondre, elle ne refusera pas frontalement : si je viens vers elle en lui disant « bonjour, j’aimerais vous parler de ceci », elle me répondra poliment « bonjour » et m’accordera forcément quelques minutes de discussion. Je me sers de ces instants pour présenter mon projet, et les raisons qui m’amènent. J’essaye de lui expliquer combien il me parait important que d’autres personnes connaissent son passé, son histoire, que c’est aussi important pour les autres Chinois. J’essaye aussi de lui expliquer que ça ne devrait pas être à moi de faire cette démarche, que c’est un travail de mémoire qui devrait venir du gouvernement, de la CCTV ! En général, quand je dis cela, les paysans comprennent tout de suite l’enjeu. Ils savent que le gouvernement ne s’occupera jamais d’eux, qu’il s’en fiche d’eux. L’un d’eux a rigolé quand je lui ai dit ça : « pourquoi le gouvernement viendrait s’intéresser à nos histoires ? Si tu n’étais pas venu nous chercher, nous écouter, nos histoires auraient disparu avec nous et seraient restées coincées dans nos cercueils ! Personne ne saurait jamais ce qui s’est passé ». Pour moi, dire cela dès le début, c’est un moyen de me rapprocher d’eux. Globalement, après avoir filmé, j’ai gardé avec eux de très bonnes relations amicales. Quand je retourne là-bas, je suis toujours extrêmement bien accueilli, ils me font à manger ce qu’ils ont de meilleurs, on boit ensemble : ce sont des amis. J’y suis retourné plusieurs fois après avoir filmé. Mais il y a des endroits où je ne suis pas retourné : par exemple, cet homme chrétien qu’on voit dans le film, il habite en pleine montagne, et comme j’étais occupé, c’était difficile de trouver le temps. Si j’avais eu plus de temps, j’aurais dû continuer à le filmer.
La plupart des gens sont en réalité très reconnaissants de mon travail et de ce fait très enclins à parler de leur histoire. Une fois, le film était montré à Hangzhou : alors j’ai demandé à un ami qui habitait dans les environs d’aller les chercher en voiture dans la montagne pour qu’ils puissent venir voir le film, et échanger avec le public. C’était passionnant, tous les trois ont pu prendre la parole. Ils ont notamment dit : « Nous remercions énormément Xu Xing. Si Xu Xing n’avait pas été là, personne ne connaitrait notre histoire. Même nos enfants ne s’intéressent pas à nous, personne ne s’intéressait à nous ».
D. : En voyant votre film, on a l’impression qu’ils ne parlent pas du passé entre eux.
X.X. : Non, ils n’en parlent pas, mais quand je lance la discussion à ce sujet, je peux sentir toute leur émotion, tout ce qu’ils ont sur le cœur, l’excitation que cela représente de parler. Imaginez, certains ont fait dix ans de prison, avec des chaînes de 25 kilos aux pieds ! Normalement, on ne peut pas bouger avec un tel poids, mais eux devaient travailler ! C’était comme les prisonniers de la Bastille au XVIIIe siècle ! Il y a peu, on est allés visiter l’ancienne prison du Fort Alamo : ils avaient des chaines là-bas, mais elles pesaient au maximum deux ou trois kilos. Imaginez, 25 kilos ! Porter vingt-cinq kilos aux pieds, au XXe siècle, à l’époque moderne ! Putain, vous n’imaginez pas le degré d’usure, d’inflammation des pieds ! C’est terrible ! Alors, il vous raconte ça, oui, vous pouvez sentir leur excitation à pouvoir le dire. Il y a aussi un autre paysan, qu’on ne voit pas dans le film car j’ai dû le couper au montage, qui me disait : « mais moi, je ne veux rien ! Pardon, mais ça ne sert à rien ce que tu fais. Je n’ai pas besoin que tu me réhabilites ! Pendant dix ans, j’ai travaillé tous les jours, moi ce que je demande, c’est obtenir le salaire qui m’est dû pour toutes ces années de travail, même à raison d’un centime de l’heure ! Je ne veux pas de vos excuses, ça ne sert à rien, je veux un centime pour chacune des seize heures de travail journalières que j’ai pu faire pendant dix ans, c’est un salaire que je veux, un dédommagement ! ».
D. : La fin de votre film montre les moments où vous avez projeté les films aux gens. Comment l’ont-ils reçu ? N’étaient-ils pas effrayés des conséquences politiques?
X.X. : Ces gens n’ont pas peur. Ils sont encore plus téméraires que moi. Enfin, pas tous, certains avaient peur, mais les trois hommes que l’on voit dans le film, non. Je pouvais sortir aller acheter des batteries pour ma caméra tout en laissant la caméra tourner, ils n’en avaient rien à faire… De même, quand Summary of crimes a été interdit en Chine, dès le lendemain, l’un d’eux m’a appelé pour me dire de venir au village : viens boire avec moi, on va s’amuser un peu, m’a-t-il dit. Il faisait ça pour me consoler ! Ils savent tout en fait : ce sont des vieux sans téléphone portable, sans internet, mais ils sont au courant de tout ce qui se passe !
D. : Vous disiez un jour que la fille d’une des personnes filmées vous avait appelé en vous menaçant, en vous disant d’arrêter de chercher son père ?
X.X. : Oui en effet, c’était quelqu’un qui faisait du commerce de perles, et elle avait peur que les histoires de son père lui apportent des problèmes et affectent son business. Mais je peux comprendre : je n’ai pas le pouvoir de forcer les gens à s’exposer au danger avec moi. Moi, je l’assume, il n’y a pas de problème, mais si cela vient affecter la vie des autres, si cela les empêche de vivre, de gagner de l’argent, alors c’est de ma faute. Donc je peux comprendre sa fille. Bien sûr, je regrette un peu que ça se soit passé comme cela, ça m’a mis mal à l’aise.
D. : Dans une interview que vous avez faite avec la télévision taïwanaise, vous expliquez que l’on vous a longtemps traité de « surplus de la société », de « personne inutile ». Vous y expliquez aussi que d’après vous, « ce sont justement les gens inutiles qui font le monde, ce sont eux qui font l’humanité, qui font la vie, qui font la beauté ». De l’autre côté, vous mettez en avant par vos derniers films cette impérieuse nécessité d’extraire les choses passées de l’oubli. Comment vous définissez-vous donc ? Revendiquez-vous l’utilité ou l’inutilité ?
X.X. : En fait, je pense – et ça, c’est un avis que je n’exprime jamais en Chine ! – que le principe de l’art est de pouvoir dire au monde sa faiblesse. L’art, ce n’est pas dire au monde « Regardez comme je suis fort ! ». Pour moi, un monde qui ne serait composé que de gens forts, que de muscles, ce serait un monde très dangereux. L’art est censé ajouter un peu de couleur au monde, ce n’est qu’en montrant la diversité des vies par une diversité de formes artistiques que le monde peut devenir colorful. Voilà donc ce que doit faire l’art, c’est de pouvoir dire « voilà ma sensibilité, voilà où je suis sensible ». La violence militaire, elle, est beaucoup plus simple que ça, c’est de dire : voilà comment tu dois être, voilà comment tu ne dois pas être. L’art est plus tourné vers une sensibilité aux choses, vers la complexité. Alors, moi, je me considère utile de ce point de vue-là ! Mais pour le gouvernement chinois, ce genre de personnes, moins il y en a, mieux c’est ! Et le mieux, c’est qu’il n’y en ait pas du tout ! Les gens comme moi, ce sont des inutiles et des parasites pour eux.
D. : Dans les années 1980, le célèbre écrivain chinois Ba Jin a écrit un texte mettant en avant la nécessité de construire un musée de la Révolution culturelle[33] [33] Voici le texte en anglais. . Celui-ci n’existe toujours pas. Pensez-vous que ce que vous faites, vous et les autres réalisateurs qui vous entourent, participe d’une certaine manière à construire collectivement ce musée de la Révolution culturelle ?
X.X. : Tout à fait ! Je pense vraiment que c’est ce vers quoi nous essayons de tendre. Pourquoi ne pouvons-nous pas oublier ? C’est pour le futur. En Chine, nous avons cette vieille expression qui dit « il faut prendre l’histoire comme un miroir » (以史为镜). Il y a eu tellement de violences pendant la Révolution culturelle, tellement de sang : c’est quelque chose qui ne doit plus se répéter. Alors, oui, même avec ce que nous faisons, il y en a encore de nos jours. Mais ce que nous faisons, ce ne sont que des œuvres, je suis un artiste. Concernant le sens de ce que nous faisons, je pense que Hu Jie, Wu Wenguang et moi avons la même intention : nous voulons faire des témoignages de l’histoire. Et le sens, il est là : tu peux fermer les yeux et ne pas voir que ça a existé, comme le fait le gouvernement chinois, mais il n’en reste pas moins que cela a existé. S’il n’y avait personne pour dire ces choses, s’il n’y avait pas de Hu Jie, de Wu Wenguang, ou de Wang Bing, il faudrait que quelqu’un les dise. Je pense que je ne leur arrive pas à la cheville, mais je fais ce que je peux. Si je peux le faire, alors je le fais. De toute façon, je n’ai rien d’autre à faire, je n’écris plus de roman : alors, cette entreprise, c’est tout ce qui me reste. Je le vois comme une sorte de destin, je dois le faire. En venant ici, justement, je parlais dans le métro des problèmes qui pourraient m’arriver en rentrant en Chine et de comment nous pourrions faire. Mais vous savez, je me suis psychologiquement préparé aux pires des scénarios. Je suis prêt. A tout. C’est vraiment dur de dire les choses en Chine. Alors, si un jour vous entendez dire qu’on m’accuse d’avoir volé un portefeuille dans la rue, ou d’être allé dans un bordel[44] [44] Référence à la mort de Lei Yang, militant écologiste chinois, au début du mois de mai 2016. Soit disant arrêté par la police pour avoir été trouvé dans une maison close, celui-ci est décédé à l’hôpital suite à son arrestation. , ne les croyez pas, ce sera faux !