La première chose que l’on remarque dans Rogue One, ce sont les énormes rectangles de plastique ornant l’imperméable du sbire impérial. Deux rouges, deux bleus. Hideux. On se rappelle alors l’histoire qui nous y a conduit, cet arc narratif tordu commencé en 1999 et conclu en 1983, racontant comment une république galactique filmée en numérique et gorgée d’images de synthèse (monstres, vaisseaux et cités des épisodes I, II et III) devient un empire filmé sur pellicule, débordant de plastique et d’aliens de caoutchouc (décors, masques et costumes des épisodes IV, V et VI). Au début de Rogue One, on est donc dangereusement proches du cinéma de SF de la fin des années 70. Les rectangles, médailles de l’empire du plastique sont là pour le rappeler autant que faire diversion : c’est en effet par ce moyen que l’objet über-commercial qui s’ouvre alors, majoritairement généré par ordinateur, cherche à se faire pardonner son existence même – en se déguisant en vieux flipper des années 80.
Edwards s’inscrit par là dans la rébellion esthétique de ces “blockbusters malgré eux”, inaugurée par Colin Trevorrow (réalisateur annoncé de l’épisode IX) dans Jurassic World, qui faisait primer le dinosaure de 1993 sur le mutant augmenté de 2015. Le cœur de cela tient à une nette culpabilité vis-à-vis de la quantité de numérique que peut décemment contenir une image, comme si le cinéma craignait plus que jamais de se couper du réel et du même coup d’un public assoiffé de réalisme, même dans une galaxie très lointaine, même il y a fort longtemps. Trevorrow insistait pour que l’un de ses dinosaures soit moitié robot, moitié image de synthèse ; ici Edwards refait le coup du vaisseau numérique s’écrasant au sol à proximité de figurants réels proches de la caméra, comme dans l’épisode sorti en 2015 : car c’est un cinéma de rebelles, et par là même un cinéma constamment sur la défensive.
Concédons que quelques précautions s’imposaient. L’année dernière, le superviseur des effets spéciaux du Réveil de la Force, Roger Guyett, était aussi réalisateur de seconde équipe ; cette année, John Knoll – superviseur des effets spéciaux – est carrément co-scénariste. Car ce n’est pas Disney qui a eu l’idée de Rogue One mais bien lui, inventeur de Photoshop et vétéran d’Industrial Light & Magic ; sorte de génie de l’image de synthèse arrivé à la tête de Star Wars au moment de l’épisode I – ou plus précisément à la deuxième tête, qui est celle des effets spéciaux.
Et si au cœur de tout cela il n’y avait que des images, qu’une parade de trucages visuels d’autant plus louches qu’ils sont réussis ? Le feu d’artifice du 4-Juillet déguisé en objet critique ? En 1977, Lucas lui-même rechignait à diriger les acteurs, plus à l’aise avec les maquettistes d’ILM qu’il venait de créer ; on raconte que Mark Hamill lui-même accepta le rôle de Luke Skywalker pour regarder travailler les techniciens plus que par amour du jeu. Et si, à l’instar de Jim Jarmusch ou de Wes Anderson, Gareth Edwards était un dandy ? Il n’y a qu’à regarder son goût – et son talent – pour les variations de lumière à même le plan : dans Godzilla, c’était la queue du monstre qui s’allumait sous la poussière, et traçait soudain une longue courbe lumineuse dans le noir ; ou encore les parachutistes et leurs balises rouges striant la skyline de San Francisco dans leur chute. Dans Rogue One, les X-Wings filent dans la brume comme les soucoupes scintillantes de Rencontres du 3e Type, le point d’orgue du film voit Dark Vador apparaître en fendant l’obscurité de son sabre laser rouge ; tandis que l’un des beaux plans, finalement coupés, de la bande-annonce, montre l’héroïne devant une auréole de néons s’allumant progressivement. Un feu d’artifices, disait-on : un somptueux sons et lumières.
La quiétude sonore lorsqu’un croiseur bascule et pulvérise un anneau géant formant le blocus au-dessus d’une planète, ou cette cascade dans un lagon, à la fin du film, sont autant de marques de cet onirisme gratuit, jusqu’à cette scène d’Interstellar jouée à l’envers où cette fois, c’est la fille qui retrouve son père en vie dans une vidéo après l’avoir longtemps cru mort : dans son dos, une ville entière se soulève, frappée par l’Étoile de la Mort. Le monde se désintègre littéralement comme en plein cauchemar, à cet instant-là, on peut le reconnaître : la scène vaut avant tout comme vision, immense éructation de l’imaginaire, sans autre désir que de soulever le cœur à quiconque la regarde.
L’onirisme de Rogue One tient aussi à la manie qu’ont tous ses personnages de s’évaporer les uns après les autres, voués à disparaître au réveil – tous absents de l’épisode censé suivre celui-ci, Un Nouvel espoir, sorti en 1977. La dimension tragique du récit signale peut-être la façon dont Gareth Edwards embrasse ce qu’il peut y avoir de prévisible, aujourd’hui, dans tout grand film hollywoodien s’inscrivant dans une mythologie connue par coeur par des millions de fidèles : le réalisateur explique d’ailleurs avoir voulu filmer les batailles comme autant de reconstitutions d’événements historiques. L’Histoire est connue. Nous ne venons que pour les images.
A l’ère des sagas omniprésentes, c’est peut-être ce qu’un réalisateur peut espérer de mieux. Chacun des Star Wars rejoue de toute façon, d’une manière ou d’une autre, l’épisode séminal de 1977 (c’est particulièrement vrai des épisodes I, VII, et de Rogue One) : même la mort en décembre de Carrie Fisher sembla accomplir un oracle, comme le souligne Sandra Laugier : “La mort de Carrie Fisher, l’actrice, est aussi un adieu à un personnage-clé de la saga – différent mais comme écrit” (in https://lejournal.cnrs.fr/billets/rogue-princess).
La mythologie hollywoodienne est à double-tranchant. L’avantage, c’est que les fidèles s’y jettent en masses. L’inconvénient, c’est que le scénario est imposé. Sur la trentaine de films de science-fiction qui suivront Rogue One en 2017, un seul ne sera ni une suite, ni un remake, ni une adaptation, il s’agit de Life, du Suédois Daniel Espinosa. Mais sa proximité esthétique et thématique avec Passengers, du Norvégien Morten Tyldum (sorti en décembre 2016) donne quand même l’impression qu’on ne tiendra toujours pas là l’une de ces pépites telles que les affectionnent les puristes – mais encore un retable, une œuvre à volets.
Quel intérêt, alors ? D’abord celui de la mise en scène. Ensuite celui de l’impureté. Celle de Rogue One tient non seulement à la façon dont des fragments des sept autres épisodes s’y greffent aléatoirement, mais aussi à l’impureté des pactes et des trahisons passés entre les personnages, dont on met longtemps à savoir s’ils s’aiment ou se détestent, s’associent ou se rejettent. Les bombardements de l’Alliance rebelle sont sujets aux bavures (“Those were alliance bombs that killed him !“), le mentor de l’héroïne est un résistant radicalisé n’hésitant pas à torturer ceux qui viennent pour l’aider : le manichéisme de la fin des années 70 paraît loin. En 1999, un bataillon de robots était attaqué par des chevaliers venus libérer la princesse ; aujourd’hui, deux factions différentes mènent l’assaut contre les soldats, mais les héros eux-mêmes se retrouvent obligés de tirer sur leurs alliés pour se protéger, et de se soucier de secourir les civils terrifiés par le chaos qu’ils ont eux-mêmes provoqué.
Lassé de ne chanter que les héros, Hollywood semble aujourd’hui mettre un point d’honneur à se ranger du côté non seulement des rebelles, mais des terroristes, des guérilleros – tendance dont Rogue One n’est que l’aboutissement. Voir Oblivion, de Joseph Kosinski (2013) : Morgan Freeman y mène la résistance humaine face aux frappes de drones d’un empire représenté par Tom Cruise. Voir encore Exodus, de Ridley Scott (2014) : Moïse apparaît comme le leader d’un groupe de guérilleros juifs face à l’empire égyptien. En 2016, cela donne Batman vs Superman (où Superman himself est traité de “rogue combattant“), de manière plus grossière Suicide Squad (dont les héros sont censés être les méchants de la mythologie Batman), et Captain America Civil War (où Captain America se constitue rénégat et terroriste).
Que ces films de résistance soient sortis à l’époque où Obama était président ne manque pas d’ironie – à se demander ce qui adviendra de ce cinéma renégat sous Trump. Le principe n’est bien sûr pas de se mettre à soutenir les fanatiques du monde entier après avoir rivé son clou à Ben Laden et réparé Manhattan. Mais comme le racontait, l’an passé, le héros déserteur du Star Wars de JJ Abrams, ce n’est pas en rejoignant l’Empire que l’on s’engage, c’est en le quittant. On est soi-même dans la dissidence, pas dans le système.
Pour raconter cette histoire, Rogue One part du portrait d’une jeunesse dépolitisée. Jyn Erso, menottée dans un camp de travail, a accepté le régime autoritaire qui règne sur la galaxie depuis la chute de la République. A son mentor qui lui reproche son apathie, elle rétorque : “It’s not a problem if you don’t look up” – exact contraire de Luke Skywalker qui, en 1977, regardait languissamment les soleils se coucher avant d’aller au lit. Les héros Star Wars ont toujours été des inconnus appelés à des destins plus grands ; Jyn a ceci d’unique que contrairement à ces prédécesseurs (Luke, Anakin, Rey), elle aime autant continuer à déprimer.
Dissidence encore : on peut désormais considérer sérieusement que le féminisme de la moindre des productions Disney du moment n’est pas qu’une façade ou du machisme déguisé, comme on le suspectait encore à l’époque de Rebelle, en 2012. Ce récit de princesse écossaise réclamant son indépendance n’était alors qu’une transition vers les films d’aujourd’hui : l’héroïne, Mérida, gagnait la possibilité de ne pas se marier, mais restait très amoureuse de son papa. Elle apprenait également, toutefois, à aimer sa mère : un personnage féminin négatif se métamorphosait alors en personnage féminin positif, aimé à égalité avec le père – ce n’était pas encore évident, mais c’était quelque chose.
Les deux derniers Star Wars, Le Réveil de la Force et Rogue One, mettent une femme au centre de l’affiche et au coeur de l’intrigue : indépendante, débrouillarde, elle ne sera jamais vraiment séduite par personne. S’achevant sur l’apparition attendue de la Princesse Leïa, Rogue One invite même à relire l’épisode séminal de 1977 en le voyant moins comme le récit d’apprentissage de Luke Skywalker que comme la continuation du combat de Leïa.
Ce n’est pas qu’une coquetterie. En 2016, quatre super-productions Disney racontaient un empowerment féminin, les trois autres étant Zootopie (la lapine finit policière et prend le volant du 4×4 de service), Le Livre de la Jungle (c’est à la fin la louve qui prend la tête de la meute) et Vaiana (dénué d’intrigue amoureuse, comme Rogue One sorti au même moment, c’est un récit de la passation de pouvoir des hommes aux femmes, via la métaphore de la navigation). Forcément, les réflexes critiques, eux-mêmes un peu manichéens, sont mis à mal. Que faire d’un empire commercial hyper-progressiste ?
Que faire, surtout, du visage numérique de Carrie Fisher ? Non content de parler politique, Rogue One se conclut en effet sur un problème éthique : a-t-on oui ou non le droit de cloner les acteurs ? Réflexe critique : non. Depuis toujours les acteurs vivent, meurent, et s’arrêtent de jouer au moment où ils meurent – et c’est très bien comme ça. Possibilité néo-manichéenne proposée par Disney : c’est très bien comme ça, mais autrement aussi.
Parce qu’il est furtif, aussitôt coupé par le générique final, le visage numérique de Carrie Fisher donne l’impression d’avoir été halluciné dans toute sa perfection réaliste, contrairement à celui de Peter Cushing, trop longtemps à l’image pour ne pas révéler ses étrangetés infinitésimales. Carrie Fisher, que le public découvrait vieillie en 2015 dans Le Réveil de la Force, redevient jeune tout à coup – l’effet est médusant. Et Disney de triompher : accrochez-vous, nous avons vaincu la mort. Trahison potentielle, cependant : la crainte de la mort est ce qui, chez Lucas, faisait basculer Anakin Skywalker du côté obscur.
Chez Disney, jusqu’à présent, le seul visage entièrement numérique était lui celui du clone obscur d’un personnage lumineux, et couvert de rides : Jeff Bridges, dans Tron Legacy, affrontait en effet son double numérique, rajeuni mais légèrement raté, légèrement contre-nature. Hors Disney, après le coup d’envoi de L’Étrange histoire de Benjamin Button en 2008, la création prométhéenne d’acteurs synthétiques s’est cantonnée à quelques timides rajeunissements (Michael Douglas dans Ant-Man, par exemple), une œuvre confite de crainte et de déférence religieuse – Fast & Furious 7, confronté au sacrilège d’avoir dû suppléer à la mort de Paul Walker avec des images de synthèse – et une pub hideuse pour Dior signée Jean-Jacques Annaud, où Marilyn Monroe faisait peine à voir.
Assez logiquement, c’est un personnage du côté obscur, joué par Peter Cushing, qui se fait dans Rogue One le porte-parole des acteurs ressuscités et déclare, lors de l’essai de sa nouvelle arme toute-puissante : “We want to make a statement, not a manifesto !” (“Nous voulons juste nous faire connaître, pas publier un manifeste!”). Qui ça, nous ? Les doublures numériques, sans doute, à travers lesquelles Disney affirme pouvoir se passer des acteurs vivants, et formule par là un réel manifeste, esthétique celui-ci, lorsque – coup de théâtre esthétique à défaut d’être narratif – le visage numérique devient celui d’un personnage positif (encore un coup du néo-manichéisme).
Un cinquième épisode d’Indiana Jones a été annoncé pour 2019 : personne ne sait ce qu’y fera Harrison Ford, d’ores et déjà au casting, qui aura attrapé 76 ans. On n’y verra probablement que son avatar numérique. En poussant l’exercice de prospective plus loin, on peut facilement supposer qu’Alden Ehrenreich, casté pour jouer Harrison Ford jeune dans un Star Wars sur la jeunesse de Han Solo prévu pour 2018, se contentera de jouer dans le premier épisode d’une saga qui sera ensuite portée par la doublure numérique qu’aura introduit Indiana Jones 5 en 2019.
Toute la question est de refabriquer des stars à partir des avatars numériques : une fois le public aussi attaché à la doublure de la Princesse Leïa qu’à Carrie Fisher, les réticences éthiques à la Ari Folman tomberont comme des peaux mortes. C’est peut-être comme ça qu’il faut comprendre la mort d’absolument tous les personnages réels de Rogue One, et l’espoir apporté par la Leïa numérique : plus besoin de nous méfier. Le Docteur Frankenstein est dans notre camp.