Au loin, Baltimore – Ta bouche, mon Paradis – Marie Salope – The Empty – Herculanum – Ce qui nous éloigne – Je les aime tous – Les Misérables
1. La profusion de films à Clermont-Ferrand est telle qu’on se sent aussitôt l’envie de remettre en question l’exercice critique. Il y a tant à voir et à décrire, tant de gens ayant consacré des années de leur vie à un cinquième de séance : on se sent ogre, non seulement de minutes, mais d’années.
La boulimie est certes un fondement du festivalisme, mais dans le cas d’un festival comme celui de Clermont, c’est une habitude alimentaire mise à rude épreuve. On se bâfre du temps des réalisateurs, qui eux-mêmes avalèrent celui de leurs acteurs et de leurs techniciens. Cela ne nous place pas pour autant au sommet de la chaîne alimentaire : notre temps de spectateur finira croqué par le lecteur de ces lignes. La critique a ceci en commun avec le court-métrage qu’elle n’a jamais qu’une poignée de minutes à offrir.
L’horizon reste cependant le long, et on ne compte pas les biographies d’auteurs se terminant par “untel prépare son premier long-métrage”. A Clermont, chaque film est encore son propre flocon de neige unique ; ces courts provenant même souvent de scénarios originaux écrits à la sueur du front de leur réalisateur.
Ainsi, au sortir de la Fémis – fortement représentée à Clermont – peu d’élèves de la section réalisation font carrière. Après leur film de fin d’études, les réalisateurs doivent tout reprendre à zéro : les élèves de la section scénario, eux, sortent avec un projet en main qu’il ne leur reste qu’à proposer ; leur carrière ne fait que commencer. En attendant, Lola Quivoron peut se réjouir de voir son film de fin d’études, Au loin, Baltimore, en compétition à Clermont : centré sur deux frères – l’aîné amateur de moto-cross, le cadet inquiet de voir leur père passer le film à dormir en dépit du vacarme – il est ce qu’un film de fin d’études doit être, c’est-à-dire le spectacle de muscles fraîchement développés.
D’où une impressionnante séquence d’ouverture en forme de roulement de tambour, où la caméra tourne autour d’un groupe de motards qui paradent dans les rues d’Epinay sur leur roue arrière, habiles et remarquables. La ciné-parade continue lors d’une scène intimiste blottie au cœur du film, dans laquelle le grand raconte ses tatouages, et ce faisant, montre encore un peu ses muscles.
On a beau vouloir remettre l’exercice critique en question en découvrant les 400 films, il faut bien parler de ceux qu’on aura vus. Première réforme : pas de notes. Ne résulterait d’un carnet rempli qu’un texte précis sur un nombre dérisoire de films. La méthode consistera donc à simplement les regarder – ou à les quitter en chemin, comme Ta bouche mon Paradis, d’Emilie Aussel, dont les dialogues semblent avoir été écrits pour la frime, tout en gros mots et en punchlines sur la vie, l’amour, la jeunesse. Plus un film se complaît dans le mépris de ses personnages entre eux, plus il faut s’en méfier (fonctionne aussi avec Marie Salope, de Jordi Périno).
Premier soir, de mémoire. Apéritif en animation avec The Empty, de Dahee Jeong : co-production franco-coréenne. Natures mortes animées, avec pour motif central la représentation de la poussière. Habitués au ramassement du sens (ne serait-ce que du fait de l’art des idéogrammes), les auteurs asiatiques semblent se sentir plus à l’aise dans le court-métrage que les européens, pour qui l’horizon reste le chef-d’œuvre aux ailes grand déployées, le monument.
Le monumentalement nommé Herculanum (prix de la critique) voit ainsi Arthur Cahn à la réalisation, au montage, au scénario, dans le rôle principal – on n’avait pas vu autant d’emprise depuis Xavier Dolan. Tendance actuelle du cinéma français : le Grindr-movie. Il répond ainsi à Jours de France, de Jérôme Reybaud, vu à Belfort, qui sortira le 15 mars prochain. Les personnages sont les mêmes : de gentils homosexuels en goguette présentant à la fois l’avantage de représenter une vision décomplexée de la sexualité en général, très 2017, et en même temps un désir d’amour courtois à l’ancienne – les coups d’un soir ne servant qu’à augmenter la nostalgie du grand amour.
La scène où la caméra est posée sur l’oreiller dans les champs/contre-champs après l’amour est assez jolie. Convergence évolutive amusante : à l’instar du blockbuster Pompéï, de Paul WS Anderson (le réalisateur des Resident Evil), Herculanum se termine par une coulée de lave qui, en recouvrant les amants, éternise leur amour.
Cœurs de pierre toujours dans Ce qui est nous éloigne, de Wei Hu, récompensé à la Semaine de la critique en 2013 pour La Lampe au beurre de yack, un enchaînement de tableaux à l’opposé du huis-clos proposé ici. Isabelle Huppert y entre en scène comme une légende : remontant du fond du cadre, elle se signale par sa démarche avant de révéler son visage, et joue son propre rôle. Le film n’est pourtant même pas centré sur elle, s’intéressant plutôt à une jeune mère chinoise abandonnée dans son enfance et renouant avec ses parents.
D’où un nouveau scénario volcanique, explosion du passé à la surface des événements ; le clou du spectacle tenant au moment où le cœur de la mère se met à fondre. Ce qui nous éloigne donne l’impression d’en être à son troisième acte alors que cinq minutes ne sont même pas encore passées, ce qui est plutôt bon signe (autre cas de figure avec Je les aime tous, vie imaginaire de l’auteure et prostituée Grisélidis Réal, réalisé à l’ombre de L’Apollonide).
Lauréat du premier prix Canal+ en plein scandale national sur fond de viol policier, Les Misérables raconte une bavure du point de vue des coupables. Il appartient moins à son auteur Ladj Ly qu’au collectif duquel il est issu, Kourtrajmé, spécialisé dans une représentation codifiée de la banlieue – territoire dangereux/excitant où chaque individu est une gueule de cinéma méritant son quart d’heure de gloire. Les misérables sont ainsi les ados qui dealent autant que les trois pauvres types de la BAC qui les coursent. Tous un peu pourris, tous un peu sympas. On sent une volonté de faire moderne par l’intégration d’un drone et du rôle de la vidéo dans le scénario, mais cela ne change rien aux réflexes du genre, qui dénonce un état du monde auquel il porte aussi une certaine affection.
C’est demain que les vrais problèmes se poseront. Il pourrait y être question de quinze films, peut-être vingt. Sur lesquels faire l’impasse ? Au nom de quoi ? N’y aurait-il pas moyen de rester exhaustif, comme pour ce samedi soir ?
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Panthéon Discount – Mars IV – La République des Enchanteurs – Après – Fox Terrier – L’enfance d’un chef – Dirty South – Réponses au brouillard – Cinq nuits – Lokoza – Estate – Asphalte – Children – Totems – Ins Holz – Les Corps Interdits – Baby Love – Oh oh Chéri
2. Reprise des négociations. La possibilité d’un compte-rendu habituel s’est encore éloignée. Comment parler, sans les négliger, des 45 films potentiels qu’à ce rythme je pourrais avoir vus d’ici mon départ ? Comment choisir de laisser de côté ne serait-ce qu’une seule rencontre avec des intentions, des symboles, des névroses et des lubies plus ou moins sublimées dans l’espace ultra-dense des films de moins d’une heure ? Aucun compte-rendu n’aborde 45 films, même sur internet. Même les journalistes en ligne tiennent à être lus jusqu’au bout.
“Tu n’as qu’à sélectionner.”
Certes, mais comment ? Sélectionner les bons films, les mauvais ? Quant à choisir “les plus intéressants”, ce n’est pas plus évident : sur les deux courts de science-fiction vus aujourd’hui, produits par Canal+ dans le cadre du programme “Demain si j’y suis”, il y aurait tout à fait moyen d’écrire quelque chose d’intéressant sur les raisons pour lesquelles ces deux films sont dénués d’intérêt, justement – et complètement dénués de charme (en l’occurrence Mars IV et le lauréat du prix du public, Panthéon Discount).
Pas question, enfin, de passer sous silence les films qui n’auront pas laissé de souvenir marquant. Difficile de retenir à égalité quize films découverts le même jour, indépendamment de leur qualité. Je n’ai rien retenu qui soit digne d’être partagé de La République des Enchanteurs, de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, triptyque semi-documentaire de portraits de la cité. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait rien à voir : le film apparaissait également dans un programme à destination des scolaires et a remporté le premier prix Canal+, ex aequo avec Les Misérables, également situé en banlieue.
Sans notes, impossible aussi de retenir toutes les jolies fulgurances aperçues ici et là, de celles qui durent à peine une seconde et prennent, à l’échelle des courts, autant d’importance qu’un plan-séquence réussi dans un blockbuster de trois heures. A Clermont, il y en avait littéralement dans tous les films.
Évoquons toujours les fulgurances non-jolies du film de Wissam Charaf, Après, pour souligner que son court-métrage, projeté à Clermont six mois après la projection de son long, Tombé du ciel, à Châlons-en-Champagne, lui ressemble autant dans ses qualités (aborder les cicatrices des conflits au Liban sur le ton de la comédie) que dans ses défauts, saugrenus : d’abord un tropisme pour la fille évanouie dont on abuse, ensuite une propension à pousser le volume du moindre bruitage au maximum, ce qui donne aux scènes une coloration sonore aussi originale qu’horripilante, comme si le film entier était conçu en fonction de l’atonalité du vent d’un plan à l’autre.
La question demeure : de quels films ne pas parler ? Cela pourrait être des films “lol”, ceux où le court-métrage correspond au format de la blague, que ce soit sur le thème de l’accident de chasse (Fox Terrier) ou de la vraie vie des stars (L’enfance d’un chef, avec Vincent Lacoste et Félix Moati “dans leurs propres rôles” – mention spéciale du jury SACD) ; chacun d’eux favorisant l’effet comique instantané à la volonté de dire quelque chose sur les thèmes qu’ils effleurent avec une pudeur de petits clowns (la mort, l’amour, la solitude). Bref, j’en ai parlé.
Comme si ce n’était pas assez compliqué comme ça, restent les films réalisés par des gens que je connais. Olivier Strauss (Dirty South, prix SACD de la meilleure première oeuvre de fiction) m’a payé une brosse à dents en 2014 au festival de Brive ; Guillaume Orignac (Cinq nuits) écrit pour Chronic’art ; Isabelle Mayor (Lokoza) co-dirigeait le festival de Brive l’année de la brosse à dents d’Olivier. On a ici l’impression que le milieu du court-métrage est très petit – il ne l’est qu’à travers la lorgnette de ce texte, il n’y a qu’à regarder la liste des professionnels présents à Clermont pour s’en convaincre.
Chose certaine, il y avait dans Cinq nuits un plan qui transcendait la forme habituelle des courts : un travelling circulaire autour de deux acteurs dans un terrain vague, au crépuscule, s’achevant sur l’arrivée d’une locomotive bardée de signaux lumineux – d’une précision étonnante pour le format et les contraintes techniques qui sont généralement les siennes.
Un autre film d’Olivier Strauss était programmé, hors-compétition celui-là : Réponses au brouillard. Hors-compétition, semble-t-il, parce que la longue séquence où le brouillard tombe sur un village, dix minutes à la fin, n’est pas du genre à séduire un public parfois enclin à siffler les sélectionnés. C’était l’occasion en tout cas de découvrir comment un jeune réalisateur ressuscite la campagne profonde de son enfance, et le sentiment d’errance et d’étrangeté omniprésents qui s’y associent naturellement – dans Dirty South, brodant autour de l’émancipation sexuelle de deux jeunes adolescentes, la campagne apparaît presque comme un lieu abstrait à la Magritte.
Quant à Lokoza, coréalisé par Isabelle Mayor avec une auteure sud-africaine, Zee Ntuli, il raconte l’histoire d’amour platonique entre un enfant et une adolescente dans la banlieue de Durban, sur fond de décadence écologique et de destruction des corps. Les acteurs sont étonnants ; c’est probablement l’un des deux ou trois meilleurs films qu’on pouvait voir à Clermont.
Chaque programme s’ouvre sur un film d’animation, et je n’en ai pour l’instant évoqué qu’un seul, The Empty. Hors de question cependant de passer sous silence Estate, de Ronny Trocker, où des migrants viennent s’échouer sur une plage peuplée de touristes en 3D immobiles, images de synthèse délibérément coincées dans cette uncanny valley de la représentation où les visages humains sont réalistes, mais dérangeants. Asphalte, de Lisa Matuszak, est un court-métrage d’animation à la fois mignon et pessimiste, qui annonçait les films à sa suite : à la fois le nihilisme fincherien de Cinq nuits et le mélange d’attendrissement et d’horreur que peut susciter Lokoza.
Animation toujours, à une autre séance, avec Children, de Paul Mas, dont la beauté tient au fait que deux marionnettes jouent une scène qui aurait pu se contenter d’acteurs, puisqu’elle se déroule dans un bureau de psy après qu’un élève a battu à mort une camarade. La rigidité des gestes ressemble à une volonté de souligner le malaise des personnages, comme si le choix de l’animation image par image résultait ici non pas d’une décision esthétique mais, paradoxalement, d’une volonté de réalisme : celle de coller au ressenti des personnages.
Comme Asphalte annonçait Cinq nuits, Totems, de Paul Jadoul, annonçait peut-être Les Corps Interdits, de Jérémie Reichenbach. Prix SACD du meilleur film d’animation francophone, Totems raconte comment un bûcheron*, la jambe coincée sous un arbre abattu, se transforme en animaux au fil de son agonie, et finit par mourir sous la forme d’un poisson asphyxié. La mort humaine et la mort animale constituent le même phénomène, suggère Jadoul, juste avant le court documentaire de Reichenbach dans la jungle de Calais, où des migrants répètent leur désir de ne pas mourir comme des bêtes.
Baby Love, de Nathalie Najem, et Oh Oh Chéri, de Lola Roqueplo, se répondaient aussi, quoique dans deux programmes différents. Chacun idéalise à sa manière la vie parisienne d’une jeunesse désenchantée gavée à la cigarette, à l’alcool, à la coke, au narcissisme et au sentiment du vide. Mais le cinéma français se remplit peu à peu de jeunes réalisatrices qui replacent enfin le curseur sur la vie des femmes perçues par les femmes, avec ce que cela peut produire de séquences inédites, même au sein d’histoires a priori connues par cœur (un personnage tombe amoureux de la mauvaise personne ; une autre erre de conquête en conquête et ne sait pas grandir). Il serait regrettable de ne pas le souligner, d’autant que le cliché du court-métrage autour d’un duo de garçon reste encore assez répandu.
Au-delà de ses traits féminins, Roqueplo possède une énergie comique qu’on serait curieux de retrouver. Quant au film de Najem, il tient tout entier à la séquence inattendue où un garçon rase le pubis de sa copine avant de la lécher ; il y aurait beaucoup de choses à en dire, mais en partant du principe que quinze nouveaux films se seront peut-être présentés d’ici demain, je peux difficilement me permettre de m’étendre maintenant sur la cinégénie du cunnilingus (Just a Kiss, Ken Park, Black Swan, Victoria…).
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Le Sens des choses – Pain in Silence – Norte – Estilhaços – Helga Är i Lund – Working with Animals – Rakastan Annaa – Bobbyanna – And so we put goldfish in the pool – Sociopaths – Lies
3. Non pas quinze, mais quatorze nouveaux films rejoindront enfin ce compte-rendu exhaustif au terme de ma troisième et dernière journée. Encore une fois, quatorze, cela n’a pas l’air si terrible, mais chaque court-métrage est une énigme, un objet apparaissant comme le condensé de toutes les meilleures idées ayant survécu à des mois d’écrémage, de réécritures et de coupes. Quatorze ristretti.
Les pires court-métrages sont d’ailleurs ceux qui se conçoivent comme une devinette avec réponse à la fin (hier intitulé Mars IV ou Panthéon Discount, il s’appelait aujourd’hui Le Sens des Choses), il est naturel que les réalisateurs s’échinent à tendre vers le pôle des meilleurs, et misent sur une vitesse et une quantité d’implicites qui confinent un coup sur deux à l’abscons.
A raison de plus de 10 films par jour avec leur qualités, leur défauts et leurs trouvailles stylistiques, il y en aura toujours trop. Souhaitant parler des conflits politiques traités dans les courts-métrages de la sélection internationale – unique en France et souvent survolée par les critiques, qui ratent par là l’occasion de découvrir des courts-métrages du monde entier – j’aurais pu évoquer la fable enneigée de Pain in Silence (Chine), l’unique plan-séquence de Norte (Espagne) ou encore le film d’animation Estilhaços (Portugal – prix du meilleur documentaire), tous trois assez ambitieux ; mais ce serait aller trop vite en besogne.
L’un des films les plus sibyllins de la sélection internationale est grec et porte un titre suédois, Helga är i Lund. Difficile de saisir, à la première vision, pourquoi le psy de cette longue séance, qui a plus de problèmes que sa patiente, se met à parler suédois quand il s’énerve au téléphone, ni pourquoi le chat – Helga – y occupe une place si importante. Même chose avec Pain in Silence d’ailleurs, où un chat ayant tué un oiseau amène un garçon à questionner son rapport à la mort.
Pain in Silence était projeté juste avant Helga är i Lund. C’est l’autre manière d’aborder un festival de courts-métrages : travailler sur les échos créés par les programmation, qui sont autant de longs-métrages en cinq temps montés par les sélectionneurs. Il faudrait y consacrer un texte entier, mais peut-on se le permettre ? Que penseraient les cinéastes ?
Contentons-nous de relever que dans cette programmation à chats se glissait également un court norvégien tourné aux Galapagos, Working with Animals, dans lequel un réalisateur se moque de l’apathie des bêtes devant son objectif – sorte de film de vacances surproduit faisant office de respiration entre deux oeuvres plus ambitieuses.
Juste après, venait ainsi Rakastan Annaa, histoire de séduction entre deux très jeunes adolescents. Cela se termine sur une scène où le garçon touche les seins de son amie, avec un gros plan sur un téton bourgeonnant en guise de clou du spectacle. Or la clé de ce plan est à chercher du côté des animaux qui apparaissent au début du film : l’adolescente travaille dans une laiterie, et invite le garçon à toucher le pis des vaches séquestrées. Une interview du réalisateur n’aurait pas été de trop, quoique la question du parallèle entre le téton des vaches et celui de la très jeune adolescente n’aurait pas manqué de mettre tout le monde mal à l’aise.
Échangeant après une séance avec Baptiste Boulba-Ghigna, scénariste de Gorge Cœur Ventre, de Maud Alpi (qui est au jury), j’apprends que la concentration de courts-métrages au sein des festivals est l’une des raisons pouvant pousser des auteurs à se tourner vers le long. De la même manière qu’on finit par arriver à un moment de sa vie où l’on se lasse des colocs, on finit par ne plus avoir envie de partager les séances et de voir son film contaminé par celui des autres dans l’esprit du spectateur.
Qu’un film se détache résolument de ses colocs est sans doute un signe de succès ; ainsi de Bobbyanna, de Jackson Kroopf : soutenu par Frameline, le festival LGBT de San Francisco, il s’attache à un couple de jeunes femmes dont l’une, métisse, vit seule de sa musique à l’intérieur d’un mini-van. Plutôt butch, elle souffre ainsi de l’exclusion d’une manière qu’ignore sa nouvelle compagne (plutôt fem). Cela pourrait être le neuvième épisode de la série Netflix Easy, petit édifice mumblecore en huit fois 20 minutes autour de la jeunesse interlope de Chicago, dans laquelle les personnages sont tous plus ouverts les uns que les autres.
Je formulais plus haut l’hypothèse que le cinéma asiatique pouvait être plus à l’aise avec la forme courte ; a fortiori au Japon, où les plus grands poètes sont aussi les plus concis. J’ai ainsi vu plusieurs courts-métrages japonais. D’abord And so we put goldfish in the pool, de Makoto Nagahisa, Bling Ring nipponisant dans une ville perdue, Sayama, autour de quatre spring breakeuses dûment désabusées finissant par remplir une piscine de poissons rouges – l’idée du film étant de ne pas montrer l’image de la piscine grouillante que l’on espérait voir, et de dire : le cinéma, c’est comme la vie, c’est frustrant, tant pis pour vous. Mention spéciale du jury.
Le second court s’appelle Sociopaths, d’un certain A.T. Contrairement aux films Canal+ où des effets spéciaux un peu chers s’accordaient mal avec le niveau plutôt cheap de la direction d’acteurs, ici le visage et les mains numériques de l’androïde en costume ignoré par les passants s’intègrent parfaitement au jeu de la fillette qui le prend en considération. La fin du film est très cynique, pourtant la salle s’esclaffe.
J’avais déjà été surpris par l’humour de la salle devant le court-métrage consacré à l’accident de chasse, comme si le format court impliquait la légèreté, et que le public s’y était habitué. Assez logiquement, Clermont proposait cette année un programme concocté par Jean-Bernard Emery, attaché de presse “historique” du festival, consacré à l’humour noir au fil des sélections ; manière d’inviter le public à réfléchir sur sa propension à prendre spontanément à la légère les événements violents lorsqu’ils sont présentés dans des courts-métrages.
Je regrette beaucoup d’avoir dû renoncer à une séance, qui affichait complet – Clermont est un festival très fréquenté. Mais je ne vais pas commencer à parler de ce que je n’ai pas vu : ni de toute la section parallèle Labo ; ni du focus sur les courts-métrages colombiens dans le cadre de l’année de la Colombie en France (que l’on retrouvera à l’honneur du festival Cinélatino de Toulouse, en mars prochain) ; ni de Koropa, film très graphique centré sur le visage noir sur fond noir d’un jeune garçon apprenant à conduire une barque de passeurs, programmé ici et déjà vu à Belfort. Récompensé là-bas, il l’est aussi à Clermont, lauréat du prix Egalité et Diversité remis par le jury. Impossible de parler non plus du grand prix national, grand gagnant de ce festival : Le Film de l’été, d’Emmanuel Marre (pas vu non plus).
L’hypothèse du haïku s’est en tout cas confirmée devant Lies, de Naomi Kawase, brièvement diffusé sur Mubi l’an passé et programmé ici dans le cadre d’une séance consacrée à l’équivalent du Clermont japonais, le Short Short Film Festival & Asia de Tokyo. Une journaliste de Singapour rencontre un designer japonais et mène une interview avec un professionnalisme un peu raide ; entre la journaliste et le designer, qui savent ce qu’ils font, une jeune interprète bouillonnante d’émotions est chargée de lier questions et réponses, via l’anglais.
C’est d’abord la forme qui séduit : plus qu’un film en huis clos, c’est un film en gros plans où les changements de focales, de l’oreille aux yeux au bout du nez, en disent plus long qu’ils en ont l’air ; où les subtils décadrages créent une impression de flottement dans le contexte hyper cadré de l’interview. Peu à peu, l’interprète se fait interprète au second sens du terme. Elle joue les réponses du designer, les incarne, y ajoute une émotion qu’il n’avait pas mise lui même. Petit à petit, elle se met à murmurer, prend le devant de la scène : c’est la maîtresse de l’artiste, et en traduisant ses réponses sur la famille, le chagrin la prend.
Le film était projeté sans sous-titres : le fait de ne pas comprendre le japonais, et de devoir attendre la traduction en anglais de l’interprête, enrichissait la perception du film en suscitant un suspense quant à la teneur des propos cruels du designer, qui quitte sa maîtresse à mots couvert au fil de l’interview.
Merveille de concision et d’implicites magistralement dosés, le film vaut aussi pour l’histoire de son tournage : le Short Short Film Festival & Asia fut en effet fondé en 1999 par un acteur, Tetsuyo Bessho. Lorsqu’il demande, il y a quelques années, à Naomi Kawase de faire partie du jury, celle-ci décline, trop occupée. Mais pour se faire pardonner, elle lui confie le rôle du designer de Lies. Et voilà le sélectionneur sélectionné. Quant au critique atteignant le point final, il n’a plus qu’à être critiqué à son tour.
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*Je me suis promis d’évoquer au moins une fois chacun des trente-sept films que j’aurai vus : sans cette note en bas de page, il manquerait Ins Holz, de Corina Schwingruber Ilic et Thomas Horat, dont les personnages centraux sont également armés de tronçonneuses. La scène est dans une forêt blanche, non loin d’un fleuve où dérivent les rondins enneigés dessinant, une fois regroupés, un squelette flottant. Très esthétisant – on se délecte du désastre des arbres, dans la peau de Nérons voraces – et, parce qu’il est esthétisant, complètement déprimant. Comment ne rien voir de laid dans l’éradication des forêts ?