Il y a à peu près un an et demi, je m’interrogeais sur la légère déception éprouvée au sortir de Vers l’autre rive. Le précédent film de Kurosawa, dans un premier temps, ne m’avait pas semblé à la hauteur des attentes suscitées par le nom du réalisateur ou le genre auquel on l’affiliait – le mélodrame. Mais Vers l’autre rive constitue peut-être le précédent qui aide à apprécier la suite : il m’apparaît aujourd’hui comme une réussite évidente, et m’aura appris à me méfier de mes premières impressions. Le secret de la chambre noire lui non plus ne satisfait pas vraiment aux canons du genre auquel il pourrait appartenir, le film d’horreur ou fantastique, et ne se confond pas totalement avec l’idée rapide que l’on peut se faire de Kurosawa, mais il ne déçoit pas. S’il s’inscrit bien dans le « système » (à la fois formel et thématique) du réalisateur, il le fait en confirmant un certain tournant, ou du moins une tendance (relativement) optimiste.
Comme on le sait, Le secret de la chambre noire est tourné en France et constitue la seconde sortie du Japon pour Kurosawa, après l’inédit Seventh code, réalisé en Russie. Il s’ouvre sur le personnage de Jean, un jeune parisien engagé comme assistant par Stéphane, photographe pour le moins atypique. Ce dernier utilise une technique ancienne, le daguerréotype, à la fois convaincu, en artiste puriste, qu’il s’agit là de la « vraie » photo, et, sur un plan personnel, qu’elle permet de saisir l’être même du modèle. Dans le manoir familial qui lui sert aussi d’atelier, c’est, après sa femme défunte, Denise, au tour de sa fille, Marie, de se prêter à de longues et pénibles séances de pose. Mais cette situation est bouleversée lorsqu’un promoteur immobilier propose de racheter le manoir pour une somme alléchante. Le père, obsessionnellement lié à son art, refuse catégoriquement cette offre, tandis que Marie et Jean, aspirant au changement, souhaiteraient la lui faire accepter.
Le premier élément capital dans cette histoire est le daguerréotype. La présence d’un procédé qui avait excité en son temps bon nombre de croyances et de fantasmes n’étonne pas chez un réalisateur qui conçoit le cinéma comme un art oscillatoire, entre l’illusion et la réalité. Le daguerréotype s’inscrit dans l’œuvre de Kurosawa dans toute une série de dispositifs permettant un passage entre deux mondes, ici celui des vivants et des morts. De ce point de vue, il n’y a pas de différence fondamentale entre une ancienne technique photographique, la technologie informatique de Kaïro, ou la machine futuriste qui permet dans Real la mise en contact des amants en créant un espace virtuel.
Le second élément d’importance est la relation amoureuse qui se noue entre Marie et Jean. On remarque à ce sujet que Le secret de la chambre noire et Real ont en commun un autre trait d’écriture, beaucoup plus ponctuel. Les personnages de Real, Koichi et Atsumi, répétaient, une fois au début, une fois à la fin, qu’ils seraient toujours ensemble. Cette fois, c’est Marie et Jean qui répètent une même phrase, une fois vers le milieu du film, et une fois à la toute fin : « l’important pour moi c’est d’être avec toi ». Comme nous l’écrivions à la sortie de Real, les histoires de Kurosawa contiennent souvent l’hypothèse d’un couple, hypothèse la plupart du temps formée pour être barrée. Un rééquilibrage semble cependant s’opérer à travers les dernières œuvres et, la cruauté n’étant plus certaine de l’emporter sur la douceur, un couple a davantage de chance de tenir la longueur. Les étiquettes de genre apparaissaient dès le début comme des leurres ou des pistes insuffisantes face aux films de Kurosawa, et ceux-ci affirment un caractère de plus en plus mélangé (ce qui leur donne parfois un air de précarité).
Les deux grandes veines de Kurosawa, ou ce que l’on pourrait considérer comme tel, se retrouvent dans Le secret de la chambre noire, chacune correspondant schématiquement à un « couple ». Une veine horrifique se concentre dans le rapport de Stéphane et de Denise, fantôme qui hante le manoir et dont les apparitions sont filmées avec le brio qu’on lui connaît. Mais l’autre veine passe dans la relation de Jean et de Marie. Le modèle de Kurosawa est d’ailleurs dans ce cas moins à trouver dans les récits de fantômes où un trépassé revient pour assouvir son désir de vengeance que du côté d’une histoire populaire japonaise, le Yotsuya Kaïdan, dans laquelle un personnage meurt seulement en cours de route, et, à son retour, entre dans des rapports complexes et variés avec les vivants. Le fantôme n’est alors pas considéré comme une entité effrayante : c’est cette conception qui imprégnait déjà Vers l’autre rive – dont on avait beaucoup dit, à sa sortie, qu’il tranchait avec les films précédents en donnant à voir un revenant gentil et aimant – et que l’on retrouve avec le personnage de Marie. Kurosawa pense le fantôme, selon ses termes, comme « un être humain qui est mort » [11] [11] Voir, sur le site du Café des images, cette rencontre avec Kiyoshi Kurosawa . Mais cette idée est porteuse d’une ambiguïté profonde, et la formulation laisse entrevoir une dimension métaphorique.
Celle-ci est mise en jeu autour de l’obsession de Stéphane pour les daguerréotypes. Le photographe croit saisir l’essence des êtres et se persuade dans son délire qu’il fait cadeau à sa femme et à sa fille d’une vie éternelle. La femme âgée qui vient louer ses services ne croit sans doute pas autre chose : quand elle sera morte, son image restera. Mais l’attitude de Stéphane est à ce moment particulièrement anxieuse, comme s’il craignait de voir la cliente décéder au moment de déclencher l’appareil. C’est qu’un mécanisme capable de capter l’essence pourrait en effet bien être capable, un pas plus loin, de faire rendre l’âme, et qu’il y a dans le dispositif technique de reproduction du réel une opération fantasmatique de conversion du vivant en mort et du mort en vivant. Stéphane espère apporter l’éternité et croit accomplir un geste d’amour, mais ses modèles sont des morts en puissance, des « êtres humains qui sont morts ». Denise n’a pas été tuée par son mari mais s’est suicidée, comme nous l’apprend Marie – c’est pourtant affaire de nuances, le suicide n’étant dans ces conditions que l’acte venant redoubler d’une mort clinique une première mort subie face à l’objectif.
Le film contient une question apparente : Marie connaîtra-t-elle le même sort que sa mère, ou, aidée par Jean, une vie plus heureuse ? Une telle question ne rend cependant pas compte d’une situation où la mort est moins une perspective menaçante et un moment isolé qu’une réalité présente et diffuse, infiltrée dans le lieu comme le mercure servant aux photographies dans la terre du jardin. Cadre de l’obsession de Stéphane, le manoir inflige à ses occupants une mort métaphorique : c’est la donnée de base à la lumière de laquelle considérer l’ensemble du film et le faux suspense qu’il met en place. Sous un certain angle, Le secret de la chambre noire est un film chargé qui, par une série d’événements qui surviennent et surprennent, se découpe en étapes et met en œuvre une progression classique – aussi la déflation dramatique qui caractérisait Vers l’autre rive y est moins sensible. Pourtant sous un autre angle, le film, à partir d’une situation de départ avec ses germes de fatalité, déploie avec plus d’originalité et de subtilité un unique mouvement souterrain.
Ce mouvement concerne surtout Marie et Jean, et il faut pour mieux le voir préciser la manière dont le récit les caractérise et les mobilise. Marie est une jeune femme frêle dont tout l’intérêt, lorsqu’elle ne subit pas les séances de pose qui l’obligent à rester fixes pendant des heures, maintenue dans un exosquelette, va aux plantes qui poussent dans la serre du manoir. On l’imagine assez mal dans le monde extérieur, tant elle semble elle-même avoir été élevée sous verre. Jean est quant à lui un jeune homme sans grands moyens, qui peine autant à trouver un emploi qu’à décider quoi faire de son existence. Cependant, Marie reçoit au début du film une proposition d’emploi de la part d’un muséum à Toulouse, et Jean, de son côté, comptera échapper à la galère en convaincant Stéphane de vendre sa propriété. Il pourrait en effet dans cette éventualité toucher une commission sur la transaction, ce qui lui permettrait de vivre à Toulouse avec Marie. En résumé, le film met d’abord les personnages dans une situation bloquée, puis ménage une ouverture, une chance de vie meilleure. Mais il faut souligner qu’une perspective pratique, autour du travail et de l’argent, côtoie une perspective romantique : les deux jeunes gens désirent s’échapper, mais ils espèrent le faire ensemble.
Au premier abord, le film fait preuve d’une certaine cruauté, puisqu’il n’ouvre les perspectives que pour confirmer le blocage. Les rêves des personnages se fracassent contre Stéphane qui désire maintenir sa fille auprès de lui et refuse obstinément de vendre. L’intrigue immobilière sert ici de véhicule à la part classique du récit, et est ce à travers quoi la fatalité rattrape les personnages, sans exception. Les cuves de mercure entreposées dans le jardin et menaçant depuis le début les plantes de la serre finissent d’ailleurs par être renversées : le plan cadrant la tâche laissée au sol par le liquide toxique entérine bien l’accomplissement d’une œuvre de mort.
Mais la fin de non-recevoir opposée par le récit aux aspirations concrètes des personnages indique que l’intérêt profond du film va à la perspective romantique, si bien que la douceur persiste. Il y a ainsi dans Le secret de la chambre noire comme un jeu de forces entre, d’une part, l’accomplissement d’une fatalité, et, de l’autre, l’attachement inconditionnel de Marie et Jean. Leur relation échappe d’ailleurs à toute dimension sentimentale ou psychologique, et il s’agit bien davantage d’une sorte de complémentarité entre deux êtres souffrant d’un même manque de perspective, ou d’un rapprochement nécessaire et vital. La manière dont se produit ce rapprochement est sur ce point assez significative. D’abord Marie se recommande à Jean afin qu’il évite de renverser des gouttes de mercure sur le sol : une accord est ainsi scellé, qui a pour but de préserver la vie. C’est ensuite la très belle scène où Marie, toute à la joie d’avoir reçu sa proposition d’emploi, en fait part à Jean et, profitant que ses mains soient chargées de bidons, l’embrasse avant de s’en aller sans qu’il puisse la suivre ou dire un mot. Loin de tout jeu de séduction, des demandes d’explications, les personnages se retrouvent ainsi liés par l’évidence d’un acte.
La beauté vient sans doute du sentiment que l’ensemble des événements est comme aspiré dans cette première embrassade : rien n’est assez fort ou terrible pour défaire ce lien. D’un côté, le déroulé fatal, l’œuvre de mort, de l’autre la répétition d’un amour (« l’important pour moi c’est d’être avec toi »). Le film s’avère ainsi étrangement fêlé, irréductible à l’horreur ou à l’amour ; mais le fait que la fatalité puisse s’accomplir sans que l’amour ne périsse relève pleinement de la poétique de Kurosawa. Celui-ci, disait-on, s’est inspiré d’une histoire où la mort survient en cours de route. Il fait ici passer Marie de vie à trépas vers le milieu du film, mais la spécificité de ses données de base lui permet de jouer des passages et de produire un renversement : si le fantôme est « un être humain qui est mort », alors, dans une situation où les vivants ont déjà quelque chose du mort, un fantôme peut être un mort qui est humain et qui a en lui quelque chose du vivant.
Plutôt que de savoir si la fille connaîtra une vie plus heureuse que la mère, la véritable question est de savoir si elle connaîtra une mort plus heureuse. Si les passages entre mondes ont toujours été monnaie courante chez Kurosawa, les modalités de passage ou les figures de revenant elles-mêmes deviennent de plus en plus variables et riches, et Marie se distingue sur ce point de Denise. Celle-ci a mis fin à ses jours et revient pour se venger de celui qui l’a menée sur la voie du désespoir. Kurosawa maintient volontairement le flou sur la mort de Marie, qui se produit hors-champ : il pourrait s’agir d’un accident, d’un meurtre comme d’un suicide. Cette dernière option est la plus intéressante, qui rapproche les fantômes pour mieux faire valoir leur différence : si la fille met, comme sa mère, fin à ses jours, elle revient pour rester aux côtés de Jean, animée par l’amour et non par la vengeance.
On en déduira que Marie ne serait pas différente de Denise si Jean n’était pas lui-même différent de Stéphane : c’est la nature de leur relation qui fait de Marie un « bon » fantôme, qui fait en réalité de la mort, dans son cas, un recours vital, un moyen de renaissance. Marie – il suffit ici de suivre le scénario – sera morte pour son père, et vivante pour Jean. Mais la renaissance, comme cela était déjà le cas dans Vers l’autre rive, concerne les deux membres du couple[22] [22] Les cas sont cependant différents, puisque la renaissance de Mizuki passait, dans Vers l’autre rive, par l’accomplissement d’un deuil. Il lui fallait apprendre à se détacher de Yusuke. Ici la renaissance passe au contraire par l’attachement continu de Jean à Marie. Nous avions déjà commencé dans notre critique de Vers l’autre rive à identifier différentes manières, positives ou négatives, dont se nouent les rapports des morts et des vivants. . Dans la seconde moitié du film, c’est en effet au tour de Jean d’éprouver les effets nocifs du manoir. Rongé par sa propre avidité et la résistance de Stéphane, son rêve d’argent le vide peu à peu. L’issue n’est pas dans les ambitions concrètes, mais survient lorsque les personnages partent ensemble pour la campagne : Jean se ranime à proximité de Marie. La limite optimiste du cinéma de Kurosawa est ainsi tracée : l’amour est possible dans la mort, lorsque l’amour lui-même déjoue la mort en en faisant une libération, un moyen par lequel sauvegarder le lien de ceux qui n’ont pas d’échappatoire concrète – une contre-fatalité.
Mais s’aimer, dans ces conditions, revient à être à la fois côte à côte et de chaque côté de la frontière séparant le monde des vivants et celui des morts. Pour Marie et Jean, il s’agit alors moins d’apprendre à aimer l’autre que d’apprivoiser une étrangeté [33] [33] Je notais à la sortie de Real que les événements et les passages entre mondes entraînaient chez les personnages un mouvement d’adaptation ou un changement d’économie de croyance. Plusieurs plans, dans la seconde moitié de Le secret de la chambre noire, se focalisent sur le visage de Jean, agité et perdu, portant l’attention sur ce mouvement intérieur. . Lors d’une séquence dans l’appartement de Jean, le couple s’interroge sur le sentiment d’irréalité qu’ils éprouvent parfois à être ensemble, et regarde alors à travers une fenêtre ouverte, donnant sur la rue. Marie, cependant, n’a pas davantage de sentiment de réalité face à l’extérieur. Kurosawa maintient d’ailleurs la vue hors-champ, laissant seulement entrer la lumière, pour mieux éclairer les visages et l’intérieur. Le couple, qui désire partir, tend à être coupé du monde, et le film distille lui-même, notamment à travers le jeu des acteurs, un sentiment d’irréalité. Ce sont peut-être là des défauts. Ou peut-être est-ce qu’un film qui fait tenir ses personnages au point où l’amour et la mort se conjoignent se doit d’être lui-même un espace où cohabitent la réalité et le rêve, l’impossible et le possible. Ni simplement un film d’horreur ou un film d’amour, mais un film de passages, où l’amour, cette fois, l’emporte.