Stronger, de David Gordon Green (sortie le 7 février). Peu après avoir émergé du coma, Jeff est rejoint par sa petite amie. Avec précaution, elle s’assoit sur le lit tandis que les infirmières extraient de la gorge du jeune homme un tube qui semble interminable. Un masque à oxygène l’aidant désormais à respirer, Jeff marmonne quelques mots. « T’es assise sur mes jambes », finit-on par comprendre. Erin se redresse, inquiète, puis sourit. Lesdites jambes ont disparu, arrachées par l’explosion d’une cocotte-minute remplie de pièces métalliques. Inspiré par les évènements survenus lors du marathon de Boston en avril 2013, Stronger se révèle un film étonnant. Au regard de sa bande-annonce, tonitruante, au regard de son titre même, qui paraît condenser une formule de Nietzsche devenue slogan publicitaire (« Ce qui ne me tue pas… »), mais surtout parce que s’y déploie davantage qu’un art du contre-pied. Il ne s’agit ni de traiter par l’humour ce qui devrait relever du drame, ni de chercher l’exceptionnel. David Gordon Green filme au contraire des êtres quelconques dont les réactions s’offrent comme autant d’évidences nouvelles. A rebours de nos représentations les mieux ancrées, nous découvrons que les choses peuvent bien se passer ainsi – à commencer par la façon dont Jeff prend conscience de ce qui reste de son corps. Si, dans un second mouvement, le film semble surtout guidé par un souci de réconciliation, que ce soit au sein du couple, de la famille ou de la communauté, il ne s’achève cependant pas dans l’unanimisme béat. Quelque chose de plus subtil se fait jour – Jeff accepte d’entendre la douleur des autres, d’en être en quelque sorte traversé. Lui qui se repliait sur sa peine, refusant dès lors d’apparaître comme un héros, comprend qu’il n’est pas simplement question d’être exemplaire. Plus qu’un emblème de la ville, il devient une partie de sa chair – chair meurtrie, mais aussi en ce sens ouverte et vivante. Le surcroît de force évoquée par le titre ne se découvre ainsi qu’à la condition de composer avec la précarité et l’incertitude.
R.N.
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Phantom thread, de Paul Thomas Anderson (sortie le 14 février). Phantom thread est construit suivant une structure enchâssée de flashbacks, la relation de Reynolds (Daniel Day Lewis) et d’Alma (Vicky Krieps) nous parvenant à travers les mots de cette dernière. Le choix de donner la charge du récit à la petite serveuse « ramassée » par un grand couturier recoupe l’un des premiers intérêts du film : Alma ne saurait être que la muse d’un créateur génial. Et si les premières séquences montrent excellemment son insertion dans un rituel oppressant, elles montrent aussi bien la résistance opiniâtre que la jeune femme lui oppose, les perturbations qu’elle amène n’étant pas sans portée comique. L’histoire, dès lors, pourrait être celle d’une déchirure, mais ce sera finalement celle de l’instauration d’un nouveau rituel qui assure une place à part à la nouvelle venue. Alma ne prend toutefois pas le contrôle, et il faut mettre au compte du film de parvenir à montrer comme une alliance une relation souvent tendue et orageuse. Oppressant pour Alma, le quotidien l’est d’ailleurs aussi pour Reynolds : tout en étant à son service, sa sœur Cyril exerce sur lui un pouvoir considérable, dans l’ombre d’une mère défunte et idolâtrée. La force du couturier, revendiquée au départ, cache en réalité une faiblesse et, alors qu’Alma est extirpée de son milieu par Reynolds, elle lui permet en retour d’échapper à son destin de vieux garçon incurable se coupant les poils du nez tous les matins. Alors que le récit avance, Phantom thread devient ainsi l’histoire d’une guérison paradoxale passant par un attachement mortifère : Reynolds ne retrouve sa force et ne connaît sa renaissance affective qu’une fois malade, dans un état de faiblesse qui le fait redevenir tendre « comme un bébé ».
De sa mère à Alma, une dépendance se serait-elle substituée à une autre ? Le changement semble plus profond. Dans un moment de perturbation et de clairvoyance, le couturier remarque qu’une mort silencieuse, sous les façons policées qui emplissent sa demeure, le guette. Or, décidément loin de tout contrôle, le film conduit au remplacement du non-dit et de la dissimulation par la lucidité et la transparence : l’instauration d’un nouveau rituel entre Reynolds et Alma n’est possible qu’à partir du moment où chacun connaît parfaitement l’autre, sait ce qui se trame et y consent par amour. Le suspens est alors installé par la mise en scène, le long regard échangé par les personnages ne faisant que souligner le basculement qui se produit. Et c’est tout le récit d’Alma qui, portant cette nouvelle transparence, peut ainsi se conclure par cette affirmation : « la vie n’est pas un grand mystère quand on est amoureuse de lui ». Voilà le spectateur, qui aurait des raisons de considérer opaque toute cette affaire, bien désarçonné. Mais si l’on sait tout sans rien comprendre, c’est que l’amour, ce mystère, convertit l’opacité en transparence. Difficile de décider si le film est une réflexion pénétrante sur ce qui fait couple, ou s’il ne livre qu’une étude maîtrisée mais vaine d’un cas trop particulier. Reste que, dans ce suspens, l’on prend un plaisir certain à suivre, entre vie et mort, transparence et opacité, le fil fantôme qui relie les personnages et les séquences du film de Paul Thomas Anderson – Phantom thread est son « whatever works » à lui.
R.L.