Nous avons rencontré pour la première fois Lav Diaz à Tokyo en octobre 2013, puis un mois plus tard à Manille pour un premier entretien. Rencontre rocambolesque, prévue un matin de novembre 2013, et qui eut lieu…tard le soir. Simplement, il nous avait fallu la journée entière pour traverser la ville balayée par le typhon Yolanda ! Deux ans plus tard, fin 2015, sortaient presque conjointement en France Death in the land of encantos (2007) et Norte (2013). Et le Jeu de Paume consacrait une magnifique rétrospective (orchestrée par Antoine Thirion) au cinéaste philippin. À l’exception de quelques cinéphiles français qui avaient découvert Evolution of a Filipino Family au Cinéma du Réel en 2007, la plupart découvrait alors cette œuvre immense. Ce fut l’occasion du présent entretien. [11] [11] Voir également nos deux entretiens avec Lav Diaz publiés en anglais, “Philippines year zero” et “No forgiveness without justice”.
Débordements: Death in the land of encantos a été tourné en partie juste après le passage du typhon Durian en 2006.
Lav Diaz : Oui. J’ai voulu aller sur place juste après le typhon et filmer. J’y suis allé cinq jours après la catastrophe. Mais une semaine après, je suis rentré à Manille. J’ai regardé mes rushs : mon dieu, ce que ma caméra avait capturé… J’ai pensé à donner mes rushs à CNN ou une autre chaîne télévisée. J’avais suivi des personnes nues dans les décombres, en train de chercher leurs proches. Donc il m’a semblé impossible d’exploiter ces images du désastre. Je me serais senti coupable, intrusif par rapport à la souffrance des gens. J’ai réalisé que je devais plutôt écrire une histoire à partir de cela. J’ai écrit Death in the land of encantos, et j’ai inscrit de la fiction dans ce matériau.
D. : La fiction que vous avez écrite est plus large. Elle inclut une réflexion sur la position de l’artiste qui recueille les témoignages, qui voit, témoigne et s’en sent coupable. La stratégie temporelle est également cruciale : vous revenez à Bicol dans un endroit que d’évidence vous connaissez bien. Et la tempête revient aussi. Éternel retour des catastrophes naturelles…
L.D. : Les tempêtes reviennent tout le temps. La dévastation revient. C’est comme un cycle infernal. Nous avons une histoire faite de destructions et de régénération, de morts et de renaissances. Chez nous vous voyez des gens mourir, en train d’être ensevelis sous les eaux, et qui sourient. Ça fait partie de nos vies. La dévastation fait partie de notre psyché. Les longues années de colonisation puis de dictature nous ont comme déformés.
D. : Certains plans étonnent, pourtant. Je pense au milieu de Norte et au début de Death in the land of encantos, aux plans qui semblent filmés depuis les ailes d’un oiseau. Ils expriment une présence fantomatique planant sur les paysages de dévastation.
L.D. : Oui, il y a une spiritualité dans la souffrance, le tourment. La psyché malaise est tellement tourmentée. L’enjeu de l’émancipation est toujours présent. Nous sommes animistes ; nous croyons au dieu de la forêt, des arbres, de la mer. Nous sommes dépendants à l’égard de la nature, nous demandons pitié sans arrêt. Le trauma est constant chez nous.
D. : Vous avez grandi à Mindanao ?
L.D. : J’ai grandi dans la forêt de Mindanao. Quand j’étais petit, de grands camions sont venus. Nous n’avions pas réalisé qu’ils étaient là pour déforester. Enfants, nous jouions dans ces gros camions tous les jours, sans réaliser que c’étaient des monstres. Un jour nous avons constaté que la forêt avait disparu. Nous n’avions pas compris. Nous avons les orchidées les plus précieuses du pays, sur Mindanao. Les hommes nous donnaient de l’argent pour leur apporter des orchidées. Mes parents ont été volontaires pour partir à Mindanao, devenir professeurs, construire une école. Ils avaient une bibliothèque dans laquelle Dostoïevski tenait une place centrale. Comme Tolstoï et Tchekhov. Mon père était socialiste. Il voulait vivre avec les tribus locales et les éduquer. C’était un intellectuel formidable ; engagé, passionné. Il faisait venir Newsweek et Time magazine au fin fond de la foret toutes les semaines. Il est décédé en 2004. L’éducation des gens était sa passion. En tant qu’enfants on se plaignait beaucoup. C’était plein de moustiques, de serpents, sans électricité. On voulait vivre à Manille comme le reste de notre famille. Quand j’ai grandi j’ai compris que mes parents étaient des saints.
D. : Vous liez l’émancipation de votre peuple à la nature ; les catastrophes naturelles à la politique.
L.D. : Oui, c’était si facile pour nous d’adhérer au communisme, à la dictature… En Malaisie, en Indonésie, aux Philippines, nous cherchions l’émancipation. En oubliant la lutte, la domination, l’écrasement. Dans Death in the land of encantos, il y a un échange sur le prix de l’ « artiste national ». Marcos a crée ce prix. Les artistes se battent pour l’obtenir, car cela gonfle les egos et représente beaucoup d’argent. Mais nous devons faire les choses pour notre peuple, pas pour notre ego !
D. : Vous portez une attention frontale aux larmes, à la désolation, à l’expression du chagrin, du deuil. Comme chez Tsai Ming-liang. C’est très rare au cinéma.
L.D. : Bien sûr. Nous sommes des Malais. Nous n’avons pas peur de montrer les corps souffrants, à la différence des occidentaux. Notre seuil de douleur est plus élevé, après des années de colonisation et de dictature. Et puis, aller loin dans la prise en compte de la vulnérabilité humaine cela permet d’aller loin également dans l’expression de la spiritualité. Mes films sont très spirituels, mais aussi très physiques. C’est une constante de mon cinéma qui me surprend même parfois. J’ai beaucoup étudié notre histoire, celle des luttes de mon peuple. Une partie de mon travail vise à éclairer la psyché philippine. C’est pourquoi je persiste à revenir à la souffrance. L’enjeu est d’être conscient de notre histoire, de regarder en face le présent, et chercher des explications en tant que cinéaste. J’ai su très vite que je ne pourrais pas faire un cinéma de type hollywoodien. J’ai toujours cherché une autre manière de représenter les luttes de mon peuple. Faire du cinéma impliquait de questionner ces formes pour moi. Après avoir réalisé quatre films pour les studios, je n’en pouvais plus. Le premier que j’ai tourné vraiment en mon nom c’est Evolution of a Filippino Family. J’ai commencé à le tourner en 1994 aux États-Unis et j’ai fini en 2005.
D. : J’ai lu dans l’entretien que vous avez donné à votre ami critique Alexis Tioseco que votre première réalisation était un documentaire sur les enfants des rues de Manille.
L.D. : J’ai fait un documentaire pour la télé, mais il n’a pas été montré. Le film a été vu par une fondation catholique japonaise, « The Service Foundation ». Ils m’ont contacté et proposé de participer à une opération pour lever des fonds pour les enfants des rues de Manille en faisant un tour de l’Europe et des États-Unis. Ils voulaient inclure le film. Aux États-Unis je voyais ce que j’avais appris en école du cinéma (à Manille) : alterner les plans dans une séquence: plans larges, gros plan, etc.
D. : Comment en êtes-vous venu à ces plans qui sont presque votre signature : longs plans fixes en station basse, où le champ est traversé de diagonale(s) formée(s) par la trajectoire d’un ou plusieurs personnages.
L.D. : Çà m’est venu naturellement. J’ai jeté tout ce qu’on apprend dans les écoles de cinéma, dans les studios, les choses que je voyais à la télé. Je cherchais un moyen d’exprimer ma propre perspective. La découverte cruciale pour moi comme artiste a été André Bazin. C’est mon héros. Il recommandait les plans longs réalistes, la durée. En louant Jean Renoir.
D. : Vous façonnez scrupuleusement vos cadrages, et choisissez précisément le lieu où vous placez votre caméra dans vos films de fiction. Quand vous tournez le documentaire Storm Children, alors qu’il s’agit de capter un vécu fragile, fugace, comment se passe l’installation et le choix de vos points de vue ? Comment parvenez-vous à installer dans ce cadre la réflexivité nécessaire pour mûrir ces choix ? Je pense au plan des deux enfants accroupis face à la rivière par exemple, que vous tenez sur une durée extravagante.
L.D. : En documentaire ce qui compte c’est le moment. Vous devez attendre. Les suivre, et les filmer. Mais ultimement vous devez devenir invisible, transparent ; devenir une partie de la situation et qu’on ne vous voit pas. C’est à ce moment là que vous tournez les choses intéressantes. Je restais avec eux, je vivais avec eux ! Je ne voulais pas exploiter la situation. Les gens étaient désespérés, sur place. Ils cherchaient les cadavres de leurs proches. Et beaucoup de médias étaient sur place. Donc cela m’a semblé difficile. J’ai décidé de me concentrer sur les enfants et de les filmer.
D. : Cette question éthique est présente dans Death in the land of encantos quand le poète s’adresse à la caméra et dit : « Ne filmez pas ».
L.D. : Oui. À cet instant je dialoguais avec moi-même en réalité.
D. : Le dispositif de la voix off, comme en ouverture de Death in the land of encantos, permet peut-être cette distance et cette réflexion sur le fait de filmer ou pas.
L.D. : Tout à fait. La voix off peut vous permettre de contextualiser un plan.
D. : L’ouverture est un plan silencieux pendant très longtemps, sur le corps d’une femme nue allongée, avant qu’intervienne la voix off.
L.D. : Cette voix parle d’art, d’esthétique, de la beauté et de la perfection de l’humanité que l’art ne parvient jamais à capter tout à fait. L’art manque perpétuellement cela.
D. : Vous poursuivez la beauté par un travail photographique très précis. Mais aussi, je crois, par les mots. La présence de littérature est frappante dans votre cinéma : les poésies dans Death in the land of encantos, mais aussi les dialogues de Norte. Je pense aux échanges entre les deux femmes : Angeli Bayani et Hazel Orencio. Elles parlent peu, mais leur conversation est splendide.
L.D. : J’ai toujours un scénario précis, mais je le réécris au tournage. Je me lève à deux heures du matin chaque jour durant le tournage et je réécris la scénario du jour, y compris les dialogues. 99% de ce qui est tourné est issu de cette réécriture.
D. : Angeli Bayani est une actrice mélodramatique incroyable.
L.D. : Elle a débuté avec moi dans Death in the land of encantos. On se connaît parfaitement. On se comprend sans se parler. Cette relation d’un réalisateur avec son actrice est fondamentale. Elle est arrivée au dernier moment sur le tournage de Death in the land of encantos, en replacement d’une actrice. Elle m’a été recommandée par cette actrice. On a travaillé ensemble sur Norte, Melancholia, Century of Birthing…
D. : Vous avez collaboré à l’écriture de Norte avec l’écrivain Rody Vera.
L.D. : Nous avons discuté de l’histoire ensemble lors de la pré-production. Au départ, il y avait Moira (Raymond Lee), Rody Vera et moi. Rody Vera a écrit la version de la pré-production, qui permet de faire le casting et les repérages. Mais il sait que je réécris lors du tournage. C’est ma manière de travailler, organique. J’ajoute des strates. Les trois personnages principaux de Norte étaient dans le scénario, mais la trajectoire de leur lutte a changé. De nombreux épisodes ont été modifiés.
D. : Vos films comportent souvent des scènes de dialogues importantes, avec deux personnages dans le même cadre. Dans Norte les deux compagnons de cellule, et d’autres entre les femmes. Elles rappellent les très longs dialogues des romans de Dostoïevski.
L.D. : J’ai grandi en lisant Dostoïevski. Mon travail est romanesque et cette dimension est importante pour moi : la longueur, les récits étirés. C’est présent dans mes films. D’ailleurs, j’écris un roman actuellement. Je ne veux pas perdre le caractère distendu des romans.
D. : Peut-être est-ce aussi une raison de la longueur de vos plans. La longue durée permet de conserver les creux du roman.
L.D. : Si vous lisez Tolstoï, il y a tellement de moments de creux qu’un monteur américain voudrait couper. Mais ils sont importants et tellement beaux.
D. : En outre, les longues scènes de dialogue dans vos films sont l’occasion de conversations métaphysiques fondamentales, sur le bien et le mal. Le début de Norte, avec les discussions idéologiques des amis dans un café, pourrait être le début d’un film européen.
L.D. : Ensuite le film le film prend une autre direction. Mais le discours et le dialogue sont très importants. La vie, la spiritualité, la politique sont affaire de discours.
D. : On a parfois le sentiment que c’est dans le discours ou le dialogue que les communautés dévastées que vous filmez se reconstruisent, de manière éphémère.
L.D. : Parce que les catastrophes nous rendent sages. Quand on survit à une catastrophe on comprend mieux le sens de la vie, s’il y en a un. Je vois cela beaucoup chez les Malais : après le passage d’un typhon, ils se retrouvent et parlent de la vie d’une manière qui est si sage. Je me demandais comment saisir cela, comment le représenter dans mes films.
D. : Il y a aussi de longs moments de silence dans vos films, de désolation dans laquelle aucune voix humaine se fait entendre. Le début de Storm Children donne à ressentir en silence le pouvoir dévastateur de l’eau. Et crée une forte impression physique.
L.D. : Pour moi c’est très important. Cette ouverture est sur l’innocence détruite. Je ne crois pas qu’une voix soit nécessaire à ce point. La nature est une force incroyable, en particulier chez nous. En même temps elle est généreuse. Elle donne et détruit. Cette dualité est profondément ancrée en nous, les malais.
D. : Vous venez de terminer un film sur Bonifacio.
L.D. : Oui. Prologue to the Great Desaparecido, sur la disparition et l’assassinat de Bonifacio. Ils l’ont tué dans la montagne et son corps n’a jamais été retrouvé. C’est sur la quête de sa femme. Et sur le caractère mythologique de cet homme, que j’associe à une figure du folklore philippin : tête de cheval, corps d’homme.
D. : Comment montez-vous financièrement vos projets cinématographiques ?
L.D. : Quand j’ai commencé à faire du cinéma indépendant j’ai eu la chance d’être soutenu par le fonds Hubert Bals. Ils ne donnent pas beaucoup d’argent, mais dans mon pays cela fait beaucoup. 10 000 dollars, c’est plus qu’il ne faut pour faire le film. Petit à petit j’ai acheté mon propre équipement image et son. Donc je peux tourner quand je le souhaite, sans être limité. C’est libérateur. Nous avons juste besoin de collaborateurs, d’acteurs, de techniciens. Leur engagement demande à être rémunéré. Je les paie plus que l’industrie, d’ailleurs. L’argent de la production va surtout là.
D. : Est-ce que vos films sont distribués aux Philippines ?
L.D. : La chaîne de cinémas aux Philippines est la propriété d’un businessman chinois. Y passent surtout des films hollywoodiens. Parfois un cinéma ou deux peuvent faire des projections spéciales. Ce sont surtout les universités et les ciné-clubs qui montrent mes films dans le pays.
D. : Votre cinéma a fait l’objet de rétrospectives nombreuses dans des musées et institutions prestigieux en Europe et aux Etats-Unis (Harvard Film Archive, Jeu de Paume, Cinéma du Réel, Film Society of Lincoln Center). Est-il diffusé en Asie également ?
L.D. : Le festival de Yamagata a montré beaucoup de mes films. Storm Children, cette année. Chris Fujiwara y a souvent programmé mes films. Ils ont montré Norte il y a deux ans. Actuellement j’ai une rétrospective à la Cinémathèque de Corée du Sud.
D. : Vous êtes célèbre pour les durées très longues de vos films, mais ces dernières années vous avez réalisé des films beaucoup plus courts : Investigation of the night that won’t forget dure 1h20.
L.D. : J’interroge le meilleur ami d’Alexis Tioseco sur ce qu’il s’est passé. Le film dure ce qu’il doit durer. J’ai fait un film d’une minute pour le Festival de Venise. Un vieil homme marche pendant une minute. Je me sentais très triste en le regardant. Ce n’est pas juste un film d’une minute. C’est un film sur la vie !
D. : Dans Norte il y a une séquence longue en plan fixe sur un homme blessé qui marche péniblement.
L.D. : Ces moments de lutte physique et de vulnérabilité contiennent une vraie philosophie.
D. : Tsai Ming-liang a réalisé une série de films courts qui s’intitule Walker où il suit la déambulation très lente d’un moine dans la frénésie de la foule. Le film a été tourné en Asie et à Marseille je crois.
L.D. : Oui. J’étais à Marseille pour le FID, dans le même hôtel que Tsai, quand il l’a tourné. Nous avons beaucoup en commun. Nous partageons cette culture malaise ; et la confrontation aux visions post-coloniales qui s’imposent à nous en Asie du sud-est.
D. : L’attention aux souffrances, aux lamentations et aux luttes de votre peuple trouve sans doute sa source dans la culture malaise. Est-ce que certaines références sont particulièrement importantes pour vous ?
L.D. : Nous avons une tradition picturale importante à l’époque coloniale : Juan Luna, par exemple. Quant à la littérature, José Rizal est très important dans la culture malaise. Ses poèmes, ses essais sur la culture philippine et ses romans sont extraordinaires : Nole me tangere, et El Filibusterismo. Rizal est en train d’être redécouvert actuellement. C’est un contemporain de Sun Yat-sen, Gandhi… Une autre référence importante pour moi est Pigafetta, l’explorateur vénitien qui accompagna Magellan et tint un journal de voyage qui est notre principale source de connaissance des Philippines et de la culture pré-hispanique. J’ai beaucoup appris de lui sur la manière dont les gens vivaient. Or il est crucial pour nous de réaliser que nous avions des modes de vie et une culture avant l’arrivée des espagnols.