Les films réalisés par Robert Smithson intègrent son projet plus global, centré sur de nouvelles approches créatives et esthétiques du paysage qui marquent, par la rupture avec le dualisme nature/culture hérité du XIXe siècle, les créations du land art des années 1960-70. Celles-ci sont fondées sur des saisies matériologiques et entropiques des sites de fréquentation (déserts, friches industrielles et autres territoires délaissés), et s’organisent autour d’une dialectique entre le site et le non-site, comprise comme une relation entre les expériences de terrain ou les réalisations effectuées in situ et des pièces relais, telles que les dessins, les photographies, les films, les sculptures et les textes, présentés dans des galeries, des salles de cinéma ou diffusés dans des revues spécialisées.
L’entropie constitue l’une des notions clefs mobilisée par Smithson dans ses pratiques du site et dans ses écrits. Elle réfère à la physique, au second principe de la thermodynamique, défini comme la dégradation irréversible d’énergie d’un système. Il l’utilise pour qualifier et valoriser les changements d’états de la matière, les transformations à l’échelle du site et les configurations de terrain (les chaos géologiques et les zones en friche). Une visite des carrières et une « chasse aux matériaux » (selon son expression) dans le New Jersey, en 1966, lui permet de lister quelques-unes des opérations caractéristiques de l’entropie : « partout, ce n’était que fragmentation, corrosion, décomposition, désintégration, éboulement, glissement de terrain, flot de boue, avalanche ». Ces entrées en matière du site sont avancées par l’artiste comme des « méthodes au service de la production artistique », et rejoignent l’expression d’une nouvelle « conscience esthétique ».
Les films de Smithson sont composés de prises directes opérées sur les sites en chantier ou lors de performances, dont les motifs visuels et sonores exemplifient les régimes d’instabilité et les situations chaotiques, ainsi que les modes de perception : « la mise au point était parfois de travers, parfois myope, surexposée ou fêlée » ; « je me ferai filmer d’un hélicoptère directement au-dessus de ma tête afin d’avoir l’échelle de l’irrégularité de mes pas »[11] [11] Les citations de Robert Smithson, pour l’ensemble de notre article, sont extraites des textes suivants : « Une visite aux monuments de Passaic, New Jersey », « un musée du langage au voisinage de l’art », « Une sédimentation de l’esprit, Earth Projects », « Incidents au cours d’un déplacement de miroirs dans le Yucatán », « Spiral Jetty », « Frederick Law Olmsted et le paysage dialectique », Robert Smithson : Le paysage entropique 1960/1973, catalogue d’exposition, Marseille, MAC, 23 septembre-11 décembre 1994, pp. 180-183, pp. 183-191, pp. 192-197, pp. 198-203, pp. 205-209 et pp. 210-215. , écrit-il à propos de l’installation de miroirs dans le Yucatán et du film Spiral Jetty (1970). L’insertion de pièces rapportées dans Spiral Jetty (1970) ajoute une dimension fictionnelle, que l’artiste cinéaste instruit à partir d’un fonctionnement par association d’images et suivant une logique du montage fragmentaire. Ces partis-pris cinématographiques alimentent ses recherches sur le « paysage dialectique »[22] [22] Smithson avance cette proposition dans le cadre d’une analyse des travaux de Frederick Law Olmsted pour Central Park à New York. , un paysage informé par ses dynamiques internes, de toutes natures, par les transformations qu’il subit liées aux épreuves du temps et aux activités humaines.
Paysage dialectique
Le « paysage dialectique » prend forme, suivant la mise en tension des deux polarités du site et du non-site, suivant les relations entre les expériences de terrain in situ et les pièces témoins ou relais qui les prolongent et les commentent.
Les films Asphalt Rundown (1969), Swamp (1971) et Spiral Jetty[33] [33] Swamp peut être visionné sur Internet. Asphalt Rundown et Spiral Jetty ne sont consultables en ligne qu’au travers d’extraits. Asphalt Rundown (1969) : 16 mm, film sonore en couleur, 13 mn ; Swamp (1971) : 16 mm, film sonore en couleur, 6mn ; Spiral Jetty (1970) : 16 mm, film sonore en couleur, 32 mn. y prennent toute leur part. En exploitant les propriétés physiques des matériaux, les marques chaotiques du site et les accidents du paysage, ils contribuent à rejeter le pittoresque, le sujet « bon à peindre », au profit d’un sujet bon à situer. Les films adoptent différents statuts, suivant leurs modes de référence à la pratique in situ. Ils constituent la version filmique de l’expérience de terrain, à laquelle ils offrent suivant les cas un supplément (Asphalt Rundown), un complément (Spiral Jetty) ou un aboutissement (Swamp). Ces extensions ont pour but de renforcer le caractère chaotique du site source et d’en souligner le potentiel artistique.
Asphalt Rundown relate la performance artistique d’un déversement de goudron effectué du haut d’une colline dans les environs de Rome. Ce film pourrait se définir comme un « documentaire friction », compte tenu de son resserrement sur le chantier, plus particulièrement sur l’empreinte physique du site et sur la viscosité du matériau. Swamp se rapporte à l’expérience immersive de l’artiste Nancy Holt (compagne de Smithson) dans un marais, caméra au poing, guidée par les instructions orales de Smithson. Ce film expérimental traduit le cheminement aventureux dans le milieu végétal, au contact des roseaux et de la terre, sans aucune échappée vers le ciel, en retrait de toute ligne de perspective et d’horizon, suivant une alternance d’images nettes et floues, de notes graphiques et de plages informes introduites par des plans brouillées. Spiral Jetty complète l’earthwork réalisé par Smithson sur la rive nord du Grand Lac Salé dans l’Utah et un article du même nom publié dans un ouvrage collectif en 1972. Le film participe ici à la construction de l’œuvre, suivant la convergence des différentes pièces du site et du non-site.
Paysage sonore
Robert Smithson aborde la notion de paysage à partir d’une valorisation du fond matériologique du site (des échantillons de matière, des strates géologiques, des « ruines à l’envers »[44] [44] Robert Smithson a proposé ce concept, en vue de caractériser les potentialités constructives attachées à un « panorama zéro » (un trou, une « butée de béton », un « cratère artificiel plein d’une eau limpide », etc.), à des morceaux choisis du paysage surburbain entropique : « ce panorama zéro semblait contenir des ruines à l’envers, c’est-à-dire toutes les constructions qui finiraient par y être édifiées. C’est le contraire de la ruine romantique (…) ». , des rebuts industriels) et à partir de l’observation et de l’exploitation des « champs de sédimentation », des érosions internes à ces nouveaux milieux de culture, et de l’histoire de ses transformations. A la conception idéaliste du paysage, il oppose un « matérialisme dialectique » (selon son expression), attaché aux manifestations entropiques. L’invention du paysage passe ici par un retour à la terre, au chaos géologique, aux mouvements de terrain et à ses « surfaces temporelles ». Le projet consiste ensuite, selon ses termes, à « coordonner tout ce désordre et cette corrosion en motifs », afin de réaliser « un processus esthétique qui a jusqu’à présent été à peine esquissé ».
La partition sonore opérée par les acteurs sur les sites d’expériences et l’accompagnement sonore produit par les appareils (engins de chantier, aéronefs) définissent quelques-uns des motifs du « paysage dialectique », aux côtés des signes de couleurs et de textures, et des marqueurs temporels. L’échelle auditive est nécessaire pour appréhender le site et instaurer le paysage, non pas comme une « chose en soi » mais plutôt comme un réservoir d’instabilités, d’irrégularités, d’incertitudes, d’ambiguïtés et d’irrationalités (des termes avancés par Smithson à propos de Spiral Jetty). Des identités sonores se définissent ainsi à partir du relevé de ces différents signes de déconstruction, suivant une écoute attentive des bruits ambiants (le raclement de la pelle mécanique, le grondement de l’hélicoptère qui tourne au-dessus du site), des bruits de fond et des sons clairs, et au moyen d’une perception plus intériorisée (« une faille géologique grondait en moi » ; une « spirale étourdissante »)[55] [55] Le compositeur canadien Raymond Murray Schafer invente à la même époque le concept de « paysage sonore » (soudscape), prononcé pour la première fois dans un article publié en 1969 (R. Murray Schafer, The New soundscape, A handbook of the modern music teaching, Toronto, Berandol Music, 1969 – voir à ce sujet le texte de Pauline Nadrigny), puis développé dans son ouvrage The Turning of the World, publié en1977. Schafer réfère le paysage sonore à une conception visuelle du paysage, codifiée sur la base d’une relation hiérarchique entre une figure et un fond, et rapportée à des typologies (« signaux, symboles, tonalités et empreintes » considérés comme des « faits sonores » ; paysage « basse fidélité » ou « Lo-Fi » et paysage « haute-fidélité » ou « Hi-Fi »). En cela, le « fait sonore » se distingue de « l’objet sonore », tel que l’a conceptualisé Pierre Schaefer dans son laboratoire, dans un cadre d’expérimentations dénuées de toute emprise environnementale. Il n’y a pas trace dans la bibliothèque de Smithson, dont la composition est connue, d’ouvrages référencés à ces auteurs et à ces deux approches du son. Notre propos vise ici à identifier des paysages sonores créés ou interrogés par l’artiste sous l’angle des expériences de terrain, engagées au plus près des matériologies de site, privilégiant une culture des matériaux plutôt qu’une approche visuelle référencée notamment à la Gestalt théorie. .
Dans ces films, le son est associé à différentes formes de spatialité. C’est à ce titre qu’il constitue un matériau de choix pour la poïétique du site et l’invention du « paysage dialectique ». Le son spatialisé traduit des empreintes locales (le crépitement provoqué par une coulée de goudron dans le camion benne dans Asphalt Rundown) ou des développements ambiants (le ronflement des moteurs de camion dans ce même film, le bourdonnement de l’hélicoptère dans Spiral Jetty, le craquement des roseaux et le cliquetis de la caméra Bolex dans Swamp), des régimes enveloppants ou immersifs liés aux manœuvres d’engins de chantier (Spiral Jetty) ou aux déplacements du corps d’un artiste performeur (le chuchotement de Smithson en voix off et les éclats de voix de Holt dans Swamp).
Dans Asphalt Rundown et Spiral Jetty, les appareils de chantier occupent le devant de la scène. Ce sont des éléments appropriés à l’investissement d’un site « en proie au tumulte de la dédifférenciation » (concept que Smithson emprunte à Ehrenzweig) et au projet d’instauration d’une œuvre de chaos. « Avec ce genre de matériel, la construction prend l’aspect d’une destruction », déclare Smithson à propos des pelleteuses, des foreuses et autres excavatrices. Les pelleteuses et les hélicoptères sont d’ailleurs considérés par l’artiste comme des « instruments sonores ». Ces appareils n’interviennent pas seulement comme des moyens techniques destinés à modeler le site. Ils se comprennent comme des pièces maîtresses du travail en cours, au cœur de l’axe dynamique qui va du « chaos en œuvre » à « l’œuvre de chaos ». Suivant cette problématique, les appareils de chantier se définissent comme les « générateurs d’une échelle à la fois visuelle et sonore » (Smithson).
Une rumeur paysagère
Gilles Tiberghien avance la notion de « rumeur paysagère » pour qualifier le caractère insaisissable du paysage que manifestent les récits dans leur variété et leur singularité d’approche : « la rumeur des paysages vient jusqu’à nous ; c’est le bruissement du vent dans les feuillages, le ressac des vagues sur la plage, le froissement imperceptible des nuages qui prennent forme lorsque nous les nommons, les décrivons et les imaginons »[66] [66] Gilles A. Tiberghien, Paysages et jardins divers, Paris, éditions MIX, 2008, 4e de couverture. . . Dans la pratique de Smithson, la « rumeur paysagère » s’insinue dans la constellation des réalisations du non-site, dans laquelle s’imbriquent les récits, et dans la relation entre le site et le non-site. Les écrits, les photographies et les films réalisés par l’artiste propagent la rumeur et l’impliquent dans l’exercice fictionnel où se redistribuent les plans de réalité : « la vraie fiction extirpe la fausse réalité, dit la voix sans voix de Chalchihiuticue, le Dévoisé de la Mer ! », écrit-il à propos d’un déplacement de miroirs Yucatán.
Smithson relève les premières notes d’une « rumeur paysagère » dans le site de Spiral Jetty, lors de la reconnaissance du terrain. Il s’agit d’un « bruit de fond » produit et alimenté par « ce qui est autour de nos yeux et de nos oreilles, aussi instable et fugitif que cela puisse être ». Cela concerne les éléments géologiques et climatiques, les notes de couleurs, de lumières et de sons. Le « bruit de fond » est aussi travaillé « de l’intérieur », entretenu par l’exercice de fiction qu’engage l’artiste, suivant un mouvement de « pensées vaseuses », caractéristique d’un « climat de la vue » ou d’une forme de « sédimentation de l’esprit », selon ses termes. Le film Spiral Jetty en relance les traits, lorsque le « grondement primitif » du moteur de l’hélicoptère répercute et amplifie une « secousse assoupie dans l’immensité palpitante », lorsque le « métronome qui rythme la bande-son » prend le relais de la « spirale étourdissante », lorsque la spirale géométrique devient elle-même « vaseuse », lorsqu’un « mirage » se forme qui fait surgir soudainement « Van Gogh, avec son chevalet sur quelque lagune écrasée de soleil, en train de peindre les fougères du carbonifère » (suivant des citations de l’artiste).
Plein les yeux, plein les oreilles
La « rumeur paysagère » constitue le moteur et le motif d’un paysage en train de se faire. Elle est le témoin de l’investissement d’un milieu de culture, articulé à la proposition d’une nouvelle culture du milieu. La « rumeur paysagère » joue une partition plus ou moins continue et plus ou moins claire de notes visuelles et sonores. Elle tient à des prises sur le vif (in situ) et à des reprises (non-site), organisées autour de régimes intensifs. Smithson renouvelle les modes de saisie en effectuant des prises de vues et de sons suivant des cadrages de circonstances, et problématise le retour d’expériences dans les espaces de l’atelier, de l’exposition et de la projection suivant des opérations de délocalisation et de recadrage.
Le paysage en formation, suivant les allers et retours entre le site et le non-site, se rapporte alors à des points de fixation, qui réinventent et associent une diversité de points de vue et de points d’écoute. Il ne s’agit pas ici d’établir des correspondances entre les registres visuel et sonore, mais de reconnaître les traits de caractère individualisés d’un site d’expériences. Cela ne revient donc pas à conforter l’hypothèse d’une « audition synchrone avec la vue » (critique formulée par Michel Chion[77] [77] Michel Chion, Le promeneur écoutant, essais d’acoulogie, Paris, Editions Plume, 1993, p. 95. ), mais plutôt de coordonner les motifs visuels et sonores autour de blocs de sensations, de les associer autour d’un même niveau élevé d’intensité, autour d’une même ligne poïétique qui les déclare matériaux de l’œuvre en cours, autour de territoires communs d’esquisse paysagère, finalement autour du même mouvement dynamique qui passe du scénario poïétique à la fiction construite.
Smithson déclare, à propos d’ « une visite aux monuments de Passaic », que « le soleil de midi “cinémaïsait” le site, faisant du pont et de la rivière une image surexposée ». Le film Spiral Jetty déploie différents régimes d’intensités lumineuses, chromatiques et sonores : des images surexposées, des halos lumineux aveuglants, des reflets, des contre-jours puissants, et des sons aigus et perçants, des stridences et des crépitements. Il nous en met tout à la fois « plein les yeux, plein les oreilles ». L’enjeu est aussi d’ordre esthétique. Smithson développe ce point dans ses écrits. Il nous invite à reconsidérer notre aptitude à voir et à entendre. Il nous place en quelque sorte en posture d’aveugle et de sourd, condition nécessaire pour réapprendre à voir et à écouter, et éprouver le caractère « dialectique » du paysage. Il déclare à propos des déplacements de miroirs dans le Yucatán : « écrire (…) nous plonge dans une jungle sans fond où, au lieu d’insectes, ce sont des mots qui bourdonnent constamment ». Ce sont des mots qui « prennent la tête » et « pressent » les sens. Le « bourdonnement » des mots est introduit par la « vision négative » conceptualisée par Smithson dans le même texte, comprise comme une vision altérée, reconsidérée.
Dans la performance Swamp, la voix constitue le moteur d’action. La voix enregistrée de Smithson est diffusée in situ, et règle le fil des cheminements qu’entreprend Nancy Holt sur le terrain, une caméra vissée à l’œil. La voix motive la progression de proche en proche sur un site « en bataille ». C’est une voix monocorde qui contraste avec les intensités visuelles et sonores du site. Nancy Holt adopte une « posture d’aveugle » et la caméra elle-même devient « caméra aveugle » (Smithson). La voix assure le relais du différé au direct, de l’ex situ à l’in situ et à l’in visu, de l’artiste qui parle dans un magnétophone à l’artiste qui écoute et qui parle à son tour, et qui voit derrière la fenêtre de la caméra, au plus près des herbes folles du marais. Ainsi, la voix fait voir. Lors de la projection du film, le spectateur à son tour en saisit le timbre et prend la mesure, à partir de cette ligne de fond, du paysage sonore qui se compose à l’écoute et s’éprouve sous les yeux, dans un espace en quelque sorte « replié sur lui-même », resserré sur le milieu végétal dense du marais, dans un territoire de proximité qui se comprend à la stricte échelle du corps, à portée de la main et de la voix. Les voix, le cliquetis de la caméra Bolex, le raclement des chaussures au contact du sol et le crissement ou le crépitement des tiges de roseaux provoqués par le déplacement de l’artiste occupent pratiquement tout l’espace sonore, d’un bout à l’autre du film, jusqu’à « absorber » les ponctuations sourdes du vent et ramener à ces « intériorités » le vrombissement d’un avion dans les dernières minutes du film.
Bruits positifs et négatifs
Les sites d’exploration et de construction de Smithson sont abordés au travers des signes d’une « dédifférenciation ». Les pratiques du site et du non-site consistent à « coordonner tout ce désordre et cette corrosion en motifs », selon la proposition de l’artiste. Le paysage sonore réunit des éléments du successif et de l’intensif, propres à l’in situ, et des signes de composition caractéristiques du non-site. L’identité du paysage sonore passe par la confrontation et la conjonction de ces différents motifs.
Les catégories du « bruit positif » et du « bruit négatif », établies par Michel Chion, permettent de repérer l’étendue des expériences sonores que Smithson engage dans les sites et qu’il prolonge dans le cadre des non-sites. Michel Chion précise que le « bruit positif » se rencontre sous le pas en marchant et dans l’espace environnant. Ce sont des bruits en quelque sorte qui « sonnent clair » : « éboulis, bruits de vos propres pas sur le rocher, la neige ou la glace, cris d’oiseaux (…) »[88] [88] Michel Chion, Le promeneur écoutant, op. cit. p. 23. . Il évoque le concept de « bruit négatif » en ces termes : « nous avons thématisé sous le nom de bruit négatif, l’idée que le silence des montagnes et autres vastes reliefs naturels se traduirait pour nous, en raison de nos connexions perceptives et de nos réflexes d’associations multi-sensorielles, en un anti-son d’intensité variable – un son rêvé d’autant plus fort que la masse muette est gigantesque »[99] [99] Michel Chion, Le Son, Editions Armand Colin, Paris, 2006, pp. 136-137. .
Le « bruit positif », dans le film Spiral Jetty, tient au bruit strident de l’hélicoptère, au roulement sourd des roches déversées par les camions-bennes. Dans Asphalt Rundown, il s’agit du sifflement des chenilles de bulldozer et du grincement des pièces métalliques, du ronflement des moteurs de camions et du claquement des volets de leur benne. Dans Swamp, ce sont les voix et les bruits de pas, le cliquettement régulier de la caméra, le sifflement du vent. Le « bruit négatif » se constitue en contrepoint du bruit positif. Il est en quelque sorte un « outrebruit », si l’on transfère à l’univers sonore le concept de l’outrenoir proposé par Pierre Soulages à propos de l’actualisation de ses peintures noires dans le site d’exposition. Le « bruit négatif » caractérise une marque du lieu introduite depuis un autre espace, et sollicitée par ce qui se fait entendre ou s’insinue dans un territoire de proximité. Il participe, au titre « d’intensité négative »[1010] [1010] Michel Chion, Le promeneur écoutant, op. cit., p. 22. , au jeu des variables d’intensité du site. Sur le site de Spiral Jetty, le bruit négatif se reconnaît dans cette « secousse assoupie » que note Smithson dans des expériences du désert et qui se répand « dans l’immensité palpitante en une succession de tournoiement sans mouvement ». Ce sont des signes de l’« océanique », sur lesquels insiste l’artiste dans ses écrits. Dans sa démarche, le « bruit négatif » participe au relevé ou à l’instauration des motifs paysagers. Il renvoie au calme plat d’un site désertique ou aux tourbillons d’eau à peine perceptibles d’une jungle luxuriante. Lors d’un survol en avion de la région de Palenque, au Mexique, Smithson note « le moteur trop bruyant de l’appareil » qui masque ou brouille les sons de la zone traversée : « de la fumée d’une Salem sortit la voix d’Ometechli (…) mais on ne pouvait entendre ce qu’il avait à dire ». De même, la jungle, décrite depuis l’avion comme « un espace infini, isotrope, tridimensionnel et homogène », « s’enfonce hors de la vue ». La jungle est perçue comme « une négation », précise-t-il ; c’est-à-dire une abstraction, mais aussi comme une ressource de potentialités, une réserve d’intensités. La jungle ne s’abstrait pas complètement derrière cette « homogénéité ». Elle laisse deviner les tourbillons d’eau de l’Agua Azul, comme le note Smithson en toute fin et au bout du processus fictionnel. Ce sont des tourbillons qui « étourdissent » l’artiste une fois au sol, en accord avec les « turbulences d’air pur » qui secouent l’avion. Smithson combine les « bruits positifs » et les « bruits négatifs » et alimente de la sorte la « rumeur paysagère ». En contrepoint du « chuintement régulier du climatiseur de la Dodge Dart », considéré comme un « bruit positif », les mots « bourdonnent » dans la tête de Smithson, en « bruit négatif ».
Carte son
La carte peut devenir un outil d’analyse pour l’étude des récits déployés par Smithson, dans lesquels s’imbriquent les marques de terrain et les balises de territoires imaginaires. La carte son que nous proposons ici rejoint l’hypothèse d’une rationalité à l’œuvre dans ses films, une fois intégrée le rejet des logiques issues d’une culture visuelle fondée sur le pittoresque. Le choix de cette modélisation est également motivé par l’intérêt que Smithson lui porte, au travers des « earthmaps », des « cartes en négatif » et des « cartoramas ou sites cartographiques », avec l’intégration de ses deux fonctions, interprétative et opératoire. La carte son peut enfin intégrer la panoplie ou la boîte à outils du visiteur des sites concernés et du spectateur des films. Elle réunit les différents motifs sonores identifiés par Smithson dans ses propres commentaires des productions audiovisuelles, dans une structuration qui a pour but de mettre en évidence les identités sonores, constitutives du paysage sonore.
Les polarités retenues se rapportent à des types de sons établis suivant des perceptions spatiales : le « point de son » lié au caractère régulier, le « bruit furtif » en référence à l’instabilité, le « bruit positif » témoin d’un son clair et le « bruit négatif » caractéristique d’un « outrebruit ». Le propos ne vise pas à corréler les motifs sonores à des « critères de référence », tels que les a établis Murray Schafer, orientés vers la reconnaissance de domaines de sons empruntés à des typologies existantes (le domaine des « bruits mécaniques », par exemple, qui réunit les bruits des pelleteuses et des bennes de camions[1111] [1111] Raymond Murray Schafer, Le paysage sonore. Le monde comme musique, Marseille, Wildproject, 2010, p. 204 sq. ). La carte propose une structuration des lieux de sons, identifiés en termes de bruit plus ou moins stable ou instable, plus ou moins homogène ou hétérogène, enveloppant ou strident, pénétrant ou sourd. Elle permet de cerner précisément les paysages sonores, sur la base de motifs sonores territorialisés. Par exemple, le paysage sonore du film Spiral Jetty est particulièrement étendu, équilibré entre des manifestations variées de « bruit furtif » et de « points de son » dans un espace large de « bruit positif », avec des échappées ponctuelles et diffuses du côté du « bruit négatif ». Le paysage sonore du film Swamp se développe sur l’échelle du sourd au strident, et de l’hétérogène à l’homogène, dans l’espace relativement contenu entre le « bruit positif » et le « point de son ».
Avec ces créations filmiques, Robert Smithson questionne les relations entre réalité et fiction. Il relie le potentiel fictionnel des expériences de terrain à une poïétique paysagère. Il élabore des partitions à partir de notations réalisées au plus près des matériologies et des météorologies du site, tous les sens en éveil ; afin de nous donner à percevoir, dans le tissu labyrinthique et bourdonnant d’un marais ou d’un chaos de roches, une « rumeur paysagère », une « rumeur » ou un « bruit qui court » qui se comprend finalement comme la construction même du paysage.