I stuck around St. Petersburg
When I saw it was time for a change
Killed the czar and his ministers
Anastasia screamed in vain
One plus One, JLG 1968
1.
Le Livre d’Image est
un maelström
nous le regardons / il nous regarde
il est nous
après la chute dans la surface
d’Adieu au Langage
un voyage
dans un trou noir
90mn
pendant lesquelles plusieurs millions d’éclairs
dévastent avec bonheur
tout ce qui nous attacherait encore
à cette vieille momie
:
la salle de cinéma dite
commerciale
des années 2000
enterrée vivante sous les épaisseurs
de murs et de béton
censées protéger les intérêts financiers du cinéma
contre le cinéma
où tout coûte de plus en plus cher
pour que ça meurt
où une journée de tournage de JA coûte
100 fois plus cher
qu’un film entier de 8h de LD
JA se bat pour le box-office
LD contre une dictature
le box-office est atteignable
la dictature beaucoup moins
et puisque l’ultra-violence financière
assassine
démocratiquement
le vivant
être vivant
ça veut dire quoi ?
Le Livre d’Image se termine sur une phrase
qui est en même temps
son commencement
:
Il doit y avoir une révolution
depuis Notre Musique
chaque nouveau film de JLG
pose durablement un nouvel horizon
au cinéma tout entier
Film Socialisme – Adieu au Langage – Le Livre d’Image
c’est à nouveau
l’invention du parlant
et
de la couleur
après s’être confronté 6 décennies à
l’histoire / de l’art / du cinéma
la fiction
la technique
la politique
l’industrie
défaire-refaire le cinéma
dans le nouveau désordre
des films en train de se faire
et ce doux désir de se sentir
à nouveau vivant
dans une salle de cinéma
qui vous demanderait autre chose
que votre argent
2.
A Lausanne
Le Livre d’Image a été projeté
du 16 au 30 novembre 2018
dans une petite salle du Théâtre Vidy
les spectateurs sont invités dans une reconstitution du salon de JLG
fauteuil, tapis, commode, un grand moniteur
son 7.1
c’est une petite salle aux lumières tamisées
gradins en pente douce
il y a beaucoup de jeunes gens
ils photographient le dispositif
avec leurs téléphones portables
ils font des SMS
nous sommes 50 spectateurs
nous nous regardons
attendre
que le film commence
avec le sentiment
d’être entrés
ici
sans laisser le monde
dehors
voir
un film
avec le monde
noir
le film commence
le moniteur nous éclaire
il est réglé en
mode dynamique
son spectre lumineux est 2 fois plus ample
que celui d’un écran de cinéma
les basses et hautes lumières
libèrent
des millions de formes de vie
encore insoupçonnées
cachées dans la vie
infra-ultra-colorimétrique
des courbes de la lumière
et la douceur furieuse
des décibels
les images jaillissent
brèves, intenses
elles prennent possession de la salle
les sons, les voix enregistrées
explosent ralentissent chuchotent électrisent déraillent découpent
tout un peuple se propage
dans nos cerveaux
images-peuple
le peuple des images
images-spectres
(comment appeler ces vies qui habitent
dans le film ?)
nous traversent de part en part
elles nous arrivent du cinéma
mais elles se sont comme
affranchies
de l’histoire du cinéma
telle que nous la connaissions
elles sont chargées
de savoirs
d’émotions, d’instincts, de désirs
de puissances
elles pourraient être
le continuum entre l’humain et le non-humain
leurs mouvements
les ont transformé
en spectres
autonomes
elles ont inventé un langage
que nous ne savons pas encore parler
mais qui nous parle
avec douceur
puissance et
mystère
nous regardons dedans dehors
à la fois
nous écoutons ressentons tout
il suffit d’un instant
d’un fragment / aussitôt interrompu / disparu
pour voir
un visage une guerre
un regard une voix
une époque un texte
un plan
un travelling
une couleur, des couleurs
à nouveau
pour la première fois
pour voir
pas pour re-voir
tout revient
autrement
tout est intime
tout est cosmique
les images s’échappent
dans tous les sens à la fois
elles nous avaient raconté des histoires
que nous croyions bien connaitre
mais là
elles accélèrent
elles re-configurent le présent
nous arrivent depuis le futur
le cinéma
c’est le futur
C’est le futur qui décide si le passé est vivant ou non
disait déjà Anne-Marie Miéville
dans The Old Place
en 2000
3.
C’est sans doute ici
que Le Livre d’Image
me sidère profondément
:
il entre dans mon cerveau
d’abord en tant que film
mais très vite
comme
alien
provoquant toutes sortes de
réactions chimiques décharges électriques éblouissements
que je ne maîtrise pas
mon cerveau devient
le montage du film
peut-être aussi
son monteur aléatoire
alors que chaque assemblage
rupture
ellipse
répétition
association d’idées
de plans
est d’une solidité
rare
JLG
pousse ici l’art du montage
tellement loin
qu’il ne sera plus possible
au cinéma
de revenir
en arrière
une fois le film terminé
l’alien
a pris place
dans votre
futur
déplaçant l’avenir
du cinéma
ailleurs que là
où il était attendu
on se souvient
de cette histoire
d’enceintes x 2
bien éloignées de l’écran
pour que les sons
ne viennent pas
de l’écran
mais des enceintes
pour détacher les sons
des images
nos cerveaux ont deux hémisphères
l’image et le son
Cézanne disait :
La couleur est le lieu où mon cerveau rencontre le cosmos
4.
La voix de JLG
enregistrée
dans le micro d’un petit caméscope
prolonge arrête suspend
la course des images
sa voix
énonce bute reprend se tait
recommence
plus bas plus ferme plus proche plus loin
:
« quand un siècle se dissout lentement
dans le siècle suivant, quelques individus
transforment les moyens de survie anciens en moyens nouveaux
ce sont ces derniers que nous appelons art
aucune activité ne deviendra un art avant que son époque ne soit terminé
ensuite, cet art disparaitra »
les images en VHS
se détériorent
extraits
de Dovjenko
de Max Ophuls
vitriolés
par la transmutation
de l’argentique en VHS
pixels en voie de disparition
glissements des bandes sonores
le passé n’est visible
qu’à travers la mutation mélancolique
des images
devenues notre mémoire
du présent
lui-même en explosion
la voix d’Anne-Marie Miéville
lumineuse, juvénile, solaire
soleil doré
amoureuse
à deux mains
à quatre mains
à six mains
Godard musicien
le cinéma
c’est de la musique
on pense aux 4 mains de
Marta et Gyorgy Kurtag
à JS Bach
à ECM
à Notre Musique
au champ-contre champ
Israël / Palestine
Sarah Adler / Mahmoud Darwich
et puis partout
la puissance épique de l’Histoire
celle qui inspire
toute la machine
godardienne
animal nocturne
JLG apaisé
alien et Buster Keaton
dans l’oeil du cyclone
nous dit
:
La guerre est là
dans la salle
le film
en nous
dehors
partout
et ces 4 mots
résonnent
comme jamais
5.
Invitation à une séance de spiritisme
Les soirées de St Petersbourg
un film d’horreur
de JLG Jacques Tourneur Fritz Lang
et le groupe Dziga Vertov des années 2520
JLG raconte en 7.1
Joseph de Maistre
:
« c’est à St Petersbourg
que de Maistre écrivit les soirées
à la vielle de la bataille de la Moscova
les tortures sont la punition
de la méchanceté de l’homme
le bourreau est l’exécuteur de l’expiation divine
le ciel ne peut être apaisé que par le sang
l’innocent peut payer pour le coupable
au cours de la soirée
le comte de Maistre continua
ses phrases les plus folles
ainsi s’accomplit la loi
de la destruction des êtres vivants
tout ce qui vit doit être immolé
une fois de plus, nous comprimes
que nous n’imaginions pas que la guerre finisse
sans que nous remportions la victoire
la guerre est donc divine
qui pourrait croire que les victimes
aient versé leur sang en vain
en fin de soirée, encore ces mots de la diplomatie française
je te souhaite bonne chance
et Malraux dira plus simplement
transformer notre apocalypse en armée
ou crever, c’est tout »
Dr Mabuse
son testament, ses mille yeux
les écrans de l’Hôtel Luxor
nous regardent
explosent
devant nos yeux
1933 – 1960
Le Livre d’Image
est cette explosion
2018-2050
projetant ses particules par millions
à travers l’histoire
vers le passé et le futur
dont la vitesse
n’a plus plus rien à voir
avec la lenteur des spectres d’hier
zombies quantiques
particules vivantes de la vie accélérée
à force de mourir
de plus en plus vite
de plus en plus nombreux
d’exploser
les spectres d’aujourd’hui
apportent
la révolution
dans nos cerveaux
la vie bactérienne des images
mettent le feu intérieur à nos pensées
réactions chimiques, électriques, analogiques, numériques
pour inciter à
penser le monde
avec la révolution
qui est devenue notre présent
images, sons, paroles, musiques
kiss me deadly
la fureur apache
des spectres
:
être toujours
du côté des bombes
6.
La Région Centrale
le grand film de Michael Snow
commence avec un train
mais à la région canadienne de la Côte Nord
JLG substitue le monde arabe contemporain
ouvrant sur une nouvelle cartographie
dans le cinéma de JLG
Arabie Heureuse
puisque la belle Major Kamenskaïa
de Film Socialisme
ne reverra sans doute pas
l’Europe heureuse
avant de mourir
Godard traverse la Méditerranée
plus narratif
peut-être plus tendre
doucement prophétique
quelque chose de l’enfance
du cinéma
apparait dans ce mouvement
« te souviens-tu comment autrefois nous entrainions notre pensée
le plus souvent, nous partions d’un rêve »
l’occident
est ce qui reste des ruines de nos rêves collectifs
le soleil se lève
ailleurs
autrement
:
« avec l’aide des enfants, j’ai fait sauter la banque
et l’agence import-export
les deux signes de l’ignominie capitaliste
les explosifs ont été repérés par les enfants
dans un vieux derrick abandonné par les étrangers
discuter avec un fou est un privilège inestimable
crois-moi, on n’est jamais assez triste
pour que le monde soit meilleur »
l’humanité
de l’autre côté
de la Méditerranée
est la promesse
d’un monde nouveau
né de la destruction
de
la Palestine
l’Irak
la Syrie
la Libye
des bouleversements du continent africain
les révolutions arabes
reprennent
Nahla
retrouve sa voix
après la guerre civile
à Beyrouth
Tariq Teguia tourne une suite de
Révolution Zendj
Djamel Kerkar continue à filmer
les jeunes gens de Atlal
Tamer El Said et ses amis
Les derniers jours d’une ville
Bahia Bencheikh El Fegoun
Fragments d’un rêve
Ghassan Salhab
La montagne, La vallée, La rivière
en attendant toutes celles
et ceux
que nous ne connaissons
pas encore
de l’autre côté de la Méditerranée
le monde
réinvente ses frontières
réinvente le cinémascope
La Région Centrale
remake expérimental quantique
du Massacre de Fort Apache
« les arabes peuvent-ils parler ?
d’une voix douce et faible, disant de grandes choses
détonnantes, de profondes, et justes choses »
toutes celles et ceux
qui ont été / sont / colonisé.e.s
massacré.e.s
par l’occident
ou qui se sont colonisé.e.s
massacré.e.s
entre eux
depuis toujours
reviennent
toujours
comme spectres
hanter
les vainqueurs
les descendants
des vainqueurs
les descendants
des descendants
avec
des bombes
de la douceur
l’intelligence et
la beauté
la fureur
7.
Dans Le Livre d’Image
JLG filme
cette révolution
en cours
depuis sa salle de montage
En 1905
Einstein découvrait
la théorie de la relativité
il aura fallu 113 ans
au cinéma pour
prendre le relais
play / rec / play / rec
les spectres
les voix
les couleurs
les musiques
les ruptures
les espaces-temps
du cinéma de JLG
ont explosé les contours
des tournages traditionnels
sa caméra est
sa main gauche et sa main droite
La vraie condition de l’homme est de penser avec ses mains
mais aussi
sa table de montage
égarée dans le cosmos
l’autre soir
vu
quelques lueurs
depuis
Le Livre d’Image
vers
Le Gai Savoir
1882 -1969
une dizaine de minutes
dans le noir
du temps
saturé
de brouillages
enregistrés
de voix
d’ondes gravitationnelles
pulvérisées
« Les maitres du monde
devraient se méfier
de Bécassine parce qu’elle
se tait »
Le Livre d’Image
a peut-être
aussi réinventé
le cinéma muet
… et puis
la soudaine beauté
d’un hommage
rendu à
Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucci[11]
[11] Voir également “Des mots comme des fourmis“, notre entretien avec Jean-Luc Godard à propos du Livre d’Image.