Dans Le Grand Jeu, Joseph Paskin (André Dussolier) recrutait Pierre Blum (Melvil Poupaud) en citant une page du livre écrit par ce dernier dix ans auparavant, dans laquelle il déplorait que les combats de jadis n’aient finalement abouti qu’au « sous-genre littéraire » du pamphlet lyrico-insurrectionnel. Le texte subversif que l’un commandait alors à l’autre était appelé à devenir la pièce d’une machination toute ministérielle, comme si les écrits auxquels on prêtait hier des vertus d’éveil ou de dynamitage pouvaient être détournés à des fins machiavéliques. Et même si, à la fin, cette Lettre de loin parvenait à sa destinataire sentimentale, lorsque l’ex-femme de Pierre déchiffrait l’épigramme amoureux derrière l’exercice de style révolutionnaire, il y avait dans cette fable de l’État profond une certaine dérision à l’endroit des livres et du pouvoir qu’on leur suppose. Les plumitifs et leur prose y passaient pour de superbes impuissants, qui versent une encre vaine. Obsédé par les deux mêmes questions – en quoi les livres comptent-ils, et quel usage politique peut-on en faire ? –, Alice et le maire essaie d’y donner des réponses plus heureuses, en substituant aux barbouzeries du Grand Jeu le pragmatisme plus ou moins inspiré de la gestion municipale. Le schéma en est presque identique : un mentor lié au pouvoir invite à son jeu une intellectuelle que sa caste a séparé des officines, et que tente la mise à l’épreuve d’un savoir livresque devenant aussi la matière de son emploi (elle extrait des livres l’intuition de l’action pour un maire en panne d’idées). À la place du livre-missile, unique et supposément « actif » (l’appel performatif comme mythe gauchiste), il y a désormais une carte de références, des fiches en forme de liste : des livres-missels, si l’on veut, qui compilent quelques morceaux choisis d’ouvrages transformés en bréviaire. Si Le Grand Jeu détournait le mythe faisant du livre une arme, Alice et le maire épuise, non sans paradoxes, celui qui y voit une boîte à outils, un barda pour méditation pratique. Le machiavélisme change aussi de visage. Le film précédent le concentrait dans les manigances de la conquête et l’art des guerres rusées, quand celui-ci a pour théâtre ce qui justifiait le projet même du Prince, la relation du maître et de la conseillère, de l’homme d’action réfléchi et de la femme de pensée active.
Ce n’est pas le moindre mérite du film que de flouter son positionnement par rapport à cette croyance en la convertibilité des idées en actes ou des normaliens en éminences grises. Sans jamais tomber dans l’ironie, le film est empreint d’un scepticisme face à l’universel consulting dont on ne sait trop s’il touche également cette caste de « purs » formée par les intellectuels de concours, que leur noblesse d’État destinent à la fois aux rayonnage des bibliothèques et aux couloirs des palais (le point commun à ces deux mondes, ce sont bien sûr les fiches, qui font l’objet de la première conversation du film). Quant aux livres que mobilise la fable, ils risquent souvent d’en ruiner la morale apparente, ou du moins de la compliquer : tous sont loin, bien loin de la praxis – difficile de transformer la charge acerbe que sont Les Habits neufs du président Mao de Simon Leys en viatique municipal – et les deux à être le plus soulignés – Les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau et Bartleby de Melville – en représentent même l’antithèse (le premier dit adieu à la société, au collectif, le second plonge dans le renfermement indécis de son fameux « I would prefer not to. »). Certes, cet écart est la garantie du « recul » qu’est censée apporter Alice, dont l’intérêt vient de son décalage vis-à-vis de la machinerie des communicants (de la gloire des dissertations face au twitterisme généralisé). Rien ne montre pourtant que le film prend au sérieux cet éloge de la distance, puisque pas plus qu’on ne voit Alice méditer pour de bon (elle aussi appartient à l’Urgence) on ne l’entend critiquer les présupposés de l’action politique ou remettre en perspective ses horizons – en guise de regard lointain, il n’y a que quelques vannes attendues sur le bullshit des spin doctors de seconde zone. À beaucoup d’égards, Alice et le maire apparaît comme la démonstration de l’impossibilité du projet qu’il fait mine de narrer, et ce n’est pas pour rien s’il se termine par une « étrange défaite » (pour reprendre le livre de Marc Bloch qu’Alice explique au maire, et qui annonce son destin), de même que Le Grand Jeu finissait sur l’échec de la conspiration : les livres, finalement, ne servent à rien, sinon à suspendre l’action ou à se tenir sur le seuil des décisions (d’où que Bartleby ferme le film).
Et pourtant ils comptent. Mais, dit le film, leur usage ne peut être instrumental, ni même idéologique : comme le meilleur ami d’Alice le lui rappelle, la gauche a perdu la fameuse « bataille des idées » parce qu’elle n’a pas su renouveler sa bibliographie, et qu’au contraire de ces nouveaux fascistes lecteurs de Gramsci, elle n’a pas compris que les pensées les plus inspirantes étaient souvent celles du camp d’en face. Bref, pour remettre les livres au cœur de la politique, il faut couper les voies directes qui mènent des bibliothèques aux cabinets, et laisser prendre aux ouvrages des chemins hasardeux. Peut-être est-ce par là que le film parle le plus de la séquence actuelle. Car s’il y a quelque anachronisme à mettre au centre de son récit un maire socialiste qu’anime la croyance au progrès, cette exploitation du livre en caution et décor du pouvoir définit une bonne part de l’apparat du macronisme, dans lequel l’emploi des signifiants monarchistes est redoublé par le double nappage de la littérature (le président en héros stendhalien, qui met bien en vue la Chartreuse de Parme sur sa photographie officielle) et de la philosophie (le banquier aurait aussi été penseur, secrétaire de Ricœur – apparemment moins qu’il ne le dit – et élève de Balibar, qui ne s’en souvient pas). Après avoir été scandalisés par l’inculture de Sarkozy, dont l’un des premiers gestes présidentiels avait été de bannir La Princesse de Clèves des concours de l’administration, après avoir été aussi déçus par un hollandisme qui n’avait guère restauré l’ancienne alliance de Mitterand avec les gens de lettres, ceux-là se confrontent aujourd’hui à bien pire : un président qui se pare d’écrits dont au fond il n’a cure, parce qu’il a compris que le meilleur moyen de faire taire les intellectuels était de prétendre leur être semblable. Le maire de Pariser n’a bien sûr ni la morgue macronienne, ni sa culture du décorum. Il n’en témoigne pas moins de ce nouveau nouage du texte et du règne. Sa morale montre aussi où nous en sommes dans notre rapport à ce dernier : il ne s’agit plus de se défaire du gouvernement – désir foucaldien devenu credo gauchiste, et que mettait à mal Le Grand Jeu – mais de dé-livrer le pouvoir, et d’aller lire ailleurs.