Gabriel Bortzmeyer : Personne n’essaiera de faire passer The Plot Against America pour la plus grande réussite de David Simon[11] [11] Le premier numéro papier de Débordements, toujours disponible, est largement consacré à l’œuvre télévisuelle de David Simon. . Mais si l’on met de côté les teintes sépia (fatal jaunissement du « vieux », fût-il fictif), cette fin si improbable et la faiblesse de certaines scènes (celles des rassemblements démocrates par exemple, qui montrent combien il est difficile d’opposer à la haine d’en face une ferveur aussi intense), je crois que le problème et en même temps l’intérêt de la série, c’est qu’elle arrache le showrunner à son espace de prédilection, le quartier. Le premier épisode semblait pourtant répéter le balisage qui lui sert de méthode, à travers ce dilemme si « simonien » du déménagement. L’hésitation du père oppose l’îlot juif et la zone résidentielle trop wasp, avec, comme toujours, ce poids des frontières invisibles et cette défense des solidarités locales. Je crois qu’on est là plus proche des bandes dessinées de Will Eisner que de l’art romanesque de Philip Roth, somme toute peu travaillé par l’urbanisme et ce type de mobilités sociales. Mais plus la série avance, plus elle se déterritorialise. La rue y devient un fond d’écran sans vie et aucune place n’est faite aux acteurs de terrain (même la police « de proximité », absente sinon lors de la loi martiale). C’est assez étrange, si on songe au localisme indépassable de l’œuvre antérieure. Là, les coordonnées spatiales sont comme dictées par les trajectoires aériennes de Lindbergh, qui va d’aérodrome en aérodrome en survolant un espace abstrait : la série entière semble soumise au même modèle, puisque ses principaux lieux – l’appartement, les rares bars, le bureau de l’OAA (Office of American Absorption), le magasin où travaille Bess ou l’entrepôt que noyaute Alvin – sont déconnectés les uns des autres, et par là un peu désincarnés eux-mêmes. Cela sans compter que la grande majorité des scènes sont d’intérieur, ce qui est une première pour Simon. Il avait eu jusque là pour leçon que toute politique devait être rapportée à un territoire partagé et à ce qui y tient lieu de structures socialisantes, qu’elles soient légales ou informelles. Avec The Plot Against America, tout s’est abstrait. À la place des institutions comme l’école, le bar, le commissariat ou le club de boxe – et bien sûr la première d’entre elles, la rue –, il y a le mémorial de Lincoln et une Maison Blanche réduite à bien peu de choses, de l’argenterie, des napperons et quelques vipères. Quant à l’espace vécu, il quitte l’ordre des vicinités pour être de suite associé à une géographie nationale dont le quadrillage imaginaire n’a rien de très fin (l’urbanité métissée contre des campagnes aux mains du Klan, etc.). Il est donc normal que disparaisse également cette communauté qui, de série en série, des habitants des corners aux GI de Generation Kill et aux musiciens de Treme, formait le cœur palpitant de l’œuvre, même sous son visage le plus disgracieux (la classe moyenne blanche de Show Me A Hero). On dira que The Plot Against America a pour centre la communauté juive : certes, mais elle n’y existe au fond que comme idée, comme objet d’une haine immonde ou d’un attachement viscéral, jamais comme tissu relationnel localisé (d’où, aussi, la limite du parallélisme entre les conditions juive et afro-américaine : les Noirs de The Wire ou Treme ne se rapportent pas à un groupe de la même façon, et la communauté dessinée par les séries transcende – même si seulement à la marge – les appartenances raciales). Je ne dis pas cela pour critiquer la série, juste pour en souligner la bifurcation. Mais j’ai du mal à ne pas penser que, dans le passage de la manne journalistique à l’inspiration romanesque, dans le changement d’échelle comme dans le désir d’interroger les principes mêmes de la démocratie américaine, il y a quelque chose qui se perd. Le sol concret se dérobe à mesure que l’horizon croit s’élargir.
Raphaël Nieuwjaer : Je ne poserais pas tout à fait les choses ainsi. Certes, les titres de ses séries suffiraient à attester de l’importance qu’a pour lui le quartier comme périmètre de vie et d’observation – The Corner, Treme, The Deuce désignent à chaque fois des lieux précis, et très marqués d’un point de vue social, économique, culturel et même historique, puisqu’une date accompagne généralement l’entame de chaque récit, voire de chaque saison. Ces œuvres cartographient un microcosme au sens strict, c’est-à-dire un monde en miniature, qui tend à fonctionner de manière autonome. En même temps, il est évident que ces sites ne valent qu’à être rapportés à un dehors. Une telle articulation fonctionne me semble-t-il à trois niveaux. Le premier est celui des personnages, de l’expérience qu’ils font de leurs attachements à une sphère sociale, et en même temps de leur impossibilité à s’en arracher. De ce point de vue, il faut avoir franchi la frontière pour se rendre compte qu’elle existe, et avec quelle force. Le sentiment d’étrangeté est alors très profond. Nombre de ses personnages se trouvent soudain plongés dans des environnements qu’ils ne comprennent pas, qui ne sont pour eux que pure indétermination : un brouillard, un brouillage, un néant. Étonnamment, ce qui est vrai pour les adolescents dealant dans leur quartier l’est également pour les flics les plus dévoués. Il faudrait alors analyser le rapport à l’océan dans Homicide ou The Wire, mais posons simplement qu’il n’est pas anodin que ni Cedric Daniels, ni McNulty ne soient jamais allés à la plage. C’est que, là-bas, il n’y a pas de rue, pas de quadrillage, pas de repère, alors qu’un bon flic est précisément celui qui sait toujours donner sa position – c’est la leçon inaugurale de Bunny Colvin. Premier point, qu’il faudrait évidemment nuancer par bien d’autres trajectoires.
A un autre niveau, les séries se structurent par la mise en rapport de ces quartiers, de ces sites, selon un axe horizontal et un axe vertical. Étendre la carte, mais voir aussi ce qui fait lien, comment cela s’entre-détermine, même à distance. Où est le pouvoir, où est l’argent, comment ça circule, où ça bloque. En somme, passer d’une juxtaposition de milieux à l’appréhension d’un système, ou du moins d’un réseau d’interdépendances – tâche qui est celle-là même que Simon a fini par accorder à la série, faute de pouvoir l’accomplir en journaliste. Le corner, le quartier, la ville, éventuellement quelques comtés proches, l’Etat. Il est rare que Simon s’aventure au-delà, en effet. Mais parce qu’il espère que, sans quitter cet emboitement d’échelles, la fiction s’offre aussi comme allégorie pour le pays. C’est le troisième plan – à mon sens, celui où le conteur et l’analyste qu’est Simon force un peu le sens, ou le bloque dans une lecture parfois trop univoque, surtout en entretien. Sans doute est-il justifié de penser que la limite de The Plot Against America tient au fait que la série semble se construire à l’envers, depuis son efficacité de métaphore, de discours sur l’Etat de l’Union, plutôt qu’à partir d’une enquête de terrain. Pour autant, je crois aussi que son hypothèse fictionnelle – la victoire de Charles Lindbergh contre Franklin D. Roosevelt aux élections présidentielles de 1940 sur un programme isolationniste et nourri d’antisémitisme – permet de précipiter ou de condenser des questions centrales chez Simon. A quoi tiennent les limites territoriales d’une existence ? La frontière entre quartiers et/ou communautés est-elle une membrane ou une entaille ? A combien de divisions l’expérience américaine peut-elle survivre ? Dans une large mesure, la description des institutions a été effectivement remplacée par celle des habitudes, notamment familiales, soit une autre manière de faire tenir les vies entre elles – j’aime beaucoup la réplique du père, au début, lorsqu’il dit, un sourire de satisfaction aux lèvres, « tous les vendredis, la même soupe ». Cela ne rend pas la série moins précise – il faut simplement prêter attention à la cuisine (comme c’était déjà le cas dans Treme, et même dans The Wire). Par ailleurs, il y a quand même le souci de montrer qui « tient » le quartier, en l’occurrence les grossistes juifs, comment il s’organise, se structure. Enfin, si les rues se vident, et que la vie sociale et politique n’existe pratiquement plus que dans les parages du poste de radio, ce n’est pas pour rien : c’est l’effet très direct de la peur qui ronge la famille Levin et leurs proches. J’y verrais donc moins une abstraction qu’un symptôme de la crise démocratique que raconte The Plot.
G. B.: C’est vrai que l’allégorisme est partout chez Simon, dans un commerce de drogue tourné en figure alpha de l’entrepreneuriat capitaliste (The Wire) comme dans une cuisine où les accords entre saveurs deviennent la clé d’une politique (le « gombo yaya » qui, dans Treme, allégorise le métissage) ou l’image même de l’art (avec Janette Desautel, qui se vit comme créatrice tandis que les musiciens jouent d’abord pour manger). Mais – je me répète en variant – il s’agissait toujours d’allégories localisées, incarnées dans une pratique ou une personne. Dans The Plot Againt America, ce substrat s’évanouit, puisque seul l’événement global sur l’hypothèse duquel se fonde la série pourrait passer pour tel, en devenant, je suppose, l’allégorie des virtualités fascistes tapies jusque dans la nation la plus démocratique. Je dis « je suppose » parce que, au fond, le référent est à la fois évident et obscur, de même que la modalité du lien entre l’allégorisant et l’allégorisé reste problématique. Car si à première vue la série allégorise le trumpisme – tout le contexte de production va dans ce sens –, l’analogie est fort fragile (car Trump, raciste et isolationniste, n’a semble-t-il rien d’un antisémite), et aucun des événements ou des discours décrits ne cristallise réellement la politique de l’administration au pouvoir. L’une des limites de la série tient à ce qu’elle se présente comme une critique du contemporain tout en ne suggérant celui-ci que par le biais d’un parallélisme vague. Bien sûr, ce n’est pas là un échec de Simon lui-même. J’imagine qu’il est inhérent à tout projet voulant à la fois attaquer de front – le référent est nettement ciblé – et de manière indirecte, par exemple par la voie d’une uchronie. Il n’y a qu’à penser à cette autre série anti-Trump produite par HBO, Watchmen, où la réécriture de la bande dessinée d’Alan Moore permet de fabuler le racisme contemporain à travers la résurrection d’un pseudo-KKK. Et si cette œuvre de Damon Lindelof n’est pas sans beautés, la dimension « critique » dont elle se targue si ouvertement apparaît à terme dépourvue d’effets stratégiques : comme la série de Simon, elle ne parvient finalement qu’à réaffirmer la sempiternelle opposition de deux camps, le social-progressiste et le fascisto-obscurantiste, arc-bouté sur le souvenir de privilèges perdus – sans qu’il soit certain qu’un tel partage soit le plus fonctionnel pour défendre une politique émancipatrice aujourd’hui (c’est après tout celui qui a servi de façade à la campagne électorale de Macron).
Mais je ne vais pas reprocher à la The Plot Against America les flottements de son allégorie. Ce qui m’intéresse surtout, c’est la disparation forcée de cet autre nerf du travail de Simon, l’utopie, qui, depuis l’épisode de « Hamsterdam » dans The Wire, n’a cessé de hanter ses méditations d’urbaniste. Elle s’y associait à cette formule reprise de série en série, « the american experiment » qui, cette fois, apparaît dans la bouche du rabbin Bengelsdorf, lequel y entend l’antithèse de ce que ses prédécesseurs y mettaient. Pour Simon, l’expérience américaine se confond avec l’existence urbaine et ce que, dans Treme, DJ Davis appelle la « créolisation » ; Bengelsdorf l’identifie aux county towns de l’Amérique rurale, qui repoussent le mélange et exigent l’assimilation (lui-même dirige le bureau de « l’absorption »). Dans cette perspective, l’utopie devient un ailleurs invisible et non plus le laboratoire urbain où les séries antérieures éprouvaient l’Amérique : en bref, ce n’est plus une utopie, mais une fiction. Et c’est là, je crois, que The Plot Against America apporte quelque chose en propre : parce que plutôt que de raconter une crise démocratique (qui finalement n’est le thème que des dernières images, avec ces bulletins de vote brûlés), elle dresse un répertoire des identifications mythologiques du pays – c’est moins un « State of the Union » qu’un catalogue d’imaginaires nationaux, du père juif croyant dans l’évangile démocratique des gens ordinaires au rabbin qui radicalise à l’excès la vieille métaphore du melting-pot (soit dit en passant, Evelyn et lui sont les seuls personnages passionnants, et peut-être aussi les plus inédits si l’on omet ce gamin assez peu consistant, Philip, qui, parce que d’origine romanesque, doit fonctionner comme pur regard et comme coupable irresponsable, tandis que sa tante et son amant nagent dans une authentique zone grise où se mêlent opportunisme, aveuglement et croyance illusoire en la capacité des princes à être réellement conseillés). C’est parce que le territoire a été remplacé par un quadrillage abstrait que, in fine, il peut devenir carte mentale sur laquelle ne se lisent que des positions idéologiques. Peut-être est-ce pour cela que le deus ex machina revient à Anne Lindbergh, personnage intéressant parce qu’insubstantiel au dernier degré : au lieu de devoir comme les autres incarner une idée ou un combat, elle apparaît dès ses débuts (quand elle propose au rabbin de venir dîner auprès d’un dignitaire nazi) comme une fonction de la conciliation, qui cherche l’accord à travers l’échiquier – et le jeu dépassionné de l’actrice montre tout ce qu’il y a d’arbitral dans cette figure. Son discours radiophonique clôture le récit en même temps qu’il ferme la parenthèse du pogrom parce que, rappelant « the laws of the land » par-delà les factions, elle rassemble tous les imaginaires.
R.N.: Je suis en grande partie d’accord avec toi. L’une des forces de The Wire est d’être un patchwork de métaphores, même si l’on peut considérer que l’image du game – autre manière de « totaliser » l’Amérique, si l’on en croit la séquence inaugurale – est surdéterminante. Disons que la puissance d’une métaphore ne peut être que paradoxale : elle vaut moins pour sa signification que pour son effet d’accroche. Un rapport est suggéré sans que l’écart entre les termes ne s’abolisse. Disons qu’elle produit une tension et une attention. Décryptée, elle s’épuise et paraît vaine – car alors, pourquoi ne pas faire une série sur l’élection de Donald Trump si, au final, c’est cela qu’il faut voir et comprendre ? C’est que l’argument auquel Simon prétend souvent réduire ses séries n’est jamais si évident. Il entend démontrer, mais il raconte. Et racontant, il laisse le sens s’échapper dans la séduction d’une lumière, l’ambivalence d’un geste, la suspension d’un regard, l’attente d’un mot, comme dans la polarisation des personnages – puisqu’aucune réponse au problème Lindbergh n’est évidente. Et la métaphore elle-même s’emploie bien sûr à affecter le spectateur plutôt qu’à simplement le convaincre. Elle a une fonction stratégique – convoquer un péril plus grand afin de prévenir – mais également sensible. En fait, il faudrait prendre la métaphore à l’envers : non comme vectrice de sens, mais comme condition du récit. C’est cet écart-là qui permet sans doute à Simon et Burns de trouver le souffle pour affronter le présent. Elle libère un espace de fabulation qui, de manière à la fois transparente et oblique, peut agir en retour comme mise à plat de l’imaginaire « trumpien » et récit alternatif.
Lindbergh est une figure étonnante, qui règne d’autant mieux que ses apparitions sont furtives. A l’heure des tweets et retweets frénétiques, il est frappant de voir quelqu’un emporter l’adhésion des foules en répétant les mêmes quarante-et-un mots d’aérodrome en aérodrome. C’est en fait le Grand Absent de la série – celui qui n’est pas là, dont tout le monde parle et qui est même souvent parlé par les autres. En tant que spectateur, on le suspecte moins d’agir dans la coulisse d’un pouvoir inaccessible – notamment au rabbin Bengelsdorf – que d’être le nom d’une cristallisation affective et idéologique nationale, qui se traduit par un glissement de l’enthousiasme à la crainte puis à la haine, et une division raciale. Sans doute faudrait-il alors déplier les apories et les paradoxes du pouvoir tels que présentés depuis The Wire ou Show Me a Hero. On se souviendra simplement que Tommy Carcetti renonçait à accomplir ce pour quoi il avait été élu, prétextant qu’il n’était pas encore au bon échelon de gouvernement, et ainsi laissait perdurer l’injustice, quand Nick Wasicsko finissait par mettre en place des réformes qu’il n’avait pas voulues, mais qui étaient justes. Plus généralement, on pourrait dire que la politique chez Simon échoue dès qu’elle se hiérarchise. Elle n’est jamais aussi effective que dans l’horizontalité d’une manifestation ou d’une lutte locale (Treme), dans une proposition à la fois utopique et émanant du terrain (The Wire), ou dans les prises de parole lors de réunions publiques (citons The Deuce, pour changer). La hiérarchie transforme la politique en l’accomplissement du désir (supposé) du supérieur. Le rabbin développe ainsi un programme d’assimilation que Lindbergh n’évoque même pas. Dans The Wire, l’inertie institutionnelle tient largement à cette fameuse chain of command qui, en réalité, commande si peu. C’est ce qui rend la fin, peut-être un peu confuse, tout de même intéressante : Lindbergh disparaît, mais la démocratie n’est pas sauvée car, en tant que Président, il n’a jamais été que l’image qu’une partie dominante de la société se faisait d’elle-même. Des passions se déchaînent à travers lui, mais il n’agit pas, ou à peine. Il est vrai que le dernier plan, avec son transistor irradiant une étrange lumière dorée à mesure que s’approche l’annonce des résultats de la présidentielle, tendu entre un horizon rédempteur et le chaos d’une nouvelle guerre civile, pourrait faire de Roosevelt un Messie. Mais ce serait à mon avis négliger le mouvement même de la séquence, qui est de saisir une forme de mobilisation populaire dont le vote n’est qu’un moment. Cela témoigne peut-être moins d’une croyance en l’efficience de la représentation que d’une défense de la possibilité même de se rassembler, de débattre et d’accueillir la pluralité et la contradiction.
Comme tu as commencé en suggérant de mettre de côté les teintes sépia, j’espère que tu ne m’en voudras d’y venir tout de même. Certes, l’image tire dans les marrons lors des séquences d’intérieur, surtout le soir ou la nuit. Mais la palette est plus nuancée, et me restent aussi dans l’oeil des plans d’extérieur-jour d’une qualité presque cristalline. Il n’est donc pas question d’un filtre d’époque uniformément appliqué, même si le travail d’étalonnage est très sensible, et peut-être parfois trop, notamment dans le jaune miel des lumières artificielles, qui semble toujours rehaussé. Certains plans tendent également vers une forme de pictorialisme américain – je songe à une station-service très à la Hopper. A cela, il faut ajouter une caméra extrêmement mobile, qui s’accroche aux personnages et les accompagne dans leurs courses enchevêtrées. De ce point de vue, on peut dire que si Simon et Burns replient une bonne part de leur récit dans l’espace domestique, ce n’est qu’à la condition de le feuilleter, de le stratifier (le jeu sur la profondeur de champ est souvent remarquable) et de le vectoriser, si bien que se constitue là aussi un espace multiple, tiraillé, en débat.
Même si on aurait tort de croire que Simon a pu un jour être platement réaliste, je ne peux m’empêcher de penser que ce soin porté à la mise en scène est aussi à envisager dans le sillon de The Deuce, la série la plus ouvertement cinéphile de Simon, et qui trouvait dans le développement du long-métrage de fiction pornographique l’occasion de déplier un certain art poétique. Quand Herman, le père, se rend dans la cabine d’une salle d’actualités pour discuter avec son ami projectionniste, je revois d’une certaine manière Candy en train de redécouvrir les leçons de Hitchcock et de Koulechov – leçons que Simon, peu initié aux techniques cinématographiques, a lui aussi comprises au fil des tournages. Non que le personnage disserte sur la mise en scène, mais, outre le plaisir évident à montrer des colleuses et des vieux projecteurs (plaisir du « rétro », peut-être), la série se plait également à exhiber les potentialités expressives du montage à travers un petit fragment où la gestuelle martiale de Hitler est transformée en une gigue ridicule (procédé à l’oeuvre dans un court film intitulé Lambeth Walk: Nazi Style [1941] de Charles A. Ridley). Premier point, donc : The Plot est une série sérieuse, grave, sans être austère, et elle peut même viser une certaine séduction. Deuxième point : les dispositifs médiatiques – cinéma, radio, journaux – ne font pas l’objet d’une dénonciation univoque au nom de l’usage propagandiste qu’ils permettent. Évidemment, l’image peut être aveuglante – la tante Evelyn dansant avec Ribbentrop devant les caméras, et jouissant aussi de se savoir filmée. Mais ces dispositifs apparaissent comme une des conditions de possibilité, ou une des modalités, de l’espace public. Espace public dont la vitalité ne se mesure pas simplement par un idéal de rationalité pure – preuve en est, l’admiration du père pour le satiriste Winchell. Il est beau alors qu’à la fin, après avoir tant de fois dessiné le héros Lindbergh, l’aîné fasse le portrait de son père tendu vers la radio. Il y a là une figure de l’ « homme ordinaire de la démocratie », anonyme mais profondément concerné, sans nul doute chère à Simon et Burns. Dernier point, en passant, mais cela mériterait développement : cette figure trouve son envers à la fois tragique, problématique et nécessaire, en l’oncle Alvin, qui prendra les armes contre les nazis après avoir distribué quelques coups de poing dans le New Jersey. Le récit semble les opposer, mais il me semble plutôt qu’à travers eux se dialectise un rapport à l’engagement.
G. B.: Il est vrai que le lien entre The Deuce et The Plot, si proches (dans le temps, le style, le rapport aux acteurs « fameux ») et si lointaines (de New-York à Newark, de l’histoire à l’uchronie, du porno underground au fascisme de tribune), c’est la salle de cinéma – même si on n’y voit jamais de longs-métrages de fiction, comme s’il était encore difficile pour le format sériel de se tourner si ouvertement vers un septième art qui lui sert à la fois d’aîné et de surmoi (sauf dans The Sopranos, obsédé par ce lien entre télé et ciné, et où les films ne pouvaient être vus que sur de trop petits écrans). Il faudrait revoir la trajectoire de Simon en fonction des médias et des arts qui ont été progressivement intégrés dans l’orbe de ses intrigues. The Corner ou The Wire excluaient toute pratique artistique, sinon sous des formes très ponctuelles, et même le journalisme de presse mettait plusieurs saisons à s’y inviter. L’Irak en guerre de Generation Kill se prêtait mal au dialogue avec d’autres formats, mais la mini-série se terminait tout de même sur le montage vidéo qu’un des marines avait réalisé de leurs « exploits », et le dernier plan montrait les soldats en spectateurs désolés. Treme a compilé bien des pratiques populaires et carnavalesques, tout en réservant une place aux nouvelles pratiques journalistiques (l’enquêteur-blogueur remplaçant le columnist, sans parler des usages de YouTube par les Bernette) ; n’y manquait à vrai dire que le cinéma, alors que le théâtre (Sofia et sa mère y assistent à une représentation d’En attendant Godot, dont l’absence de drame renvoyait à la série son reflet) et la sculpture (le plot enguirlandé sur laquelle se termine la dernière saison) y avaient droit de cité. Bref, la réflexion médiatique a pris une place croissante dans l’œuvre – d’où la place que tiennent la vidéo porno amateur dans la troisième saison de The Deuce ou le duo radio/actualités dans The Plot. Et j’ai tout de même l’impression que cet appel aux différents médias permet à Simon de tourner autour du cinéma – avec son avant, son après ou son à côté – sans vraiment le regarder en face. The Deuce donnait une version ironique de cette confrontation en forme d’esquive, en convoquant Fritz Lang à propos d’une réécriture génitalisée du Petit chaperon rouge. The Plot oppose à l’art majoritaire de l’époque qu’elle décrit un dessin à usage privé, et laisse croire que les salles des années quarante pouvaient encore être uniquement consacrées aux actualités, ce qui, je crois demeurait très rare (la mode était plutôt au packaging de programmes). Il y a là une sorte de refoulement narratif très intéressant, d’autant plus qu’il n’est pas propre à Simon. Il faudra un jour faire l’histoire des séries à partir de cette place vide réservée en leur cœur à un cinéma vers lequel elles lorgnent tout en évitant de le donner à voir.