Du 5 au 15 mars, quelques jours avant le début du confinement, le Festival International de Cinéma UNAM (Université nationale autonome du Mexique), FICUNAM, s’est tenu à Mexico. Consacré au cinéma “indépendant” international et mexicain, FICUNAM est devenu à partir de 2011, au fil de ses dix éditions, l’un des festivals de cinéma les plus remarquables au niveau mondial — et cela grâce à la rigueur et à l’audace de programmateurs comme Eva Sangiorgi, Roger Koza, Maximiliano Cruz, Sébastien Blayac et Michel Lipkes, son directeur artistique actuel. Le dernier grand festival “en présentiel” au moment de l’écriture de ces lignes, avant la prolifération de modes de diffusion virtuels ou hybrides réinventant les modèles conventionnels et questionnant les spécificités politiques, sociologiques et phénoménologiques des rencontres de cinéma, a présenté deux centaines de films dans ses différentes sections, en parallèle aux conférences et masterclasses de cinéastes tels que Pedro Costa et Elia Suleiman. Placée sous la divise « el cine que provoca » [et convoquant la polysémie du verbe “provocar”, “provoquer” ou “exciter”, mais aussi, dans certaines variations sémantiques latino-américaines, “désirer”, dont “le cinéma qui provoque” ou “le cinéma qui (se) fait désirer”], l’édition de FICUNAM de cette année visait, dans les mots d’Abril Alzaga, sa directrice exécutive, dans le catalogue, « à proposer un autre cinéma, un cinéma qui confronte… et qui nous suggère de regarder sous un autre angle ».
Cette prémisse, celle de « regarder sous un autre angle », résume de façon précise les enjeux curatoriaux du FICUNAM. Les actes de regarder le monde sous un autre angle à travers le cinéma et de voir le cinéma autrement sont ici complémentaires. Si, d’une part, la programmation du festival, réunissant dans ses sections compétitives nationales et internationales des films relevant des systèmes de représentation de la fiction et du documentaire, du cinéma indépendant et du cinéma expérimental, auteuriel et étudiant, remet en cause les catégories et les conventions établies, d’autre part, il est question de regarder — et de colliger — la production cinématographique récente selon une perspective extra-européenne et donc d’excentrer (et de repenser) l’actualité et l’histoire du cinéma elle-même. L’axe placé ailleurs qu’au centre convenu, la programmation de FICUNAM établit des parallélismes thématiques et formels non-hiérarchiques de tout type, entre des cinématographies plus ou moins non-hégémoniques, entre les cinémas du passé (y compris des films de patrimoine restaurés) et les cinémas du présent, les films d’ici et les films d’ailleurs. Cette liberté — ou « cet espace de radicalité créative », selon Lipkes, dans le catalogue — se matérialise aussi dans le regard du public. Les habitués des festivals de cinéma européens se laisseraient surprendre par les formes d’interaction critique et de convivialité entre les spectateurs et les invités, les instants d’échange et de rire d’un faire communauté.
Au FICUNAM, le cinéma mexicain dialogue donc avec le meilleur de la production mondiale à travers une vaste sélection de films. Se déroulant à l’UNAM, à la Cineteca Nacional (Cinémathèque nationale) et dans d’autres centres culturels et salles de cinéma à Mexico et en zone métropolitaine, FICUNAM est à la fois une vitrine du cinéma international et un festival d’avant-premières nationales. La section compétitive internationale a réuni des films acclamés comme, entre autres, Atlantis (2019), de Valentyn Vasyanovyc, récompensé par le Puma d’argent du meilleur film étranger, A Febre (La Fièvre, 2019), de Maya Da-Rin, Technoboss (2019), de João Nicolau et Longa Noite (Longue nuit, 2019), d’Eloy Enciso. Le long-métrage de production mexicaine La Sombra del desierto (o el Paraíso perdido) [L’Ombre du désert (ou le Paradis perdu), 2020], de Juan Manuel Sepúlveda, a été présenté en première mondiale dans cette section. Dans ses films précédents, Sepúlveda examine l’oppression des peuples amérindiens et la persistance de structures coloniales dans le Canada “inter-culturel” par le biais des formes filmiques inventives interrogeant l’éthique documentaire. La Sombra del desierto est structuré par deux mouvements antagonistes : celui d’une caravane de migrants qui attend de traverser le Désert de Sonora pour rejoindre les États-Unis ; la lutte pour la survivance des derniers Amérindiens du désert.
En plus de la compétition internationale, cinquante-huit films étrangers ont été présentés dans la section non-compétitive Atlas. De I Was at Home, But (J’étais chez mois, mais, 2019), le film le plus récent d’Angela Schanelec, et Vitalina Varela (2019), de Pedro Costa, qui a présenté une masterclass modérée par la chercheuse Lucrecia Arcos Alcaraz, à The Halt (Halte, 2019), de Lav Diaz, et Lo que arde (Viendra le feu, 2019), d’Olivier Laxe, en passant par Responsabilidad Empresarial (2020), de Jonathan Perel, et El Laberinto (Le Labyrinthe, 2018), de Laura Huertas Millán, Atlas a dressé un panorama de la production cinématographique la plus notable des deux dernières années. Sandlines, the Story of History (2019), de Francis Alÿs et Julien Devaux, film présenté dans cette section, reconstitue les cent dernières années de l’histoire du peuple irakien. Cette reconstitution sensible plutôt qu’historique car explorant les formes sensorielles de l’expérience de l’histoire à travers une opération rétrospective, une rotation qui dépasse l’horizon du temps, se fonde sur un jeu d’enfants et des stratégies de co-représentation. Dans les collines environnant Mossoul, un groupe d’enfants rejoue les principaux épisodes de l’histoire irakienne. Cet exercice brechtien, à travers lequel le rituel et le politique s’articulent, inscrit l’histoire dans le paysage. En lien avec l’œuvre artistique d’Alÿs et affirmant une conception dialectique de l’espace et du temps, les différentes temporalités sont disposées et réparties dans le paysage, devenu lieu de prospection. Ce remontage de l’histoire dans une perspective à la fois ludique et critique rend sensible une phénoménologie de l’histoire irakienne.
Ahora México (Maintenant le Mexique), la section compétitive nationale, suscite nécessairement une réflexion sur la vie des films. Composée de treize films, la plupart d’entre eux en première mondiale, cette section a dressé un panorama de la fulgurante production cinématographique mexicaine actuelle. Pourtant, quel avenir pour ces films dans le contexte de la pandémie de COVID-19 ? Si certains seront projetés lors de la prochaine édition du Festival FIDMarseille, ce qui montre des affinités et des complicités entre les deux festivals, le devenir matériel d’autres œuvres, leur visibilité, au moins dans des conditions de projection conventionnelles, est sans doute menacé par le cadre actuel. Parmi cette riche sélection, deux films se détachent par leur singularité formelle, La paloma y el lobo (La Colombe et le loup, 2019), long-métrage de Carlos Lenin Treviño, récompensé par le Puma d’argent du meilleur film mexicain, et Toda la luz que podemos ver (Toute la lumière que nous pouvons voir, 2020), première incursion de Pablo Escoto Luna dans le système de représentation de la fiction.
La Colombe et le loupe est une histoire d’amour, celle de Paloma (la Colombe) et de Lobo (le Loup), qui se développe dans le contexte hyperviolent et inégalitaire du Mexique contemporain. Inspiré des récits d’enfance de Lenin Treviño, ce film d’une grande rigueur formelle aborde le problème des déplacés par les violences systématiques et l’imbrication entre les divisions de classe et de race, héritage du colonialisme. Même si la violence explicite reste toujours en hors champ, si elle n’est convoquée que par le lien profond et dialectique entre le désir et la mémoire fabulée, ainsi que par les non-dits, les partis pris esthétiques la rendent sensible dans chaque plan. En dialogue avec une généalogie cinématographique qui commence avec Los Olvidados [Los Olvidados (Pitié pour eux), 1950], de Luis Buñuel, le film de Lenin Treviño inscrit le prolétariat et le lumpenprolétariat, les grands absents d’un certain cinéma mexicain, dans l’espace de la représentation. La structure narrative circulaire, le remploi d’archives (notamment d’images du travail industriel dans les maquilladoras, les usines de montage qui assemblent des biens importés destinés à être réexportés), la lumière dure et crue, l’exploration de la profondeur de champ et la déambulation des personnages dans des grands espaces vides sont des procédés formels qui contribuent à construire la perspective idéologique du film. Avec en arrière-plan tous les passages bloqués, ce film sensoriel et tactile, une histoire sans principe ni fin, est hanté par les spectres de ceux qui restent en marge du projet national mexicain.
Après Ruinas tu reino (2016), récompensé par le Puma d’argent du meilleur film mexicain en 2017, Toda la luz que podemos ver marque le passage du jeune cinéaste Pablo Escoto Luna vers la fiction — ou, plus précisément, vers un système de représentation indéterminé dialectiquement selon une perspective de genre, mélangeant des éléments fabulatifs et documentaires et donnant une expression formelle aux cosmologies amérindiennes. Ce film de plus de deux heures, d’une singularité formelle absolue, annonce — et affirme — un cinéaste majeur à venir, dont la démarche esthétique peut être comparée à celle de certaines figures du cinéma latino-américain moderne, comme Glauber Rocha et Jorge Sanjinés, et contemporain, tel Carlos Reygadas. Produit par un petit groupe d’amis, dont les scénaristes et monteurs Cat de Almeida et Salvador Amores et le directeur de la photographie Jesús Nuñez, et signé collectivement, le film affirme un mode collectif de production cinématographique. Toda la luz que podemos ver est, tout d’abord, tel que signalé par le titre, un film sur la lumière comme matière cinématographique et les processus de construction et d’organisation d’un regard sur le monde et l’histoire. Un regard qui enchevêtre deux histoires d’amour, l’une mythologique, l’autre historique, traçant les contours d’un monde en disparition, la Nouvelle-Espagne. Filmée en 16 mm, la séquence d’ouverture constitue un montage d’images abstraites, ombres et lumières, résultat d’une erreur de développement de la pellicule, ce qui, s’inscrivant dans la tradition du cinéma expérimental, remet en cause la logique assertive de l’image en mouvement. Cette déambulation non-figurative, sensorielle et fragmentaire à travers le centre historique et archéologique de Mexico annonce le programme formel, politique et épistémique de Toda la luz que podemos ver : interroger, à travers un tissu narratif mélangeant lui-même des éléments “primitivistes” et modernes, les enjeux idéologiques de la construction de l’État-nation mexicain et sa révolution “congelée”, pour citer le titre du film de Raymundo Gleyzer de 1970. Selon Jesse Lerner, dans son ouvrage The Maya of Modernism. Art, Architecture, and Film, « Pour l’État mexicain post-révolutionnaire, les anciens Mayas et leurs réalisations étaient un passé utilisable qui pouvait être employé efficacement pour répondre à un impératif politique et social… Les visions du modernisme maya célèbrent la possibilité… des Mayas eux-mêmes… entrer dans le monde moderne ». Se déroulant à la veille d’une guerre fictive conjuguant toutes les guerres historiques du Mexique (le dernier jour de la Nouvelle Espagne en 1810, le jour avant la Révolution de 1910 et le 31 décembre 1993, avant le soulèvement zapatiste, aussi bien que le temps présent), la construction narrative de Toda la luz que podemos ver multiplie les régressions et les anachronismes et s’attaque à la persistance de structures et de formations coloniales (notamment, d’une « colonialité du voir », notion de Joaquín Barriendos), au sein d’une temporalité multiple. Cette temporalité multiple est la condition d’une renégociation de l’histoire et d’un élargissement du visible. Car, dans Toda la luz que podemos ver, il est aussi question de rendre visible l’invisible, la dimension sacrée du paysage et des cosmologies amérindiennes préhispaniques, et d’ouvrir le temps du possible, celui, peut-être, du soulèvement décrit par le sous-commandant Galeano dans son discours de 2014, lu en voix-off par le cinéaste à la fin du film.
Pour cette édition, le FICUNAM proposait également trois rétrospectives : en plus de deux programmes consacrés à Chantal Akerman et à Elia Suleiman, une rétrospective dédiée à Jacques Tourneur. Un projet de l’UNAM, le festival comprenait aussi plusieurs activités académiques, notamment le Foro de la crítica permanente (Forum de la critique permanente), organisé au sein de la Chaire Bergman par les critiques Salvador Amores et Rafael Guilhem. Cet espace de discussion sur les enjeux de la critique de cinéma a compté avec la participation de la critique et programmatrice Mónica Delgado, de l’universitaire Chris Fujiwara et du curateur et critique James Lattimer, entre autres.
Les articulations entre théorie et pratique du cinéma contribuent aussi à faire du FICUNAM l’un des festivals les plus singuliers du panorama latino-américain et mondial, un festival qui se dédie depuis dix ans à rompre les frontières et les hiérarchies entre les genres, les disciplines, les géographies et les formes.