Les arbres qui marchent, Mattia Colombo et Erri De Luca

A l'orée du bois

par ,
le 3 février 2021

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Le spectateur qui, comme l’auteur de ces lignes, pensait trouver dans le film de Mattia Colombo et d’Erri De Luca un havre forestier où faire le plein de calme et de souffle, risque d’être surpris. Très vite, les auteurs quittent les pinèdes italiennes pour nous conduire, d’une longue séquence à l’autre, aux différents usages communautaires, artisanaux, éducatifs ou artistiques, de la matière-bois. Si le lien entre ces étapes se fait parfois ténu, elles semblent avoir en commun de montrer des hommes qui partagent un même regard sur le monde. Le film s’ouvre en effet sur un passage de l’Evangile selon Marc : à Bethsaïde, Jésus guérit un aveugle de naissance qui, posant pour la première fois des yeux sur ses semblables, dira : « ce sont des arbres qui marchent. » Et De Luca de conclure : « cela reste la plus noble image associée à la figure humaine. » Ailleurs, le poète ajoutera « Ce n’était pas la vue, tant s’en faut, mais la vision que [Jesus] lui avait implantée[11] [11] Libération, “Erri De Luca : «L’Europe est une forêt d’hommes aux espèces diverses», 16 novembre 2015, En ligne : https://www.liberation.fr/planete/2015/11/16/erri-de-lucal-europe-est-une-foret-d-hommes-aux-especes-diverses_1413897  »

De l’effort de mémoire.

La première de ces étapes nous emmène à un concours de bûcheronnage traditionnel. Alors que le prologue nous montrait des forestiers usant de tronçonneuses et de tyroliennes, on assiste ici à une séries d’épreuves qui font office de spectacle destiné à souder la communauté. Le film fait précéder le concours d’une scène nocturne où les candidats échangent amicalement autour d’un repas, comparent le fil de leur hache ou se donnent des conseils. Le tournoi lui-même est introduit par le plan d’ensemble d’une messe, où les spectateurs se recueillent : manière de réaffirmer la dimension sociale et rituelle de la performance. La caméra se met au diapason : qu’il s’agisse de traîner un tronc sur une courte distance ou de fendre un rondin le plus vite possible, le filmeur s’intéresse d’abord au corps en mouvement, plutôt qu’au résultat de ses gestes. On verra le bûcheron s’activer, mais pas ou peu l’arbre avancer, encore moins le chrono défiler. « Le geste consiste à exhiber une médialité, rendre visible un moyen comme tel. Du coup, l’être-dans-un-milieu de l’homme devient apparent, et la dimension éthique lui est ouverte.[22] [22] Giorgio Agamben , « Notes sur le geste », Moyens sans fins, Payot Rivages, 2002, p. 69.  »

Dans ce tournoi, où le commentateur à son micro encourage chaque participant indifféremment, et où les sportifs se congratulent à la fin, la victoire est secondaire : ce qui compte, c’est de perpétuer devant un public le métier des anciens, qui eux-mêmes ont développé un savoir issu de leur être-en-forêt. Et les bûcherons du prologue, s’ils usaient de tronçonneuses, semblaient avoir conservé cet être-en-forêt : les prélèvements évitent les coupes franches, et le transport des arbres se fait par câble aérien, évitant ainsi de dévaster les sols. Au lieu d’être couchés à l’horizontal, les arbres suspendus semblent marcher sur la forêt, debouts.

Le regard du métier.

Le métier est au centre d’une autre séquence, consacrée cette fois à l’apprentissage dans un atelier d’ébéniste. La formation s’y fait au contact de la matière, par la pratique : plutôt que de suivre un plan, l’élève doit ressentir, comprendre l’émotion qui émane de la matière. L’apprentissage du sentir conditionne celui du faire et la connaissance de l’essence permet d’anticiper les réactions de la matière vivante, sous les coups du couteau à bois que scrute la caméra. Le cerisier que travaille l’apprenti demande de faire attention à ses veines : le bois bouge, réagit, vit. Au fur et à mesure, la séquence prend une dimension nouvelle, lorsque l’on comprend que l’atelier accueille aussi des personnes porteuses de handicap mental. Le travail du bois devient pour elles une manière de révéler leurs propres capacités, et ce faisant de se valoriser, de changer leurs regards sur elles-mêmes. Le plan de sortie de l’atelier nous montre un des menuisiers accompagnant l’une d’elles au vestiaire : l’empathie qui vaut pour la matière prévaut aussi pour les hommes.

Cette compréhension empirique qui caractérise le métier apparaît de façon éclatante dans une autre séquence, en apparence plus modeste : un homme seul travaille une planche, sans que l’on sache d’abord dans quel but. En manipulant une multitude de paramètres (allumer un feu pour la température, humidifier avec un chiffon, fixer des poids à une extrémité…) sans le moindre outil de mesure, l’ouvrier saura avec certitude donner à cette planche la courbure voulue. Un écart se produit entre la précarité en apparence hasardeuse des moyens et l’adaptation parfaite de la lame à son objectif : réparer la coque d’un bateau. Là aussi, une éthique du métier se dégage. L’homme ou la femme de métier est à l’écoute de la matière et des choses : « il sent où elles vont ». À la supervision qui rationalise et impose (des formes, des quotas, des cadences), Tim Ingold oppose la prévision de l’artisan : « prévoir, ici, c’est voir dans le futur, plutôt que projeter une situation dans l’avenir ; c’est voir où l’on va et non pas se fixer un point d’arrivée.[33] [33] Tim Ingold, Faire. Anthropologie, Architecture, Art et Archéologie, 2013, Éditions Dehors, Paris, 2018, p. 156.  » C’est aussi ce qu’explique le sculpteur glanant des branches dans les bois : il voit en elles les sculptures qu’elles portent en germe, et que ses mains vont révéler.

Faire forêt ?

Dans Le temps des forêts (François-Xavier Drouet, 2018), plusieurs intervenants insistent sur la nécessité pour les arbres de mélanger les essences, afin de créer de l’humus et d’enrichir les sols : « les arbres, ils sont comme nous : c’est une société », résume une gestionnaire forestière. C’est dire que des rapports les tiennent liés entre eux. Drouet, comme Dominique Marchais dans Le temps des grâces (2009), expliquait l’exploitation des arbres et des hommes par des choix de société : une volonté de rentabiliser l’espace à court terme standardise la forêt et produit du mal-être chez les agents de l’ONF comme chez les bûcherons. Du même Marchais, Nul Homme n’est une île (2017) montrait ainsi, des débats de la coopérative agricole au « Bureau des questions du futur », que le travail de la terre ou de la forêt était conditionné par la parole démocratique et par des formes d’organisation collective.

Plus modeste, Les arbres qui marchent égrène simplement les bonnes pratiques individuelles, afin de montrer comment un autre regard sur les choses peut se révéler porteur de puissance d’agir. Les racines deviennent alors la métaphore d’une énergie mémorielle ensevelie. L’olivier centenaire arraché de terre, dans lequel De Luca voit « déraciner le cimetière des vaincus avec les bulldozers des vainqueurs », résonne avec les milliers de manifestants du Parc Gezi : les arbres sont pour eux tout à la fois le motif de la discorde et le symbole qui rapproche et rassemble, et qui donne aux hommes la force d’affronter le pouvoir. De la même manière, ce vieux monsieur nonagénaire qui accroche à son arbre les stèles au nom de ses camarades partisans pendus par les Nazis, transforme l’arbre, symbole du gibet, en lieu de mémoire, en monument que l’on embrasse en souvenir des résistants et déportés disparus. Par l’entremise d’un fragile effort quotidien, les morts adoptent la marche de l’arbre, et tiennent compagnie aux vivants.

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Les arbres qui marchent (2015), un film de Mattia Colombo et Erri De Luca.

Images : Mattia Colombo ; Musique originale : Gabriele Mirabassi ; Montage : Valentina Cicogna et Veronica Scotti.

Le film est actuellement visible sur Médiapart, dans le cadre d’un partenariat avec Tënk, la plateforme du documentaire d’auteur.