“Où en êtes-vous ?” est une collection d’essais filmiques initiée par le Centre Pompidou. Depuis 2014, les cinéastes dont le travail est présenté ici sont invités à réaliser des formes cinématographiques libres en réponse à cette même question. Les dix-sept films qui composaient cette collection au moment des entretiens abordent l’interrogation commune selon des voies et des manières différentes, en mesure de convoquer une dimension réflexive ou d’« autoanalyse », de manifester des doutes et des désirs à propos de films tout juste achevés ou au travail, mais aussi de s’autoriser des bifurcations, des échappées libres. Ancrés dans le présent, tournés vers l’avenir, beaucoup interrogent notre temps, ses mouvements, ses déchirements, ses élans collectifs.
Cette collection peut notamment être envisagée dans sa dimension de recherche, plus précisément de recherche en création. Il s’agit d’appréhender la pensée dans le cinéma, telle qu’elle est engagée par ces propositions filmiques, à travers des échanges avec plusieurs de leurs réalisateurs, des chercheurs en études cinématographiques particulièrement attentifs aux pratiques contemporaines, ainsi que des critiques.
Après un premier échange avec Sylvie Pras, Judith Revault d’Allonnes, Amélie Galli (les Cinémas du Centre Pompidou) débute une table ronde réunissant cinéastes, critiques et universitaires. Par ordre d’apparition : Bertrand Bonello, Barbet Schroeder, Frédéric Sojcher, Nicolas Klotz, Vincent Sorrel, Fabien Boully, Natacha Thiéry, Elisabeth Perceval et Raphaël Nieuwjaer.
Robert Bonamy : Bertrand Bonello, vous avez réalisé le premier film de la collection. Comment avez-vous construit l’adresse et la forme de ce film ?
Bertrand Bonello : Avant de parler de forme, j’aimerais évoquer le vertige de la question. Celle-ci se pose toujours conjointement à une rétrospective et une exposition, si bien que l’on se retrouve pris entre ce qui a été fait et ce qui reste à faire. C’est en réalité une question sans fin. Comme l’a expliqué Sylvie Pras, l’idée de la collection est venue d’un projet non-abouti de correspondance filmée avec Michael Cimino. Et la question que je voulais lui adresser était en effet un peu celle-ci : où en êtes-vous, que faites-vous ? Il me semble que les entretiens hors-actualité, entre deux films, sont toujours bien plus intéressants que ceux qui accompagnent la promotion. De façon générale, je m’intéresse beaucoup à ce que font les autres cinéastes quand ils ne tournent pas. Je me pose des questions un peu stupides : comment viennent les idées ? Est-ce une angoisse de ne pas tourner, ou au contraire rassurant car c’est un temps de maturation ? Compte tenu du parcours et du destin de Cimino, la résonance est évidemment très forte. Finalement, la question s’est retournée vers moi. Très vite, je me suis dit qu’il fallait évacuer l’intelligence. La forme est alors venue. A qui m’adresser ? J’ai choisi ma fille, qui devait avoir treize ans à l’époque, car il me semblait que c’était à elle que je parlerais avec le plus de simplicité. Cela me semblait aussi le meilleur moyen d’aller vers l’intimité, et ainsi d’éviter les poncifs théoriques. En trouvant l’adresse, j’avais trouvé la hauteur de mes réponses, l’endroit où je voulais me placer. Je n’avais pas du tout envie d’être affirmatif. Mais c’est peut-être lié à mon trajet personnel : plus j’avance, moins je sais. Je tenais à être dans une fragilité et une sensibilité assumées, qui n’excluaient toutefois pas l’expérience. Ensuite, je ne voulais pas qu’on entende ma voix. L’écrit me plaisait, car cela permettait de dégager le son du texte, et d’être pleinement dans les images. Et puis, globalement, la structure est : passé / présent / futur. L’intitulé me rappelait mon premier film, une adaptation très fidèle au niveau du texte d’un livre de Pier Paolo Pasolini, Qui je suis.
Robert Bonamy : Quelle a été votre expérience, Barbet Schroeder ?
Barbet Schroeder : Quand on m’a demandé « où en êtes-vous ? », j’étais en train de monter Le Vénérable W., un film auquel je tiens énormément, qui m’a passionné, et je n’avais pas une seconde pour penser à autre chose. J’ai répondu qu’il ne fallait pas m’embêter, mais on a insisté. J’ai donc commencé à réfléchir. Pourquoi est-ce que je faisais ce film ? Parce qu’il m’est arrivé un événement traumatique, qui a suscité pour la première fois la haine en moi. Le Bouddha, en qui j’avais beaucoup cru durant ma jeunesse, m’est revenu à l’esprit. J’ai commencé à creuser, parallèlement au montage de ce film sur les atrocités commises par des bouddhistes contre des musulmans. Mon précédent film, Amnesia, portait également sur un génocide. L’amnésie en question était celle de ma mère, qui ne voulait pas parler allemand car elle ne souhaitait pas être associée aux gens responsables de tant d’horreurs durant la Seconde Guerre Mondiale. La question du génocide me travaillait.
Il se trouve qu’un jour, alors que nous étions plongés dans l’écriture du scénario d’Amnesia, nous avons entendu du bruit. Nous ne nous sommes pas inquiétés tout de suite, mais au moment de faire une pause pour manger, nous nous sommes aperçus que des arbres autour de ma maison avaient été rasés. En une matinée, il ne restait plus rien. J’avais avec moi, comme souvent, une petite caméra Sony qui peut filmer en 4k, c’est-à-dire en haute définition. Bouleversé, j’ai commencé à filmer. Cela est devenu le point de départ du « où en êtes-vous ? ». Ensuite, il fallait évoquer la haine. J’ai demandé à un ami philosophe de me parler de Jean-Paul Sartre, mais il a préféré Spinoza. J’ai également intégré une chute du Vénérable W. à ce sujet. J’aurais voulu placer des phrases du Bouddha, mais une fois que le film avait trouvé son rythme, on ne pouvait plus le modifier pour faire comprendre ce que pense vraiment le Bouddha à travers des citations et des ralentis. La réalisation de ce film m’a au final permis de mieux saisir ce que je faisais. Cela a été si bénéfique que le distributeur du Vénérable W. a voulu présenter mon « Où en êtes-vous ? » en ouverture de séance. A mon sens, cela fausse néanmoins la vision du film. J’avais coupé ces séquences pour une raison. Il a tout de même été montré quelques fois. Au Festival de New York, j’ai d’ailleurs demandé à le projeter à la suite, comme un post-scriptum.
Robert Bonamy : J’aimerais que les chercheurs ici présents fassent part de leurs réflexions sur la collection, et éventuellement ébauchent une discussion avec les cinéastes. Qui se lance ?
Frédéric Sojcher: Il me semble important d’avoir des lieux qui permettent de faire de la recherche par et pour le cinéma, avec des cinéastes qui font des films qu’ils ne pourraient pas faire autrement. Pour ma part, j’avais quatre pistes de réflexion, qui concernent la collection et la dépassent. Ma première question porte sur l’économie du cinéma. Les budgets pour ces films sont très limités, entre cinq et dix mille euros. Or, il me paraît essentiel de s’interroger aujourd’hui sur les moyens – techniques, financiers – du cinéma. Cette question remonte à la Nouvelle Vague, avec des cinéastes comme Jacques Rivette ou Eric Rohmer. On peut également penser à Jean Rouch, qui se demandait comment faire un cinéma à côté de l’industrie, un cinéma de recherche et de création qui ait ses spectateurs, et ne soit pas exclusivement destiné aux chercheurs. Deuxième piste : comment invente-t-on une forme qui pense ? Comment est-ce qu’on pense par le faire, non de l’extérieur du film mais depuis son corps même ? Il ne s’agit pas de faire un film pour théoriser, mais d’arriver à la pensée par la recherche de la forme adéquate. La troisième piste concerne l’écriture, à la fois au niveau du scénario et de la mise en scène. J’ai été marqué par un propos de Barbet Schroeder, qui explique que lorsqu’il travaille sur un documentaire, il cherche aussi des éléments de fiction. Dans un entretien autour de Zombi Child, Bertrand Bonello disait par ailleurs que ce qui l’intéressait était de savoir d’où raconter cette histoire. Enfin, je terminerai par un quatrième point, qui est une manière de revenir à la « politique des auteurs », mal traitée en ce moment à l’université. Pour ma part, il me semble essentiel d’insister sur la notion de point de vue. A travers ces réflexions, je crois que l’on se situe au cœur du problème qui nous occupe aujourd’hui, qui est de penser le cinéma par les moyens du cinéma.
Robert Bonamy : Peut-être, Bertrand Bonello ou Barbet Schroeder, pouvez-vous commencer par répondre sur le premier point, celui de l’économie.
Bertrand Bonello : La question de l’économie est centrale dans la pensée des cinéastes, quelle que soit la taille du projet. Il se trouve que cette année, je suis co-président de la Société des Réalisateurs de Films. Je me trouve donc confronté directement aux mouvements économiques, à l’arrivée des plateformes, mais aussi à la nécessité de préserver la production de films à moins d’un million d’euros. Je suis devenu producteur de mes films non pour en avoir le contrôle absolu, ou gagner plus d’argent, mais parce que la production et la mise en scène sont pour moi comme un champ et un contre-champ. Avec la collection, le budget est posé d’emblée, ce qui nous fait écrire pour cette économie-là. Zombi Child est un film que je voulais faire dans une petite économie. Avant même le scénario, j’ai donc écrit un plan de travail. Pour « Où en êtes-vous ? », je me suis dit qu’il serait beau d’utiliser des vieilles images, de les remonter – là aussi, c’est une affaire d’économie.
Robert Bonamy : Est-ce que la dimension « essai » de ce film en fait un fragment particulier de votre filmographie ?
Bertrand Bonello : Non, je ne pense pas. Je ne l’ai pas souhaité plus réflexif qu’un autre. Il se trouve simplement que son intitulé m’a fait trouver la forme de la lettre. En termes de fabrication émotionnelle, il est comme tous mes autres films. J’ai d’ailleurs toujours fait des films plus courts entre mes longs métrages. Ce sont comme des nouvelles par rapport à un roman. Je crois qu’on connaît la difficulté de la brièveté – Hemingway disait d’ailleurs : « Quand j’écris un roman, c’est que j’ai raté une nouvelle ».
Robert Bonamy : Dans cette collection, la présence des cinéastes à l’intérieur de leur film se pose très fortement. Comment avez-vous construit cette présence fantomatique, qui est aussi une manière de circuler dans les lieux de vos anciens films, notamment De la guerre ?
Bertrand Bonello : C’est une façon littérale d’aborder l’idée de revisitation. Nous avons reloué un décor, et ce n’était plus Mathieu Amalric qui jouait mon rôle, mais moi qui arrive dans un lieu devenu fantomatique, vidé de ses meubles, de ses oripeaux. Je trouvais cette forme assez émouvante. Cela relève du souvenir pur. Quant à la position de l’auteur, c’est un vaste sujet. Dans Les Baisers de secours, Philippe Garrel dit à Anémone, qui joue une actrice : « Tu sais, quand on travaille sur un film, le producteur, les techniciens, les acteurs ont tous une idée très précise de ce que le film va être. Pour que le film existe vraiment, il faut bien que quelqu’un ne sache pas trop. Eh bien c’est moi, c’est mon métier, la mise en scène. » Je suis assez proche de cela.
Robert Bonamy : Nicolas et Elisabeth, vous êtes actuellement en train de réfléchir à la question de l’économie et de la production par rapport au travail que vous allez proposer pour la collection.
Nicolas Klotz : Judith [Revault d’Allonnes] et Sylvie [Pras] nous ont fait l’honneur de nous proposer une rétrospective, que pour notre part nous appelons « Perspective » car nous avons le souhait de regarder en avant. Nous avons toujours eu un pied dans et un pied hors du système. Une cinquantaine de films seront présentés, dont une grande partie n’a pas été vue, car ce sont justement des films très peu produits ou auto-produits. On tourne en fait un peu tout le temps, et maintenant que l’on habite à Fécamp, on a organisé un système de travail extrêmement indépendant. On n’a vraiment plus envie de revenir à l’économie du cinéma argentique, qui déborde sur ce nouveau siècle avec des systèmes de narration qui se répètent, et une lourdeur économique terrible. Au contraire, avec les nouveaux moyens à notre disposition – caméras, logiciels de montage, post-production –, on essaye de trouver une méthode qui déplace les modes de narration, les esthétiques, ainsi que l’économie. On investit ce que l’on gagne dans le matériel, et on monte nous-mêmes, à la maison. On peut imaginer une forme de sécession avec l’industrie. Le cinéma a toujours reposé sur la mutation des technologies et du spectateur. Il faut sortir du système du siècle dernier et inventer une méthode qui nous libère et nous rende heureux. Tourné pour cinq mille euros, Nous disons révolution, le film que nous allons faire pour « Où en êtes-vous ? », sera en six ou sept bobines.
Robert Bonamy : Est-ce que la réalisation de ce film, Barbet Schroeder, a été l’occasion de mener une réflexion plus large sur l’état du cinéma aujourd’hui ?
Barbet Schroeder : Je pars toujours des choses techniques. J’ai commencé avec Paris vu par… [film collectif réalisé par Jean Douchet, Jean Rouch, Jean-Daniel Pollet, Éric Rohmer, Jean-Luc Godard et Claude Chabrol et produit par Barbet Schroeder, sorti en 1965]. L’idée était alors de faire des films en 16 mm, ce qui devait nous amener la liberté. Cela n’a pas vraiment marché, car nous n’avons jamais pu exploiter les films dans ce format, comme nous le souhaitions. La Nouvelle vague de façon générale faisait beaucoup de recherches techniques, avec des pellicules qui permettaient de tourner presque sans lumière, par exemple. J’ai toujours travaillé de cette façon. La Vierge des tueurs a été le premier film de fiction tourné en digital, dans un contexte par ailleurs très dangereux. Nous n’avons pas pu être assurés, alors que les caméras étaient très chères. Mon souhait était que tout soit net, aussi bien un visage que la ville autour, Medellín étant un des personnages du film. Pour Le Vénérable W., il s’agissait de faire un film clandestin. Le matériel était très léger, et pouvait tenir dans deux sacs à main. Nous avons tourné sans lumière additionnelle. Quand la nuit tombait, nous changions le diaphragme, ce qui nous permettait de filmer au clair de lune.
Robert Bonamy : Bertrand, encore un mot peut-être sur l’économie ?
Bertrand Bonello : J’entends complètement ce que dit Nicolas par rapport à l’industrie. En même temps, je peux avoir autant de plaisir à me battre pour faire un film à neuf ou dix millions qu’à réaliser un film à neuf mille euros. Cela nous fait penser différemment. Et puis on s’interroge aussi beaucoup sur les moyens de continuer à travailler au sein d’une industrie qui nous a quand même fait rêver. Pour revenir à la question sur l’état du cinéma, je dirais que mon « Où en êtes-vous ? » serait très différent aujourd’hui. Nous faisons face à des mutations passionnantes, qui concernent à la fois la technique, l’économie et le spectateur. Même si je suis très attaché à la salle, je sais aussi que 75% de ma cinéphilie vient de la VHS. Il faut donc trouver des moyens de faire coexister tout cela.
Robert Bonamy : Vincent, un commentaire sur la collection ?
Vincent Sorrel : L’efficience de la question me fait songer à ce qui nous permettrait, pour nous qui travaillons avec des étudiants ou de jeunes créateurs, de faire coïncider un film et un problème. Qu’un film soit, en ce sens, une réponse. Dans son « Où en êtes-vous ? », Richard Linklater dit que la vie est un mécanisme de défense. Je crois que l’enjeu se pose là : moins penser l’état du cinéma contemporain que se demander comment continuer à agir, avec les outils qui sont les nôtres et dans des systèmes qui changent. La question crée aussi une proximité : il s’agit d’être contemporain, d’être voisin des autres cinéastes.
Fabien Boully : Je voulais également revenir à la question. Celle-ci a une force qui contraste avec la liberté et la diversité formelle des films. En même temps, elle peut arriver comme une injonction. Amir Naderi dit ainsi : « Le Centre Pompidou m’a dit que je devais faire un film. » Ce qui est très beau alors, est qu’il y a presque une injonction à la liberté. L’autre force de cette question est son caractère éminemment cinématographique : le lieu, le temps, l’individu et l’existence se trouvent liés par ce « où en êtes-vous ? ». Même si la proposition de Naomi Kawase peut sembler en marge, elle s’inscrit de ce point de vue pleinement dans la collection. Le film s’ouvre par une affirmation, « J’y vais », et se termine par cette phrase : « Moi, je suis là, maintenant. » Les quatre dimensions de l’existence, de l’individu, du lieu et du temps sont prises en écharpe à l’intérieur de ce film. Bertrand Bonello parlait de revisitation. La dimension exploratoire m’a également frappé dans cette collection. Le cinéma apparaît comme moyen de transport : intérieur, extérieur, vers l’avenir, le passé. Les explorations sont encore une fois très diverses : tantôt très écrites et théoriques, tantôt très contemplatives. Le film de Jean-Marie Straub est ainsi très contemplatif, avec deux ou trois plans fixes sur un chat, motif si important pour Straub. Cette manière de faire des autoportraits un peu décalés est encore un mode d’exploration, qui fait pleinement partie de la force de cette question.
Natacha Thiéry : Le terme de déplacement m’est venu à la découverte de tous ces films. Comment l’auteur à la fois s’inscrit et se déplace dans son film ? Cette commande donne lieu à des films qui ont un statut très particulier dans la filmographie. On reconnaît le plus souvent un style, mais il y a aussi des effets de surprise, comme avec le film de Jean-Marie Straub, qui m’a profondément réjouie. Un autre aspect qui m’intéresse est l’inscription, tantôt frontale tantôt latérale, du corps des cinéastes dans leur film. Tous ne se montrent pas, mais le corps peut aussi surgir à travers la voix. Il y a d’ailleurs une ambiguïté dans la question « où en êtes-vous », qui peut s’entendre aussi « où êtes-vous ». Ce malentendu semble en arranger certains. Dans votre film, Bertrand Bonello, le déplacement se fait déambulation, en une traversée mélancolique qui transforme votre œuvre en une totalité organique. S’y mêlent au passage des pulsions de violence assez perturbantes. Le cinéma semble pour vous une façon de sauver votre peau, ou de répondre en tout cas à ces pulsions. Dans le film de Jafar Panahi, l’espace du film, qui se confond avec l’habitacle de la voiture, devient le seul espace habitable. Pour dire un dernier mot, je dois dire que je suis très impatiente de découvrir l’ambitieuse proposition de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, qui place la question de la révolution à la fois dans et hors du cinéma.
Elisabeth Perceval : Comment penser ce qui n’est pas dans le monde, qui devrait l’être mais ne l’est pas ? C’est une grande difficulté. Essayer de sentir, percevoir, saisir dans le présent quelque chose qui ouvrirait sur un futur qui serait beau, malgré les secousses et les tremblements qui nous entourent. Voilà la recherche. Nous ne savons pas si c’est le cinéma qui s’inscrit dans notre vie, ou notre vie qui s’inscrit dans le cinéma, car chaque espace, ville ou pays suscite un film. Par exemple à São Paulo, on a tourné un film en quelques jours. Celui-ci est très habité par l’amitié, le désir intense de rencontrer des gens, des espaces, en particulier un petit parc dans le centre de la ville, extraordinaire, où l’on a vécu beaucoup de choses. Ce qui étonnant est la façon dont ce parc est devenu le lieu du film qui allait se construire. Depuis six ans qu’on a emménagé à Fécamp, nous avons beaucoup tourné, toujours du même endroit. Petit à petit, un film se dessine, à travers aussi un bistrot à côté de chez nous, qui s’appelle le « Tout va bien ». Il y a dans cet endroit des personnes âgées qui ont été des terre-neuvas, qui partaient donc chaque année d’Europe pour aller pêcher la morue sur les Grands Bancs de Terre-Neuve, au large du Canada. Ils parlent encore de ces histoires entre eux, ils y sont encore. Et à côté, il y a l’école maritime, avec des élèves de treize-quatorze ans, qui veulent être marins. Ces deux pôles très forts coexistent. Les jeunes ont des visions folles, ils veulent être capitaines alors qu’ils risquent surtout de se retrouver sur des yachts de luxe, ce dont ils ont très honte. En même temps, ils n’arrêtent pas de pratiquer les rituels qui étaient ceux de leurs grands-parents. Petit à petit, le film est ainsi en train de s’ouvrir vers ces personnes. Cela nous a pris à peu près six ans pour les rencontrer.
Robert Bonamy : Raphaël, quel est ton regard sur la collection ?
Raphaël Nieuwjaer : Je commencerai par une évidence : nous avons affaire à une série d’autoportraits d’hommes ou de femmes en cinéastes. Il est assez rare en effet que l’on voie quelqu’un manger un œuf ou aller chez son banquier. C’est dans la posture de création, ou dans l’entre-deux d’une création, que l’on découvre les gens, même si pour ma part je serais aussi très curieux de savoir ce que font les cinéastes quand ils ne font pas de films. Ce rapport à soi toujours très singulier, et parfois difficile – je pense à un très beau plan du film de Sébastien Lifshitz, où il cadre de manière à la fois frontale et un peu décalée un miroir, si bien qu’il n’y a pas de reflet –, ce rapport donc qui se construit au moment où chacun essaye de se saisir comme créateur, produit aussi des effets de correspondance au fil de la série. On peut dès lors esquisser une typologie. Par exemple, il y a ceux qui se présentent comme itinérants. C’est le cas de Tariq Teguia, qui articule plusieurs lieux, plusieurs environnements d’intervention (des ateliers, des manifestations,…). C’est aussi celui d’Amir Naderi, sur un mode plus rétrospectif. En filmant ses murs couverts de photographies et de tickets, il dessine à la fois un paysage et les conditions de vie d’un artiste qui, précisément, doit aller à droite à gauche pour tourner, mais aussi tout simplement pour vivre et faire vivre ses films. Il y a ainsi une double dimension à cette figure de cinéaste-itinérant, qui renvoie à l’exilé ou à l’artiste mondialisé. Deuxième type : ceux qui tissent une généalogie. Je pense ici à Christian Petzold et Jafar Panahi, qui rendent hommage à un ami ou à un maître. Panahi visite la tombe de Kiarostami ; Petzold reprend un exercice de lecture des images auquel l’avait initié Harun Farocki. A chaque fois, il s’agit de mettre ce lien à un disparu en dialogue avec un autre cinéaste, en général plus jeune. La transmission devient l’enjeu de ces films où les créateurs se pensent dans une histoire du cinéma active, vivante. Et puis il y a le cas de Richard Linklater, qui me semble particulièrement intéressant. Dans la première partie, il passe un coup de fil à des jeunes producteurs. Lui est dans sa ferme du Texas, il nourrit ses cochons et brosse ses poneys, tout en essayant de nouer un dialogue avec les producteurs qui eux sont dans un bureau très chic. Pour le coup, des questions concrètes de production sont posées. En gros, comment un cinéaste peut s’entendre avec quelqu’un qui ne parle pas le même langage que lui ? L’artiste s’inscrit dans un système de production qui tend à le marginaliser, et non plus seulement dans son œuvre ou dans l’histoire. Voilà quelques « types », mais il faudrait continuer la description.
Robert Bonamy : J’ai une question très originale pour Barbet et Bertrand : où en êtes-vous ? Si vous deviez de nouveau répondre à cette commande, comment procéderiez-vous ?
Bertrand Bonello : Il m’a quand même fallu quelques jours pour trouver l’idée du premier, alors je ne vais pas répondre immédiatement. Instinctivement, je pense que j’intégrerais beaucoup plus les mutations générales du cinéma : où en est-on comme spectateur ? Peut-être que j’ouvrirais davantage, notamment sur l’économie.
Barbet Schroeder : Cela équivaut à me demander ce que je suis en train de faire. Il se trouve que j’ai filmé avec ma petite caméra des choses qui pourraient entrer dans un tel film. Je travaille à l’adaptation d’un immense roman qui se passe durant la guerre d’Algérie, puis dans des camps de réfugiés en France et des usines. Lors des repérages en Kabylie, je me suis arrêté au bord des routes pour regarder le paysage. Et là j’ai vu qu’il y avait du verre cassé partout, en quantité invraisemblable. J’ai fini par comprendre que les gens buvaient au volant et lançaient les bouteilles par la fenêtre, car l’alcool est interdit. J’ai aussi fait un plan, toujours au bord de la route, de sacs plastiques. Il y en avait tous les cent mètres, pleins d’ordures. C’était en fait des jeunes qui avaient décidé de ramasser les débris, afin de nettoyer un peu. Voilà, ça ferait déjà une petite séquence. En tournant, notamment dans des endroits très difficiles, j’ai commencé à comprendre comment fonctionne l’Algérie aujourd’hui.
Robert Bonamy : Un dernier mot, Nicolas ou Elisabeth ?
Nicolas Klotz: Elisabeth et moi avons vécu une expérience très forte lors du tournage de L’Héroïque lande, dans la Jungle de Calais. Nous avons eu l’impression de redécouvrir le cinéma entièrement. Et désormais, nous ne pouvons plus commencer un film si nous n’avons pas le sentiment que le cinéma recommence. Pour Nous disons révolution, on travaille sur trois films en même temps, avec des budgets très différents. La danse est très présente, que ce soit dans les images tournées en Afrique ou au Brésil. On ne peut pas imaginer la révolution sans parler des corps, de ce qui les meut ensemble. J’aimerais encore dire que la beauté de la collection tient à ce qu’elle suscite aussi des envies de réponses, des dialogues. L’histoire du cinéma est devant nous, elle mute en permanence.