Ce texte fait partie du dossier « Images indociles », dirigé par Raphaël Szöllösy et Benjamin Thomas. On peut lire leur introduction et consulter la liste des textes ici.
Un contexte de réalisation particulier semble autoriser à réunir deux films sortis sur les écrans en 2015 : Taxi Téhéran de Jafar Panahi et Cemetery of splendour d’Apichatpong Weerasethakul. Pourtant, dira-t-on, il existe un écart au niveau des cultures et des situations politiques respectives : peu de rapport entre le régime iranien, sorte de théocratie constitutionnelle dominée par la figure du Guide suprême, et le régime thaïlandais, où la monarchie et l’armée se donnent la main. Mais, par-delà les multiples nuances et contrastes qu’un travail historico-culturel ne manquerait pas de soulever, il restait possible de constater à cette période un accroissement de la répression commun aux deux pays. Si l’élection en 2013 d’Hassan Rohani pouvait laisser présager quelque amélioration, et avait amené des éclaircies dans les relations internationales de la République islamique, elle s’était soldée par une aggravation des atteintes faites aux droits de l’homme sur le territoire. Suite au coup d’État de 2014, la Thaïlande, passée sous le pouvoir d’une junte militaire, avait quant à elle connu une nouvelle vague de restriction des libertés [11] [11] Les situations ne se sont d’ailleurs pas adoucies depuis 2015. Sur la situation récente en Iran, on pourra se référer au rapport 2019 d’Amnesty International. La Thaïlande a pour sa part connu récemment une nouvelle vague de répression suite à des manifestations en partie déclenchées par le démantèlement d’un parti politique (le Future Forward Party). . Ces contextes respectifs, déterminant les conditions dans lesquelles nos deux cinéastes exercent leur art, les font se rencontrer autour d’un problème commun.
La simple existence de Taxi Téhéran, sans doute, constitue un acte de résistance puisque, comme on le sait, Panahi est depuis 2010 sous le coup d’une interdiction de tourner. Toutefois, en dehors des arrêts judiciaires, la situation de Weerasethakul ne semble pas bien meilleure, Cemetery of splendour n’ayant pas été soumis au comité de censure thaïlandais, et valant pour le réalisateur comme une forme d’adieu à son pays [22] [22] Weerasethakul s’est depuis exilé, et son prochain film, Memoria, a été tourné en Colombie, et en anglais. Il a pu exprimer dans des entretiens la pression induite par la situation politique de son pays : « It feels like living there [in Thailand], it is more and more difficult for me to express things, and to see friends being detained, being put in jail—almost like [I’m] waiting for my turn. But at the same time, I didn’t know that, in working with this fear, if I want to really make a movie—maybe not a movie, but any expression, an interview, or whatever—I have to censor myself. », Nicolas Rapold, « Cannes interview : Apichatpong Weerasethakul », Film comment, mis en ligne le 1er juin 2015. . Cependant, c’est par-delà même ces éléments personnels, par-delà les peines et la censure encourues par les auteurs et les œuvres, que nous nous proposons ici de voir en quoi les images de ces films, dans la manière dont elles s’organisent et se composent, peuvent déranger un pouvoir. Il nous semble en effet que chaque film, par les diverses propositions esthétiques et réflexions qu’il contient, invite à penser l’opposition politique en termes de conflits entre différents régimes d’images, qui renvoient en dernier lieu à des enjeux subjectifs et imaginaires. Chaque œuvre s’offre en outre assez spontanément comme support de symbolisation puisqu’elle intègre une dimension réflexive, quasi-pédagogique. Ce texte aimerait ainsi, par l’écriture, poursuivre un travail de formation du regard amorcé par les films eux-mêmes.
Rappelons rapidement le dispositif de Taxi Téhéran. Après deux œuvres tournées en intérieur (Ceci n’est pas un film, Closed curtains), Panahi a trouvé une nouvelle astuce pour contourner l’interdiction de tourner : investir un intérieur mobile en endossant la casquette de chauffeur de taxi. Taxi Téhéran est un long trajet dans Téhéran filmé grâce à trois caméras placées dans le véhicule [33] [33] Par impératif de discrétion, Panahi a choisi des caméras Black Magic de petite taille, qu’il pouvait cacher dans une boîte à mouchoirs. Voir le dossier de presse du film. , suivi avec une impression de temps réel, et au cours duquel se succèdent différents passagers. Si certains passagers apparaissent comme des inconnus, d’autres sont des connaissances, plus ou moins lointaines, du réalisateur-conducteur, ainsi d’un vendeur de DVD pirates ou d’une avocate. Pendant la moitié du parcours, Panahi est également accompagné de sa petite nièce, Hana. C’est autour de ce personnage que se déploient une série d’épisodes à teneur pédagogique, puisque les échanges entre l’oncle et la nièce s’organisent rapidement autour d’un court-métrage que son institutrice lui a demandé de réaliser. Hana, à la recherche d’un sujet, demande à son oncle de la conseiller, mais aussi d’éclaircir certains points liés à la censure, car la maîtresse a pris soin d’énoncer la série de règles à respecter pour qu’un film soit diffusable en Iran : pas de contact entre hommes et femmes, pas de noirceur, pas de cravate pour les personnages positifs, etc. La petite fille avoue être plongée dans la confusion, placée devant une injonction contradictoire par un discours qui, d’un côté, dit qu’il ne faut montrer que la réalité, et, de l’autre, impose un respect de règles qui conduisent à escamoter une partie de la réalité. Elle n’arrive pas, comme elle le dit à son oncle, à comprendre « ce qu’il faut montrer ou pas, ce qui est censé être réel ou pas » [44] [44] La difficulté éprouvée par Hana renvoie à une impression plus large de perte de réalité liée à l’existence sous des régimes autoritaires tentant de substituer au réel leurs imaginaires. Panahi et Weerasethakul expriment tous les deux cette impression. Voir un entretien de Panahi donné à l’occasion de la sortie de Closed curtains : « When I was writing the script, I wasn’t feeling good at all. I was quite depressed, and that’s why I went to the villa on the sea coast. When I was there, I was feeling better, but it was still in the back of my mind. I had difficulty sometimes distinguishing between what was real and what was not, and that seeped into the movie. (…)This is the world that they have created for me. I feel sometimes I’m the prisoner of my own thoughts. », Vadim Rizov, « “In prison I had some peace of mind” : Jafar Panahi on Closed curtains », Filmmaker magazine, mis en ligne le 9 juillet 2014. Pour Weerasethakul : « So I make this film that, I hope, expresses these feelings of not being in reality—in a state of not knowing what state one’s in, whether you are asleep or awake. And at the same time, you really want to know, you want to wake up. », Nicolas Rapold, art. cit .
Cette tension se manifeste lors d’une séquence où Hana, à l’affût du moindre événement qui pourrait servir son projet, filme, à travers la fenêtre du taxi et à l’aide d’un appareil photo numérique, de jeunes mariés montant dans leur voiture après la cérémonie. Moment de vie heureux et tout à fait « diffusable » jusqu’à ce qu’un jeune garçon, portant sur le dos quelques sacs remplis d’objets glanés dans des poubelles, s’introduise dans le champ et ramasse un billet que le marié avait laissé tomber par mégarde. Cette manifestation impromptue de la misère sociale condamne bien sûr ce matériel au rebut, et suscite donc la détresse chez l’apprentie cinéaste qui appellera le jeune garçon pour le supplier d’aller rendre l’argent, entrevoyant la possibilité de réaliser un film sur l’abnégation. L’épisode montre ainsi de manière assez limpide que la condition de la diffusion d’images est en Iran la négation du réel, et que les règles de censure transforment les cinéastes en falsificateurs.
Les discussions entre l’oncle et la nièce, ainsi que cette scène, revêtent évidemment pour le spectateur étranger une dimension didactique, et elles indiquent ce à partir de quoi la démarche de Panahi prend son sens et sa force, à savoir le rapport des régimes autoritaires au visible. Le fond discernable à travers le cas de Taxi Téhéran apparaît sur ce point généralisable, et également valable pour le film de Weerasethakul et nombre d’autres tournés dans des conditions analogues. Hana se demande encore « ce qui est réel ou pas », mais tout ceci rappelle qu’un pouvoir autoritaire n’a justement, vis-à-vis du visible, pas d’autre ambition que de s’en assurer le monopole, afin de faire en sorte que la question ne se pose plus, en faisant coïncider toutes les images avec sa conception du monde. Dans l’idéal, la censure est un moyen de faire des images, dans une logique circulaire, à la fois les effets et les agents d’une intériorisation, chez des sujets pour qui la réalité ne se distinguerait plus de la réalité telle que le pouvoir la désire. Ce type de rapport stratégique, comme l’a longuement analysé Marie-José Mondzain [55] [55] Au fil de nombre de ses textes, Marie-José Mondzain analyse (à partir d’une pensée de l’image formée au contact d’un corpus de textes chrétiens, mais visant à extraire des schèmes structuraux, tel celui du visible et de l’invisible) les rapports de l’image aux notions de communauté, de croyance, de regard, de pouvoir, ainsi que d’autres également présentes ici. Nous nous contenterons d’indiquer Le commerce des regards, Paris, Seuil, 2003, pp. 24-27, p. 105, p. 246-247. Et Homo spectator, Montrouge, Bayard, 2013, pp. 181-183, p. 253. , tend alors à faire du visible un lieu d’homogénéisation et de fusion, selon une logique d’inclusion et d’exclusion : comme la censure exclut certains éléments du réel, celui qui ne voit pas dans les images ce que le pouvoir désire montrer encourt son exclusion de la communauté. Ce dont il est au fond question ici, c’est d’un certain « régime d’imagéité [66] [66] Voir Jacques Rancière, Le destin des images, Paris, La Fabrique, 2003, pp. 11-26. Rancière décrit un régime d’imagéité comme « un régime de relations entre des éléments et des fonctions ». Les éléments en questions peuvent être du visible et de l’invisible, du visible ou du dicible, l’avant et l’après, le tout et la partie ; ils appartiennent à une image et leur mise en relation est le fruit d’opérations poétiques au sens large. Décrire un régime d’imagéité, c’est donc décrire des opérations de mise en relation ayant des effets spécifiques. Puisque nous nous référons également à Mondzain, il semble utile de faire quelques précisions, notamment autour des sens différents que revêtent le terme d’invisible chez l’un et l’autre. L’image chez Rancière se caractérise, pour le dire autrement, par une organisation et une composition d’éléments, forme relativement close. Ainsi le rapport entre visible et invisible peut renvoyer à une opération de cadrage, à un jeu du champ et du hors-champ ; et le rapport du visible et du dicible renvoie à un double cadrage sonore et visuel. Or le rapport à l’invisible chez Mondzain peut également renvoyer à du hors-champ, mais ce hors-champ n’est pas celui d’une découpe pratiquée dans une surface, c’est celui des discours institutionnels qui déterminent un regard et auxquels l’image est par nature ouverte. Cependant, s’il existe différentes manières de concevoir l’invisible, il nous semble qu’il n’y a pas lieu de chercher à établir une distinction théorique trop rigide et que l’on peut s’accommoder de cette polysémie qui entre dans l’expérience que nous faisons des images, qui n’excluent aucun invisible. Aussi mobiliserons-nous différents « invisibles ». Pour finir, prenons garde à ne pas réduire la perspective de Rancière, dont une partie de la réflexion consiste à identifier des régimes de discursivité et d’intelligibilité, des dispositifs de visibilité qui entourent les images. Il nous semble donc que ces deux pensées, qui se rejoignent ailleurs, peuvent se conjuguer utilement. » du pouvoir, qui articule le visible comme lieu d’évidence, soutenu par des dispositifs discursifs ou des constructions dogmatiques surdéterminantes, à un invisible où se trouve rejeté dans l’inexistence (le déni, l’ignorance ou la suppression physique) tout ce qui contrevient à une fiction dominante. Le rapport du pouvoir au visible contient ces deux aspects : faire du visible le lieu d’exercice constant d’une police du regard, et ne montrer ou ne parler que pour produire de l’aveuglement ou de la surdité, la partie mise en évidence par le pouvoir devant passer pour le tout.
On retrouve ces deux aspects dans Taxi Téhéran et Cemetery of splendour, qui vont mettre à mal ce régime d’imagéité. Mais il faut encore préciser la situation que l’on trouve dans les deux films qui, légèrement plus atypique, déterminent les contre-stratégies des cinéastes. Classiquement, face à un régime qui repose sur le triple pouvoir de montrer, de cacher et de dire, le geste critique consiste à montrer ce qui ne se montre pas, à dire ce qui ne se dit pas, à mettre au jour les mécanismes du pouvoir, autrement dit à faire réapparaître tout un pan de la réalité. Une partie de la démarche de Panahi correspond d’ailleurs à ce schéma. Mais les deux films nous présentent une situation qui suppose de le repenser, puisque le pouvoir y est à chaque fois désigné non pas comme ce qui se cache et ce sur quoi la lumière doit être faite, mais comme ce qui opère en plein jour. C’est ce que déclare l’avocate que Panahi embarque dans son taxi : « Ils font en sorte qu’on sache qu’ils nous surveillent. Leurs tactiques sont évidentes. Ils te créent un casier politique. Tu deviens un agent du Mossad, de la CIA, du MI5. Ensuite ils ajoutent une affaire de mœurs. Ils font de ta vie une prison, tu es sorti, mais le monde extérieur n’est plus qu’une grande prison. Ils font de tes meilleurs amis tes pires ennemis ».
On rencontre une configuration très proche, qui articule l’évidence de l’action du pouvoir et la transformation du monde extérieur, dans Cemetery of splendour. Le film de Weerasethakul se déroule autour d’une ancienne école, reconvertie en hôpital, qui accueille des soldats atteints d’une mystérieuse maladie du sommeil. Il s’organise tout particulièrement autour de trois personnages : Jenjira, personnage récurrent du cinéaste thaïlandais, Keng, une médium qui utilise ses talents pour communiquer avec les soldats endormis, et Itt, un soldat dont Jenjira s’occupe et avec lequel, lors de ses réveils, elle nouera des relations quasi-filiales. Les figures des soldats endormis remplissent dans le film une fonction qui se comprend au mieux lorsqu’on les relie aux propos tenus par une voix off dans la séquence finale du film, présentant, sur un mode poétique, la Thaïlande comme un lieu où « un mur de brique s’étend jusqu’au ciel pour dévorer le soleil ». Ceci suppose donc une inversion, qui résulte de l’omniprésence du pouvoir et de sa propagande : le soleil étant masqué, ceux qui veillent vivent en réalité dans une nuit permanente. A priori, dire que le monde extérieur est une prison, ou que le jour est transformé en nuit, revient à dire que le pouvoir a su effectuer la transformation complète de la réalité en s’accaparant le visible. Mais le fait que le pouvoir mène ses projets secrets « à la vue de tous », comme le déclare Itt (à propos d’une pelleteuse préparant l’installation d’un réseau de câblage), change considérablement la donne, puisque cela crée une situation insolite où, d’une part, les sujets ont pleinement conscience de l’action exercée par le pouvoir sans que cela n’en empêche les effets et où, d’autre part, il n’y a plus d’invisible à révéler puisqu’il n’y a plus de secret dissimulé. Contrairement à une configuration à partir de laquelle opère la critique classique, où certains termes – le visible et l’invisible, le savoir et l’ignorance, l’intérieur et l’extérieur – peuvent être opposés binairement et donner lieu à un jeu de renversement, celle-ci ouvre à une sorte de flottement généralisé.
On peut exprimer comme suit les questions que ces conditions ont suscitées chez les cinéastes : comment s’en sortir sans sortir, alors que le dehors est déjà dedans, alors qu’un pays entier est une prison et que le jour est devenu la nuit ? Quel usage du regard serait encore capable de déjouer l’emprise du pouvoir sur le visible ?
À travers les figures symptomatiques des soldats endormis, la réponse donnée par Weerasethakul apparaît paradoxale et semble prendre acte d’une forme d’impuissance ; les termes dans lesquels on peut l’énoncer contrarient en tout cas fortement le schéma critique, puisqu’elle consiste non pas à ouvrir les yeux mais à les fermer, et à chercher l’issue non pas à l’extérieur, mais en creusant plus profondément à l’intérieur. Mais cette réponse est donnée aux moyens du cinéma, où fermer les yeux, retourner l’aveuglement extérieur en vision intérieure, est encore une affaire d’image.
L’image, dans chaque film mais à chaque fois de manière différente, apparaît comme un pharmakôn, aussi bien poison que remède. C’est ce qu’illustre une séquence centrale de Cemetery of splendour montrant Jenjira et Itt devant un écran, et où le cinéma apparaît d’un côté comme le lieu d’une mauvaise hypnose, qui a pour effet l’intériorisation d’images de divertissement ou de propagande, et d’un autre côté comme le lieu qui, dégageant un espace de sommeil et de rêve, permet aux êtres de s’échapper à l’intérieur d’eux-mêmes [77] [77] Nous reprenons ici certaines déclarations de Weerasethakul autour des images et de l’hypnose : « Je fais le lien entre l’hypnose et la Thaïlande, un pays où la propagande est très importante. J’ai reçu une éducation particulière, on m’a fait croire des choses. En ce sens, j’ai été hypnotisé, notamment par rapport à l’histoire de mon pays. Donc, c’est quelque chose de négatif… Sauf que l’hypnose, vous avez raison, c’est aussi le cinéma. Peut-être que le cinéma nous venge des mauvaises hypnoses… », dans Olivier Joyard, « Entretien avec Apichatpong Weerasethakul, chaman de l’image », Numéro, mis en ligne le 15 septembre 2015. . La séquence en question place les personnages face à ce qui semble être la bande-annonce d’un film fantastique caractérisé par une débauche d’effets. Les spectateurs, lorsque la salle se rallume, se lèvent comme un seul homme et demeurent immobiles, mesmérisés par ce spectacle. Mais le cadrage, dès le départ, avait introduit une dimension critique et une forme d’ambivalence, puisque l’espace de la salle se trouvait divisé en deux : en haut, la moitié inférieure de l’écran où défilent les images, et en bas les fauteuils et les nuques des spectateurs. Le film apparaissait dans le même temps en surplomb et mutilé, et l’emprise qu’il pouvait avoir sur les spectateurs dans le film, condition d’une hypnose efficace, était en tout cas déjouée en ce qui concerne les spectateurs du film de Weerasethakul, dont les images saisissent d’une autre manière.
Itt ressort de cette séance de cinéma endormi, ce qui suffit à suggérer que le retour de la lumière n’a pas l’effet logiquement escompté. Mais surtout, entre le plan des spectateurs debout et celui qui nous donne à voir la sortie de la salle de cinéma, s’insère une série d’images nous ramenant à l’hôpital où dorment les soldats, ou nous montrant les rues de la ville de Khon Khaen où s’aperçoivent notamment des sans-abris assoupis. Ce choix permet à Weerasethakul d’étendre ce qui se joue dans la salle de cinéma à l’ensemble des lieux, suggérant que le sommeil des soldats n’est pas sans rapport avec l’état des spectateurs et des Thaïlandais en général, vivant dans la nuit du pouvoir. Mais la séquence est aussi l’occasion d’un singulier déploiement de la lumière, par quoi s’opère le glissement d’une hypnose à une autre : si l’hypnose du pouvoir provoque l’endormissement ou la fixité des êtres, elle ouvre elle-même la possibilité d’une résistance. Pour le dire autrement, la projection des images du pouvoir, qui saisit les êtres de l’extérieur, donne lieu à une forme de rétro-action de l’intérieur sur l’extérieur. Cemetery of splendour manifeste ceci à l’aide de lampes qui sont reliées aux militaires endormis dans le but, nous dit-on, d’améliorer la qualité de leur sommeil. Cependant, ces lampes produisent des fluctuations chromatiques qui semblent manifester cette qualité plutôt que l’influencer, et l’impression domine que les assoupis sont les producteurs de lumière, actifs au sein même de leur passivité. Face à l’hypnose du pouvoir, il existe, à la fois comme sa conséquence et sa résolution, une énergie des endormis que Weerasethakul conçoit comme moyen d’une guérison et qu’il s’emploie à diffuser dans son film [88] [88] On peut lire dans un entretien accompagnant le DVD du film (édité par Pyramide Vidéo) : « À une certaine époque, j’ai lu beaucoup d’articles sur le cerveau et les sciences cognitives. Un producteur du Massachusetts Institute of Technology a manipulé des neurones pour faire revivre certains souvenirs au moyen de faisceaux lumineux. À l’en croire, ses découvertes contredisent la théorie de Descartes selon laquelle le corps et l’esprit sont deux entités distinctes. Cette hypothèse rejoint mon idée que la méditation n’est rien de plus qu’un processus biologique. On peut toujours s’introduire dans le sommeil ou la mémoire de quelqu’un. Si j’étais médecin, je tenterais de guérir les maladies du sommeil par des interférences au niveau cellulaire. Les lumières dans ce film reflètent plus ou moins cette idée. Elles ne sont pas là seulement pour les soldats, mais aussi pour le spectateur. » Nous évoquerons plus loin une séance de méditation présente dans le film. Notons que ces idées envisageant une guérison par l’effet de la lumière sur les corps va de pair avec l’accent mis sur le sensible, contre un privilège donné au savoir ou aux idées. La distance vis-à-vis d’une théorie dualiste du corps et de l’esprit va de pair avec l’éclatement du schéma critique classique, et permet de situer le politique au niveau sensible. .
Suivant immédiatement celui des spectateurs debout dans la salle de cinéma, un plan cadre, sur le plafond de l’hôpital, les pales d’un ventilateur tournant à grande vitesse, le raccord permettant de lier la léthargie des spectateurs non plus à l’écran de cinéma mais à ce mouvement où se réfléchissent et varient lentement les lumières des lampes situées en hors-champ. Ce plan des pales est un véritable pivot dans la séquence puisqu’il permet de saisir, de manière quasi-littérale, l’opération de ventilation de la couleur dans la suite de la séquence, tout en nous faisant comprendre son origine et sa valeur. La valeur des lumières colorées se comprend ainsi grâce au montage d’éléments auquel a recouru Weerasethakul, l’intelligibilité émergeant par exemple des rapports et de la circulation entre les différents lieux (le cinéma, l’hôpital, les rues) ou des statuts des personnages (les militaires endormis, les Thailandais anonymes), mais il n’en reste pas moins que la lumière vaut avant tout comme énergie sensible. Si le cinéma peut se faire contre-pouvoir, c’est parce qu’il endort, qu’il mène en dehors de la clarté de la conscience ; la réponse ne vient pas du jour, mais bien d’une lumière émanant de la nuit même, témoignant d’un pouvoir dormant [99] [99] « I feel very attracted to uniforms, sexual attraction : uniform, power. Since Tropical Malady and other art projects I sometimes feature soldiers as a symbol of power and this attraction. It’s a push and pull, because I hate this power ; what I don’t like is that the military is always playing in politics, but for this film it’s about that, it’s about the power and the power that is put to sleep. The dormancy of power. At the same time, there’s another one : underneath. », Daniel Kasman, « A shared memory : Talking to Apichatpong Weerasethakul about “Cemetery of splendour” », Mubi, mis en ligne le 26 mai 2015. . Contre le jour aveuglant du pouvoir, l’invention de Weerasethakul consiste à instaurer une relation singulière entre de l’invisible et du visible, en traduisant les rêves ou l’activité intérieure des soldats sous la forme de variations plastiques et temporelles, en dehors de tout rapport trop étroitement symbolique.
L’on ne voit pas de salle ou d’écran de cinéma dans Taxi Téhéran mais, comme nous l’avons vu, il y est notamment question d’un film à tourner. Si Cemetery of splendour renvoie l’image d’une Thaïlande comme une énorme salle de cinéma programmée par le pouvoir, Taxi Téhéran montre plutôt pour sa part l’omniprésence de l’image, sous divers aspects, dans la vie des Iraniens. Cette omniprésence, accrue par la démocratisation et la diversité des outils de production (téléphone portable, appareil photo, tablette), si elle peut permettre l’insinuation d’une surveillance politique dans le quotidien, est aussi ce qui permet de faire éclater l’uniformité d’un régime dominant. La distance vis-à-vis d’un régime qui prétendrait à une omnivisibilité se ressent fortement à travers de multiples effets de caches, notre champ de vision étant limité au champ des caméras présentes dans l’habitacle (par exemple, les premiers passagers sont maintenus hors-champ un moment après leur entrée). Cependant, il s’agit peut-être tout autant, en montant bout à bout les images de caméras avec les images d’un téléphone ou d’un appareil photo, de produire une couverture continue des événements. La variété des dispositifs de filmage, le système de relais qu’il autorise, accroît bien sûr le terrain du visible. Mais c’est dans cette visibilité accrue que le film, tout en mimant un état de la réalité iranienne, trouve sa dimension critique et trouve une issue intérieure. Là où le pouvoir désire produire de la visibilité pour arriver à de l’homogénéité, Panahi joue de l’image comme d’une instance problématique propre à introduire, dans une société que la confrontation aux règles du pouvoir a imprégnée d’un souci des apparences, de l’ouverture et de la confusion. De manière générale, Taxi Téhéran propose à son spectateur un jeu autour de l’ambiguïté généralisée du visible.
Le film joue en effet d’abord avec ses spectateurs, conduits du début à la fin à s’interroger sur le statut de ce qu’ils voient. Les contraintes fortes qui pèsent sur le dispositif, la composition du récit, ainsi que l’inclusion d’images issues de médiums variés sont des éléments qui invitent spontanément à attribuer au film une dimension documentaire. Mais une série de touches rendent rapidement problématique cette hypothèse, en déboîtant les niveaux de croyance-incroyance [1010] [1010] La présence de personnages dupes et non-dupes dans un récit est, comme l’avait déjà remarqué Christian Metz une manière efficace de démultiplier les étages de croyance. Voir « Structures de croyance », Le Signifiant imaginaire, Paris, Christian Bourgois, 1993, pp. 98-101. . Dès son entrée, le premier passager jette un œil vers la caméra, et il doutera que Panahi est bien le chauffeur de taxi qu’il prétend être. Il lui lance ainsi, avant de quitter le véhicule, qu’il s’est démasqué plusieurs fois. Si cette remarque, d’un côté, met à mal l’évidence ou la transparence du dispositif de Panahi, elle le renforce d’un autre côté puisqu’elle suggère que l’homme n’est pas un acteur. Le troisième passager, pourtant, minera cette déduction puisque, après avoir confié à Panahi qu’il l’a reconnu, il lui demandera si les deux passagers précédents étaient bien des acteurs. Ainsi les niveaux se déplacent à nouveau : l’homme que nous pensions authentique était peut-être après tout un acteur, ce que nous croyions réel tenait peut-être de la fiction ; mais faudra-t-il croire, alors, que ce nouvel intervenant est une personne authentique ? Panahi, qui répond immanquablement aux observations de ses passagers par un sourire placide, nous laisse dans cet entre-deux, dupes et non-dupes, puisque tout ce qui porte le soupçon sur son projet s’exempte par là même de ce soupçon [1111] [1111] Notons que là aussi notre positionnement face aux images est relatif aussi bien aux images elles-mêmes, à ce que nous voyons et entendons, qu’au manque d’indications paratextuelles, c’est-à-dire à un invisible à situer en dehors du film. On reconnaît, dans l’un des figurants du film, l’un des hommes qui aide le mari blessé à sortir du taxi, un acteur qui apparaissait déjà dans Closed curtains. Simplement, il faut l’avoir vu, et s’en souvenir… . L’ambiguïté concernant le statut des personnes visibles à l’image signale l’ambiguïté de l’image du film elle-même, et doit être rapportée à tout le domaine du visible iranien, où l’image est toujours susceptible d’être mise en scène et ne trouve sa valeur de véridicité qu’en fonction d’un dispositif externe ou d’une parole elle-même douteuse. Une séquence de Taxi Téhéran produit un fort effet de réel, par sa brusquerie, par la nature de la situation et par l’introduction d’un second dispositif de filmage. Panahi embarque un couple dont l’homme apparemment mourant demande qu’on enregistre, à l’aide d’un téléphone portable, ses dernières volontés.
Dans cette situation tragique, les images du téléphone sont donc convoquées pour leur valeur de preuve, l’usage d’un dispositif généralement utilisé pour saisir des événements sur le vif participe de cette valeur. Mais toute l’immédiateté de ce moment sera doublement problématisée. D’abord sur le mode déjà abordé précédemment, puisque le vendeur de DVD piratés qui a suivi la scène à côté de Panahi soupçonne que tout cela est mis en scène. Ensuite parce que la femme, peu après, appelle Panahi pour lui demander si elle peut récupérer la vidéo rapidement, au cas où, alors même que son mari est tiré d’affaire… Cette insistance très pragmatique pousse à reconsidérer la scène que nous avions vue, où une femme témoignait par la force des pleurs son attachement pour un mari, laissant supposer que la femme tient moins à son mari qu’à ses biens. A-t-on affaire à une femme prévoyante ou bien à une femme qui, ayant une telle vidéo en sa possession, cherchera à se débarrasser de son mari ? Cette image qui devait avoir valeur de preuve, et témoignait d’un attachement profond, ne pourrait-elle pas finir par être utilisée comme pièce à conviction dans une intrigue plus large dont elle ne laisserait rien paraître ?
Une telle interprétation pourrait sembler exagérée, si cela n’évoquait ces autres images dont il sera question lors d’une conversation entre Panahi et son avocate : les fausses images-preuves que sont les aveux filmés que le pouvoir iranien tente d’extorquer à ses sujets. La femme ne pourrait être qu’un sujet qui manipule les apparences et se sert du crédit fait aux images pour aller contre une situation injuste légalement instituée (la discrimination faite aux femmes dans les droits de succession), figure complémentaire d’un pouvoir qui s’en sert de son côté pour perpétrer des injustices. Les images ne valent jamais simplement, dans de tels cas, pour ce qu’elles montrent de manière intrinsèque, mais il s’agit d’en faire un usage précis, de les faire intervenir dans un dispositif stratégique afin d’en retirer une forme de bénéfice ou d’utilité. C’est sur ce dernier point, plus encore que sur l’ambiguïté assumée, qu’il faut distinguer la démarche de Panahi. À la logique du bénéfice, de l’utilité ou de l’opérativité, Panahi oppose celle du ludisme, au sein de laquelle l’ambiguïté peut s’apprécier comme telle et prendre une dimension critique.
Ce ludisme, qui fait de l’expérience du doute une expérience formatrice et plaisante à la fois, n’est cependant pas sans sa part de gravité, et il faut bien l’interpréter comme une manière pour le réalisateur, en travaillant le positionnement du spectateur à travers des choix d’organisation de sa fiction et des images qui la composent, de s’opposer radicalement à une logique de pouvoir. On peut établir cette opposition à partir d’une séquence où Panahi retrouve un ancien voisin qui souhaite lui montrer les images de vidéosurveillance d’un cambriolage dont il a été victime. Cette séquence se caractérise par une entorse au dispositif du film qui avait toujours inclus les images issues des autres moyens d’enregistrement dans son montage : la vidéo, cette fois, reste hors-champ, nous ne voyons que les personnages la regarder et en discuter.
La raison de ce choix semble indiquée par la discussion, où il est question de racketteurs dont les images avaient circulé et qui avaient par la suite été exécutés par un pouvoir désireux de marquer le coup. Ce contexte où la mise en visibilité d’un criminel sert à son identification par le pouvoir et l’expose à une peine disproportionnée donne son sens à ce parti pris d’invisibilité. Parti pris doublement affirmé lorsque nous apprenons que le voleur apparaissant sur la vidéo, que le voisin a identifié plus tard, est également le serveur qui a amené des boissons à Panahi et à son voisin – ceux-ci étant garés à proximité d’un café où la petite nièce de Panahi, le temps de l’échange entre adultes, a été conduite. Or le visage de ce serveur-voleur ne sera jamais apparu dans le champ de la caméra, et Panahi lui-même ne l’aura pas vu. Notre chauffeur adresse d’ailleurs à ce propos une plainte à son ami, disant qu’il aurait pu lui révéler plus tôt l’identité du cambrioleur, car il aurait aimé voir « à quoi ressemble un voleur », ce à quoi le voisin répond qu’il ressemble « à toi, à moi, à tous les gens autour de nous », réponse évidemment propre à dénouer les opérations de police du regard, c’est-à-dire la relation entre visibilité et identification sous laquelle le pouvoir conçoit l’usage des images. Le dernier tour sera donné lorsque la nièce de Panahi, regagnant la voiture, déclarera que celui qui les a servis était très sympathique et ajoutera, lorsque son oncle, décidément curieux, demandera à quoi il ressemblait, qu’il était comme tout le monde.
Le régime d’image, ici, conteste celui du pouvoir en rejetant hors-champ la visibilité qui devrait accuser la différence, et en ne plaçant dans le champ que celui qui n’a pas vu, en ne nous donnant à entendre, de la part de ceux qui ont vu, qu’une parole indéterminante. Un tout autre rapport du visible et de l’invisible est construit, au sein duquel les uns (spectateurs, inclus) ne se sont pas opposés aux autres (objets du regard, exclus), mais où les uns et les autres se ressemblent (voleur et victime, regardant et regardé). Par la place de chacun dans l’image, se redessinent les rapports qui unissent les membres d’une communauté. La fonction de l’image, chez Panahi, par des choix de cadres, d’actes et de paroles, est en somme d’introduire un écart dans la totalité, un jeu entre l’être et l’apparence, à rebours de toute approche désirant faire du visible le lieu d’une certitude à partir de laquelle il deviendrait utilisable. C’est la manière spécifique dont le taxi de Panahi, dans une situation bloquée, trouve l’issue intérieure : pour échapper au visible qui fixe et tranche il circule d’une image, qui le double et le creuse, à une autre.
Taxi Téhéran et Cemetery of splendour, quoique l’un vise l’expérience critique du doute et l’autre l’énergie sensible de la lumière, peuvent se rapprocher dans une même contestation de l’unicité du visible par un régime d’image qui travaille l’ouverture du visible à l’invisible. La croyance, encore forte de nos jours en Thaïlande, à un monde des esprits doublant le monde matériel, supposant un découpage de la réalité en couches et une division du regard entre le présent et l’absent, constitue un ressort primordial de cette opération chez Weerasethakul, et semble particulièrement intéressante pour le cinéma : le jeu du visible et de l’invisible est un point de friction possible entre les croyances religieuses, politiques et artistiques [1212] [1212] Voir par exemple ces propos de Weerasethakul : « I wanted to accentuate the nature of cinema that is illusion, but at the same time, there are also layers in life, how we choose to see, or not. Or how belief can really affect how we see. I’m sure when people look at the empty space and talk about this pink stone, I’m sure some people would try to imagine something there, or some bed with crocodile feet, something like that. Also at the same time, it reflects this belief in animist culture in Thailand : that we are living not only in the regular plane but also the spiritual plane. For me, I don’t believe in that, but the observation of this belief makes the culture very interesting—these layers of the indivisible. », Nicolas Rapold, art. cit. .
Le personnage de Keng, médium doué de la capacité de voir l’invisible, en l’espèce les rêves des soldats endormis, est idéal pour évoquer la dialectique du visible et de l’invisible. Mais si cette part d’invisible devient pour elle visible, nous n’y accédons pour notre part qu’à travers les descriptions orales qu’elle en donne, l’image visuelle se trouvant ainsi doublée par l’image verbale. Certains pourtant aimeraient intégrer les dons de Keng à une logique d’utilité : la médium aurait été approchée par le FBI et la CIA, des Thaïlandais la consultent pour obtenir les numéros du loto, la femme d’un soldat souhaiterait saisir l’opportunité de fouiller les rêves de son mari pour savoir qui est sa maîtresse. Les images de Weerasethakul s’opposent également à ce type de logique. Ainsi, après que la femme jalouse lui a demandé l’identité de la maîtresse, Keng ne voit-elle que la vie antérieure du soldat, et les récits de rêves sont généralement faits de détails, d’une richesse descriptive impropre à l’usage [1313] [1313] On ne peut s’empêcher devant Cemetery of splendour et la place qu’y occupe le sommeil et les rêves de penser au livre de Jonathan Crary 24/7, le capitalisme à l’assaut du sommeil, Paris, La Découverte, 2014. Le sommeil et le rêve y sont à la fois décrits comme menacés d’exploitation, et comme des possibilités d’expériences sensibles et communes qui échappent à la logique utilitaire du capitalisme : « En dépit des dégradations qu’il subit, le sommeil correspond à la réapparition d’une attente, d’une pause dans nos vies. Il affirme la nécessité d’un ajournement et d’une reprise ou d’un recommencement différé de la chose qui a été ajournée, quelle qu’elle soit. Le sommeil est une rémission, une relaxe hors de la “continuité constante“ des liens qui nous enserrent à l’état éveillé. Le sommeil implique évidemment de se désengager périodiquement des réseaux et des appareils qui nous entourent pour nous plonger dans un état d’inactivité et d’inutilité. C’est une forme de temps qui nous mène ailleurs que vers les choses que nous possédons ou dont nous sommes censés avoir besoin. » .
La démarche de Weerasethakul, redisons-le, ne vise pas à faire venir une part d’invisible au jour, mais bien à susciter un regard qui s’exerce les yeux fermés. C’est ce qui unit la perfomance mediumnique de Keng, l’action des lampes colorées, et une séance de méditation à laquelle se livre le personnel de l’hôpital. Si, lorsque les êtres sont plongés dans le sommeil, les lumières manifestant les rêves permettent un traitement rétro-actif par l’effet des lumières sur les corps, la méditation suppose quant à elle de fermer volontairement les yeux mais produit un effet équivalent de remplacement du jour du pouvoir par une vision intérieure d’où émane une lumière antidote. En effet, l’exercice proposé par le professeur consiste à se projeter imaginairement jusqu’aux étoiles pour ramener leur énergie et leur lumière en soi. Nous avons ainsi deux exercices de luminothérapie supposant un usage du regard qui excède les conditions et les limites du visible posées par le pouvoir, et permettant aux sujets de trouver l’issue en eux.
On pourrait alors dire qu’au fond, guérir c’est faire un certain usage de son regard. Soit la pédagogie de la vision du film. Lorsque le professeur de méditation demande aux membres du personnel de fermer les yeux, et poursuit en les invitant à s’imaginer à quoi ils ressemblent, Weerasethakul filme les visages, nous rendant visible cela même qu’ils sont supposés s’imaginer. Or ce plan crée une sensation étrange, puisque ce que nous voyons ne peut pas correspondre à ce que voient ces personnages dont les yeux sont fermés. Ce rapport simple entre la parole du professeur et le cadre visuel, loin de produire une redondance, nous fait ressentir l’existence d’un écart, accuse l’impossibilité d’approcher la vision intérieure des personnages à travers la simple visibilité de leurs visages. Les paupières closes sont moins une invitation à pénétrer le crâne des personnages qu’à creuser en nous-mêmes. L’image du film, se dit-on alors, doit se trouver quelque part entre les deux, entre l’extérieur de l’écran et l’intérieur de notre regard.
Une autre séquence de Cemetery of splendour, réunissant les trois personnages principaux, et où Keng entreprend une séance médiumnique avec Itt, qui s’est subitement endormi près des berges du lac de Khon Kaen, complètera nos réflexions. La séance commence classiquement par une description orale, mais Keng, au grand étonnement de Jenjira, lui propose de voir « par son corps ». Un transfert s’effectue alors, Keng faisant passer l’esprit d’Itt en elle, et emmenant Jenjira en ballade, pour visiter un palais rêvé dont elle lui décrit l’aspect. La séquence se bâtit ainsi sur le dédoublement du regard, le spectateur devant voir conjointement le corps de Keng et l’esprit de Itt, les espaces réels de la forêt traversée par les personnages, et les espaces oniriques décrits oralement et suggérés spatialement au travers des gestes et des postures (Itt touche le plafond censé être bas, Jenjira lève les jambes pour passer un seuil). Mais cette séquence se raffine encore au moment où Itt aperçoit, dans l’une des pièces du palais, un miroir. Jenjira, à sa suite, lui demande alors s’il peut voir son reflet. Comme ce n’est d’abord pas le cas Itt lui demande de se déplacer, pour qu’enfin, en fonction des orientations spatiales, son image y apparaisse. S’il était question lors de la séance de méditation de produire une image de soi à l’intérieur, il est question ici de produire une image de l’autre, qui se trouve derrière soi, mais sans se retourner, sans usage direct des yeux et dans un dispositif de réflexion lui-même invisible. C’est bien pour ça qu’on peut considérer que nous avons affaire à un moment de pédagogie de la vision où un enjeu se cristallise.
Comment serait-il possible pour Itt de voir Jenjira dans ce miroir ? En réalité, ni ce qui est vu ni le support d’apparition (le médium), n’ont besoin d’être du domaine du visible puisqu’il s’agit d’accéder à une vision intérieure, une sorte d’arrière-regard. Pour que l’image de l’autre apparaisse, il suffit d’avoir la capacité de former son image à l’intérieur de moi, il suffit que je pense l’image comme un excès de l’intérieur sur l’extérieur. La seule manière pour Itt, personnage, comme pour nous, spectateurs, de voir Jenjira de face est de projeter son image sur la surface d’un écran invisible, qu’il s’agisse de celui que j’ai en moi ou de celui qui se trouve face à moi. C’est de faire de l’image autre chose qu’un simple domaine du visible, mais le lieu de coexistence et d’échanges de couches a priori exclusives. C’est ainsi que ne pas voir triple (Keng, le miroir, Jenjira de face) est voir triple (Itt, le miroir et le reflet de Jenjira).
Cemetery of splendour et Taxi Téhéran invitent ainsi à un exercice du regard qui engage une réflexion sur ce qu’est une image. L’image, loin d’être confinée au champ du visible, apparaît dans ces exemples comme une réalité matérielle et immatérielle, imaginaire ou spirituelle, introduisant des écarts dans le tissu du réel [1414] [1414] Nos exemples mènent à une conception proche de celle énoncée par Hans Belting, pour qui l’image n’existe qu’au sein d’une configuration triangulaire comprenant le médium, le corps et l’image. Cela signifie que l’image n’acquiert son existence que des deux autres termes mais qu’elle leur est irréductible et peut se penser dans une forme d’autonomie relative. Précisons encore que le terme de “medium” chez lui ne comprend pas seulement les différents dispositifs représentationnels supportant des images visuelles (toiles, écrans, etc.) : le corps humain est un médium premier, à travers son apparence extérieure mais aussi comme écran mental (Belting ne confine donc pas les images à l’extérieur). Ces conceptions et leur base anthropologique le distinguent de Rancière. Voir Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004. . Que le médium soit un appareil technique, un écran, ou un être organique comme Keng, l’image correspond à un entre-deux producteur de circulation et d’incertitude. L’exercice du doute si prégnant chez Panahi n’est d’ailleurs pas moins présent chez Weerasethakul. Si le système formel de ce dernier s’ancre dans une spiritualité religieuse, il ne vise et ne suppose aucune adhésion à des dogmes de croyance, et la valorisation du rêve ou de l’intérieur ne saurait en aucun cas être interprétée comme un appel à la superstition (que les deux cinéastes condamnent en tant que sous-bassement des systèmes politiques de leurs pays [1515] [1515] Voir sur ce point : « “People believe in it, and it drives the way they view life. [Belief in] karma makes people submissive ; that’s how the country is run.” For Weerasethakul, this issue is no longer simply aesthetic: after the 2014 military coup, it’s one of political urgency. Pointing out that “the army has its own fortune teller”, he sounds less than happy at the state of affairs: “The country is run by superstition.” », Andrew Pulver, « Apichatpong Weerasethakul : “my country is run by supersitition“», The guardian, mis en ligne le 12 avril 2016. La superstition apparaît dans le film de Panahi à travers les personnages de deux femmes persuadées que leur vie dépend de leur capacité à aller relâcher des poissons dans une fontaine : ces figures superstitieuses symbolisent sans doute un aspect de la société iranienne et sont à considérer en rapport au doute que le film travaille. ). La visite du palais onirique surprend notamment parce qu’il est très difficile de trouver où passent les frontières. Il n’y a au niveau du jeu d’acteur qu’un ensemble fluide entre le moment où Keng est elle-même et celui où elle devient Itt, et entre les moments où elle décrit à Jenjira le palais, la conduisant dans l’espace du rêve, et ceux où les deux femmes discutent du territoire bien réel qu’elles arpentent (par exemple des orchidées placées sur les arbres par un club du troisième âge dont Jenjira fait partie). Loin d’être poussé à une croyance absolue, le spectateur se demande si les personnages eux-mêmes croient à ce qu’ils font ou agissent par jeu, et quand commence ou finit le passage d’un état ou d’un lieu à un autre. L’enjeu de ce régime d’image, excluant la visibilité obligatoire, est d’apprendre à se faufiler avec agilité dans les couches des apparences, entre différents niveaux de réalité et de conscience, sans en absolutiser aucun aux dépends des autres. De pouvoir y croire ou se dire qu’il n’y a rien, que nous sommes au cinéma.
Le changement de régime d’image opéré par Panahi et Weerasethakul suppose et se repère tout à la fois par un changement de régime de croyance (de l’absolu au doute), d’identification (de la fixité à la variabilité des êtres) et de signification (de l’univocité à la plurivocité ; du symbole au sensible [1616] [1616] Nous nous sommes centrés ici sur les éléments qui permettaient de saisir le plus directement le problème de l’image dans les films, et dans celui de Weerasethakul. Cependant, puisque la résistance de l’image devient aussi chez lui fonction d’un travail sensible, il aurait été intéressant également d’analyser en complément les compositions et la plastique des plans et la perception qu’elle induit. Contentons-nous de renvoyer à un texte de Lucie Garçon qui entame un tel travail, publié ici même lors de la sortie du film : « Bonjour » ). En tant qu’il se caractérise par une place faite à la liberté du regard, sa valeur dépasse les frontières. Mais il ne s’exprime pourtant pas en dehors de conditions et de formes spécifiques et précises. Que retrouver la vue soit peut-être d’abord retrouver une part d’invisible ne se conçoit qu’en rapport à l’expérience d’un visible verrouillé, d’une réalité à laquelle un pouvoir œuvre à retirer toute sa complexité. On ne peut comprendre autrement qu’en rapport aux contextes qui pèsent sur chaque film la distance prise par les cinéastes vis-à-vis de toute conception de la vision comme d’une opération stable et productrice de certitude. Ni évidence, ni moyen de conquête, l’image est ici avant tout le lieu d’exercice du regard.
Par leurs fins respectives, ces films nous indiquent qu’ils se réalisent dans la conscience de la précarité du voir. Taxi Téhéran, après le vol de la caméra dans le taxi laissé sans surveillance, se termine sur un écran noir : la disparition de l’image. Cemetery of splendour se conclut par un gros plan saisissant de Jenjira les yeux grands ouverts, sans que nous soyons capables de décider si cela signifie que le personnage voit la réalité ou est au contraire enfermé dans un rêve. Qu’il s’agisse dans un cas du matériel de production et dans l’autre du regard ne doit pas tromper : il s’agit à chaque fois de poser sur la vision le signe paradoxal d’une impossibilité.
Nous avons déjà dit que Cemetery of splendour, à travers la figure des soldats endormis et immobiles, était marqué par une impuissance liée à l’omniprésence du pouvoir. Cette immobilité peut trouver un équivalent dans la mobilité du taxi de Panahi, livré à la rencontre passagère et à divers aléas qui le détournent sans cesse, comme si, sans but et sans sortie, il ne lui restait qu’à explorer une zone intérieure et ses occupants. Chaque récit se constitue à partir d’un fond d’impossible, symptôme d’une situation politique bloquée, et le noue au problème de la vision. C’est pourquoi toute réponse donnée quant à ce problème, toute construction esthétique et son corollaire théorique, valent aussi comme enjeux politiques : la possibilité d’une image hors de la logique du pouvoir contient la possibilité d’une existence commune.
Sur ce point, il faut noter que le désir de dégager du possible à partir du fond d’impossible a amené nos deux cinéastes à adopter une tonalité proche. Chacun fait de ses personnages des êtres plus complexes qu’ils n’y paraissent et les dote de capacités, fussent-elles négatives, mais, surtout, tisse entre eux des relations empreintes d’humour et de bienveillance. Cela est flagrant entre Jenjira et Itt, mais également entre Panahi et sa nièce ou son avocate, qui quitte le taxi en disant que, dans leur situation, tout ce qu’ils peuvent faire est de ne pas s’en faire. Alors que le pouvoir projette partout la méfiance et la crainte, voilà un dernier parti pris qui permet de définir les images de ces films, jusque dans leur douceur, comme des images indociles.