Sans doute oublie-t-on trop souvent le talent comique des cinéastes sérieux – et le talent sérieux des cinéastes comiques. Dans son « Éloge de Tati », Serge Daney résumait ainsi le paradoxe de l’humour de Jacques Tati, cinéaste « non-humaniste » :
« Ce qui est pour lui source de comique, c’est que ça se tienne debout et que ça marche, que ça puisse marcher. Surprise infinie, spectacle inépuisable. À une dialectique du haut et du bas, de ce qui s’érige et de ce qui s’écroule (tradition carnavalesque, situation que Buñuel a illustrée : de la caméra à hauteur d’insectes à Simon du désert grimpé sur sa colonne), Tati substituerait un autre comique où c’est le fait de se tenir debout qui est drôle et le fait de vaciller (la démarche de Hulot) qui est humain [11] [11] Serge DANEY, « Éloge de Tati », in Cahiers du Cinéma, n°303, septembre 1979, pp. 4-7. (Repris dans La Rampe, Ed. Cahiers du Cinéma, 1983, pp. 132-137.) . »
L’humour de Cry Macho tient à la même chose : Clint Eastwood sait que le simple fait qu’il se tienne debout et qu’il marche est drôle. C’est peut-être cela qu’il faut retenir de son goût constant pour les œuvres rétrospectives et introspectives, les rôles vieillissants où l’acteur-réalisateur-star met en scène sa propre légende vacillante : pas une obsession, mais une évolution. Ce qui était à peu près sans humour (Unforgiven est un film sérieux, trop peut-être) obéit en effet désormais à une sorte de comique de répétition dont l’effet s’accroit, décennie après décennie. Gran Torino et The Mule jouaient déjà avec la vieillesse et l’épuisement physique d’Eastwood ; Bradley Cooper, lors de la promotion de The Mule, affirmait qu’Eastwood surjouait largement sa décrépitude physique et serait en réalité bien plus énergique que les personnages qu’il interprète.
Cry Macho, le dernier en date, accumule les marques du temps, les signes de désuétude : cet énième film crépusculaire se déroule ainsi en 1980, il y a plus de 40 ans – à une époque où Eastwood était déjà un acteur et un cinéaste de première importance… et déjà une figure vieillissante et un peu anachronique. Autre belle idée cachée derrière cette date : l’âge du personnage principal, et sa date de naissance. S’il a le même âge que Clint Eastwood, cela implique qu’il est né au XIXe siècle, précisément à l’époque où se déroulent les westerns dits « crépusculaires », que le récit du film (une ancienne star du rodéo, Mike Milo, est recrutée par son ex-patron pour aller récupérer son fils, Rafo, au Mexique) reprend explicitement. Mais cette fois, contrairement aux autres films où le cinéaste rejouait des motifs du western, ce « crépuscule » est sans amertume, sans tristesse : jusque dans les scènes les plus légères et les plus drôles de Gran Torino ou The Mule , une ombre lourde planait au-dessus des personnages – idem pour Sully, The 15:17 to Paris ou Richard Jewell, tous trois basés sur des évènements graves (et réels) autour desquels les personnages gravitaient. En fait, parmi tous les films de Clint Eastwood, aucun n’a cette légèreté : les scènes d’affrontement (avec la police ou un groupe de gangsters) se font sur un mode proche du cartoon, presque sans violence. De la même manière, le film ne tire jamais franchement vers le mélodrame, même lorsqu’il aborde les raisons sinistres pour lesquelles ce père souhaite retrouver son fils (avoir un moyen de pression sur son ancienne compagne, avec qui il partage des investissements financiers). Il arrive même à Cry Macho de frôler la parodie, notamment quand il joue avec l’étrange énergie qui se dégage de la figure émaciée d’Eastwood, lorsqu’il fait mine de se battre avec Rafo ou qu’il court après un coq.
Certes, il est possible que Cry Macho ait cette « légèreté » parce que, justement, il manque un peu de poids. Il faut remonter loin (au début des années 2000, peut-être) pour retrouver un film d’Eastwood à la mise en scène aussi simple, au récit aussi linéaire ; un film aussi pauvre. Eastwood avait en effet passé la décennie 2010 à inventer des dispositifs de mise en scène d’une étonnante sophistication, des récits d’une grande complexité, à se confronter à des sujets difficiles, parfois brûlants d’actualité. Cry Macho paraît en comparaison forcément moins riche… Mais c’est aussi son charme d’attirer les spectateurs et spectatrices à errer, sans se presser, entre les motifs et les sujets habituels du cinéma d’Eastwood. Il est ainsi question de religion, à travers ce sanctuaire où les héros trouvent refuge ; de filiation, dans la relation tissée entre eux ; et se dessine en toile de fond une critique ambiguë, entre fascination et répulsion, de la masculinité traditionnelle (« This macho thing is overrated », dit Mike). Il faut ajouter que le film n’est pas sans instants magnifiques ou étonnants, comme cette étrange archive animée qui donne à voir l’accident ayant mis un terme à la carrière de Mike, ou bien les superbes scènes dans le bar où les deux héros trouvent refuge.
Mais, plus encore que d’habitude, le vrai intérêt du film est surtout Eastwood lui-même : le regarder marcher, conduire, manger, dormir ; chercher dans ce visage les traits que l’on a vus pendant des décennies ; l’entendre parler, donner des conseils, des leçons de vie. Certes, aborder l’œuvre d’Eastwood acteur-réalisateur de ce point de vue est devenu une panacée critique qui consiste, entre auteurisme et star studies, à y voir une sorte d’autoportrait en star personnifiant le cinéma américain – et un rapport masochiste à la figure virile, à la fois idéalisée et très violemment abîmée, qui finit presque toujours condamnée à mort ou mise au ban de la société. Mais dans Cry Macho, l’aura habituelle de légende ou de violence est étonnamment absente, elle s’arrête au seuil du film, dans le premier plan où Eastwood apparaît (un pur plan d’apparition de star de cinéma, c’est certain). Dans un film aussi apaisé, pas de place pour cette solennité un peu triste. C’est grâce à cet esprit léger, drôle et sans gravité que Mike est à la fin libre de faire demi-tour à la frontière pour retrouver le village de carton-pâte, son shérif, ses chevaux, son bar, et la femme aimée. Ce petit théâtre ancien et désuet, ce monde d’un autre siècle, Eastwood le trouve aussi beau que laid, aussi drôle que triste : le sujet de son cinéma a toujours été « comment faire avec cette contradiction ? » – contradiction présente dès le titre de Cry Macho. Lorsque Rafo offre à Mike son coq de combat (le « Macho » du titre), les deux personnages semblent arriver à une conclusion douce-amère, elle aussi surannée : aux anciens le passé, aux jeunes l’avenir. Mais avec, évidemment, une drôle d’ambiguïté, puisque c’est le jeune qui pleure, et le vieux qui rit. Eastwood est debout, et c’est drôle, alors que le jeune vacille et s’écroule dans les bras de son père ; il a la vie devant lui.