Cookie et King Lu ont toutes les raisons d’être optimistes. Parcourant la forêt pour aller partager une bouteille dans la cabane du Chinois, les deux compères nourrissent l’espoir d’avoir pris de vitesse l’histoire : dans un pays où celle-ci n’a pas encore abattu sa grande hache, tout paraît possible aux entrepreneurs ambitieux. Cette fameuse hache, le film en donne une image dès l’ouverture, où un porte-containers traverse le champ de part en part, inscrivant cet Oregon en apparence sauvage dans une économie globalisée. Le glissement qui nous ramène du début du XXIe au début du XIXe se fait par un plan quasi-identique, où un bateau à aubes préfigure le cargo, où la migration des hommes, des femmes et de leurs espérances a précédé le mouvement des marchandises.
Une opportunité en or va bientôt se présenter aux deux amis, sous la forme d’une vache et de son lait, que les talents culinaires de Cookie sauront faire fructifier en délicieux beignets, denrées prisées des trappeurs du pays, donc source de fortune assurée. Problème : le bovin en question, seul spécimen dans les parages, est la propriété du chief factor, administrateur de la région. Dès lors, il faudra chaque nuit prendre le risque d’aller dérober le lait, pour ainsi amasser de quoi lancer une affaire plus conséquente.
Discutant à l’automne 1842 d’un projet de loi contre le vol de bois, Marx oppose l’arrachage de bois vert – un « attentat contre l’arbre » qui serait donc une attaque contre son propriétaire – au fait de ramasser des ramilles déjà tombées, qui par conséquent n’appartiennent plus à l’arbre, ni au possesseur de la forêt. La nature de l’acte étant différente, il revient à la loi de tenir compte de ces différences, « car quel autre critère objectif devrions-nous appliquer à l’intention si ce n’est le contenu et la forme de l’action ? »[11] [11] Karl Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois », Gazette Rhénane, octobre-novembre 1842. se demande le rédacteur de la Gazette Rhénane. Non sans ironie, Marx transformait cette indistinction légale en mise en garde contre le propriétaire terrien, car elle revenait à remettre en cause la légitimité de tout acte de propriété : « En considérant indifféremment comme vol toute atteinte à la propriété sans désignation plus précise, toute propriété privée ne serait-elle pas du vol ? »
C’est à un tel retournement de perspective que nous invite Kelly Reichardt, tant la nature de l’acte de prélèvement prend sous son regard un tour particulier. La traite de la vache par Cookie apparaît en effet, non comme un attentat, mais comme un acte d’amitié. L’empathie avec l’animal caractérise sa manière d’être avec son environnement : on découvre le cuisinier à travers ses gestes délicats et précautionneux par lesquels il choisit et cueille des champignons, soigneusement entreposés dans un linge, remettant au passage sur ses pattes un lézard sur le dos. L’amitié entre l’homme et l’animal est au cœur du film, et la citation initiale de William Blake – « L’oiseau a son nid, l’araignée sa toile, et l’homme l’amitié » – pourrait aussi bien s’appliquer aux deux héros qu’aux nombreux couples que forment les trappeurs avec leurs familiers : oisillon ici, corbeau là, et bien sûr les nombreux compagnons canins. Au fur et à mesure des déambulations dans le camp des trappeurs, la caméra s’attarde avec tendresse sur ces curieux voisinages, comme pour nous rappeler que c’est dans la relation avec l’autre, à poils ou à plumes aussi bien qu’à veston, que se construit le foyer.
Le foyer du film, c’est aussi la forêt, tout à la fois lieu de contemplation et de multiples usages : elle pallie l’absence de banque, offre les matériaux pour construire une maison ou des outils – ce fouet artisanal avec lequel Cookie mélange sa pâte – et finalement de tombeau. Pour les paysans rhénans décrits par Marx ou les classes laborieuses britanniques étudiés par Edward Thompson, la forêt fait figure de sources de richesses pour ceux qui en sont dépourvus :
« Par le ramassage, la classe élémentaire de la société humaine se confronte aux produits de la puissance élémentaire de la nature et les met en ordre. […] C’est aussi le cas pour le glanage, la seconde récolte, et d’autres droits coutumiers de ce genre. Ces coutumes propres à la classe pauvre sont régies ainsi par un sens instinctif du droit ; leur racine est positive et légitime, et la forme du droit coutumier est ici d’autant plus proche de la nature que l’existence même de la classe pauvre n’est, jusqu’à présent, qu’une simple coutume de la société civile qui n’a pas encore trouvé une position adéquate au sein de l’organisation consciente de l’Etat. »[22] [22] Ibid.
Le film semble ainsi pointer la survivance, par-delà océans, d’un droit coutumier, où le lait de la vache apparaît moins comme relevant de la propriété privée que du bien commun : King-Lu affirme ainsi pour rassurer Cookie que certaines personnes, comme le chief factor, « ne s’imagine pas que l’on puisse les voler » ; à l’inverse, pour s’imaginer soi-même commettre un tel forfait, il faut d’abord être mu par ce « sens instinctif du droit » propre aux classes populaires, à l’aune duquel le « vol » en question apparaît moins comme un crime que comme une récolte naturelle, au même titre que les champignons, les myrtilles ou le poisson.
Cette « économie morale » est d’autant plus légitime que le braconnage du lait permet ici de mettre à la disposition des consommateurs un plaisir que l’administrateur prétendait garder pour lui et pour lui seul. Reichardt montre combien la préparation des beignets met en éveil les sens des trappeurs, s’attarde sur les plaisirs olfactif et gustatif, et sur le réconfort que ces desserts produisent. Leur dégustation s’inscrit dans une économie du loisir embryonnaire, à laquelle s’ajoutent la musique (violon, guimbarde), mais aussi les jeux de cartes et de dame, confectionnés à la main. Le film émeut dans cette manière de montrer comment ces existences précaires cherchent à s’élever au-dessus de la seule subsistance vers la recherche du moindre agrément. Emblématique est de ce point de vue le bouquet que dépose Cookie dans la demeure de King-Lu : sortant couper du bois pour le feu, ce dernier dit à son invité de se mettre à l’aise, de faire comme chez lui, ce à quoi Cookie répond par l’apport d’une once de beauté.
Un très beau travelling à hauteur de poches fait défiler en gros plan les différentes manières de payer son beignet, signe du cosmopolitisme des échanges entre les individus en présence. Les prix ne sont pas fixés par les monopoles, mais par les usages en vigueur dans la communauté : pièces, bons de recouvrement, coquillages, peaux de castor. En l’absence d’institution monétaire bien définie, c’est la confiance mutuelle entre les agents qui établit la valeur des choses : quand Cookie commande un whisky, il tend son argent au barman qui se sert lui-même. A cette forme primitive de l’échange marchand s’oppose une discussion entre le chief factor et son hôte, un militaire de passage, à propos de l’économie du châtiment : combien de coups de fouet faut-il administrer à un mutin pour tirer bénéfice de la sentence ? Alors que le capitaine botte en touche en s’avouant incapable de prendre en compte tous les facteurs, l’administrateur rétorque que ce qui ne peut être calculé ne vaut pas d’être discuté.
Pour Marx encore, la loi sur le bois était la preuve que les autorités publiques se mettaient au service de l’intérêt privé ; ici, les deux sont réunis en un seul et même individu, qui conçoit le droit comme un outil de coercition, et plus encore comme un moyen de propager la peur et d’en faire un carburant pour la productivité. L’enclos final autour de la vache apparaît alors comme la victoire d’un droit sur l’autre : alors que les cabanes des trappeurs sont ouverts aux quatre vents, la vache, et avec elle un pan de l’espace public de la forêt, vient d’être définitivement privatisé.
Cookie et King-Lu sont arrivés trop tard. Les rapports de force inhérents à une économie prédatrice et égoïste sont déjà là. Rattrapés par l’histoire, ils ont néanmoins trouvé un écrin pour une amitié qui a traversé les siècles. Assis au côté de Cookie blessé, King-Lu baisse les yeux sur ce butin bigarré qu’il serre dans ses poings, avant d’en faire un oreiller pour s’allonger contre son frère d’infortune, à qui il murmure la dernière phrase du film : « I’ve got you. »