Lors de la dernière édition du cinéma du réel était présenté le dernier film de James Benning, The United States of America, pensé comme un remake au film éponyme co-réalisé en 1975 avec Bette Gordon. Dans cette première version, Gordon et Benning avaient placé une caméra à l’arrière de leur véhicule lors d’un voyage aller retour de l’Ouest à l’Est des Etats-Unis. Le film se tramait sur les variations paysagères et météorologiques vues depuis la position statique dans l’habitacle de la voiture, les chansons et les émissions diffusées par la radio accentuaient l’inscription d’un imaginaire américain propre à cette époque.
La version de 2022 obéit à un programme aussi précis mais bien différent : cinquante plans de deux minutes, un pour chaque État du pays. La succession des plans se fait selon l’ordre alphabétique du nom des États, annoncé par un carton entre chaque plan. Cette méthode rigoureuse de classification se substitue à l’autofiction latente du road-movie qui réglait le premier film. Au premier abord, par cet agencement et par son titre, The United States of America tend vers le répertoire ou l’inventaire dressant un état des lieux du pays. On pourrait rapidement l’apparenter à une oeuvre définitive pour James Benning qui n’a cessé d’arpenter, de questionner et d’enregistrer la géographie et l’histoire américaines. Pourtant la logique de concentration qui tire un précipité de la nation en cinquante plans se révèle être un leurre. Chaque plan a effectivement une typicité géographique ou climatique mais ce qu’il porte de capacité à symboliser la nature de la vie (sociale, économique, environnementale, etc..) de chaque État est réduit à des traces, des énigmes. La figure humaine tient en des passages évanescents, l’idée de groupe ou de communauté déserte le film. Ce sont davantage des infrastructures et des technologies humaines qui sont les vedettes du film, rigoureusement distribuées entre des masses végétales et minérales, baignées de nuages et d’autres éléments météorologiques. Un drapeau flottant gracieusement, une statue ou quelques façades de bâtiments rappellent avec discrétion l’entité politique. Si l’ampleur du road-movie couplée à l’immensité du territoire américain laisse songer à un chant épique, c’est un chant dégonflé, déployé sans engouement ni gloire.
L’image n’obéit donc pas à une efficacité statistique, elle paraît se refuser à un discours net. Les plans pris en catimini depuis un bosquet, l’angle de deux trottoirs, un fossé, la poussière d’un désert, ne produisent pas un rapport en bonne et due forme sur l’état de la nation. Eloquence évidée qui amène rapidement un premier constat amer au visionnage : l’image n’est pas représentative. Autre chose guette dans l’agencement de ces plans. James Benning fait ici un travail systématique de paysagiste, davantage que dans son œuvre la plus récente. Les plans présentent pour leur grande majorité une collection de vues larges, les niveaux de regard et l’agencement des formes mouvantes sont soigneusement établis, la parenté est forte avec sa trilogie californienne achevée il y a vingt ans (El Valley Centro (1999), Los (2001), Sogobi (2002)). Par moments des morceaux de chansons ou d’enregistrements de discours sont joints au plan, surprenantes interventions sonores – leur source est trouble, elles paraissent planer à côté de l’image tout en dialoguant avec en un étrange contrepoint – qui mettent en avant des points de tension de l’histoire américaine tels que la mise en place du complexe militaro-industriel, la lutte pour les droits civiques ou encore l’annihilation méthodique des cultures indiennes. Ces paroles et ces chants ramifient les significations et les problématiques du film, ils superposent des dimensions variées aux images et aux sons. La lecture des plans est à la fois multiple et d’une platitude extrême, ce qui nous est donné à voir c’est seulement : un train, le mur d’une prison, une ruelle new-yorkaise, un homme escaladant une colline ; mais aussi par la délicatesse des cadrages et de la prise de son : une satire du patriotisme, une méditation sur la technique, une énigme mathématique (la rigoureuse rythmique des plans donne parfois l’impression d’observer des graphiques invraisemblables, d’improbables équations ; Benning explique plus volontiers son cinéma par la méditation de problèmes mathématiques que par celui de références cinéphiles), une pensée du vide, un pamphlet contre le cinéma bavard.
On songe aux Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, traité esthétique du début du XVIIIème siècle écrit par le peintre chinois Shitao. Ce lointain détour peut nous aider à mieux saisir l’effet des vignettes laconiques que façonne James Benning :
“Le Paysage exprime la forme et l’élan de l’Univers.
Au sein du paysage,
le vent et la pluie, l’obscurité et la clarté constituent l’humeur atmosphérique;
la dispersion ou le groupement, la profondeur et la distance constituent l’organisation schématique;
verticales et horizontales, creux et reliefs constituent le rythme;
ombres et lumière, épaisseur et fluidité constituent la tension spirituelle;
rivières et nuages, dans leur rassemblement ou leur dispersion, constituent le liant;
le contraste des replis et des ressauts constitue l’alternance de l’action et de la retraite.
L’altier et le lumineux sont la mesure du Ciel, l’entendu et le profond sont la mesure de la Terre.
Le Ciel enlace la paysage au moyen des vents et des nuages;
La terre anime le Paysage au moyen des rivières et des rochers. [11]
[11] SHITAO, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère , traduction de Pierre Ryckmans, Chapitre VII : Le Paysage.
”
Ces notations poétiques qui à première vue tracent un dogme nébuleux n’ont rien d’anachronique, elles définissent des stratégies esthétiques à la finalité limpide : “exprime[r] la grande règle des métamorphoses du monde […], saisi[r] toutes les créatures de l’univers”; “connaître l’immédiat pour pouvoir atteindre le lointain [22] [22] Idem., Chapitre III : La Transformation. “. Outre l’omniprésence des éléments naturels, le vocabulaire technique distribué dans cet extrait nous ramène aux plans confectionnés par Benning : forme et élan, creux et reliefs, fluidité et tension, dispersion et groupement, action et retraite, altier et profond. Ce sont autant de caractères qui agitent le minimalisme visuel et sonore des plans, les ouvrent simultanément à un potentiel ludique et méditatif, effets qui se répercutent sur l’agencement des plans les uns par rapport aux autres. A la confluence de ces problématiques esthétiques, chacun de ces plans-vignettes invente une ponctuation qui lui est propre : un cycliste entre à l’improviste dans le cadre, un train ne cesse de passer dans un autre, un bruit de moteur croissant annonce l’arrivée d’un véhicule qui finalement n’apparaît pas, la vue sur le mur d’une prison reste muette, des voitures de stock-car apparaissent par intermittence dans un ordre toujours renouvelé sur le virage d’un circuit automobile. Cette dynamique fragmentaire et mouvante reflète les visées décrites par Shitao : par l’insatisfaction de plans tronquées retenir l’immédiat et la banalité proche pour mieux rendre “les métamorphoses du monde” et toucher au “lointain”. On reconnait également l’habilité à “enfermer un contenu dense sous une apparence vide [33] [33] Idem., Chapitre IX : La Méthode des rides. “. La polysémie de chaque plan en soi et par rapport aux autres saisit le spectateur réceptif, ces parcelles infimes et tenaces deviennent pour lui des miroirs sans fond. Dans la ponctuation de tel ou tel plan le spectateur peut saisir le reflet du mouvement fluctuant de sa pensée, les pics et les creux de son attention, l’élan de ses sens, la tension des formes du monde, l’obscurité et la clarté des événements qui le traversent, l’alternance de l’action et de la retraite qui anime le vivant. Il nous semble voir ainsi dans The United States of America une constante de l’œuvre de James Benning : le plan est une unité stimulée par la respiration de vides et de pleins et, malgré son apparente pauvreté, le film constitue un vaste échafaudage esthétique offrant une surface poreuse aux divagations du spectateur. Toute cette construction met en relief des enjeux de connaissance, de représentation, d’identification. Le dernier carton du film qui questionne notre expérience de visionnage en est l’exemple parfait. Il nous apprend que tous les plans ont été tournés sur le territoire Californien : les projections du spectateur, ses tentatives d’orientations et d’identifications dans la géographie américaine sont ramenées au domaine de l’illusion. Rire amer qui appelle à reconsidérer l’image dans toutes ses potentialités, notamment falsificatrices. La prééminence de cette grande boutade dans l’appréhension du film a posteriori ne doit cependant pas faire oublier que c’est au cœur de chaque plan que le regard est défié.
L’ascèse formelle et l’engagement attendu du spectateur ne sont pas synonymes d’une austérité forcée. Chaque plan semble ici contenir dix énigmes, lesquelles sont autant de portes ouvertes à la fantaisie ou au comique. Ainsi de ce plan, beau et très drôle, de quatre chevaux immobiles et de dos qui se refusent à la caméra, sujets outrageusement têtus qui, parmi des possibilités d’interprétation infinies, rappellent au spectateur sa position somme toute absurde, dos au projecteur, entouré d’inconnus silencieux et immobiles. Outre l’expression d’une universalité par ces plans soumis à réduction, créant une dynamique méditative ou comique, le film laisse s’inscrire une actualité. La pratique de Benning ne se restreint pas à la spéculation cryptique ou au jeu intellectuel, elle travaille au contraire sur une clarification de la pensée par l’enregistrement aigu d’un état du monde : les paysages anthropisés des Etats-Unis contemporains ne sont pas les paysages peints par Shitao en Chine à la jonction du XVII et du XVIII ème siècle. Si The United States of America peut être décrit comme un film comique, il peut également l’être comme un film d’horreur. Ce qui frappe le long du visionnage c’est l’omniprésence des infrastructures énergétiques, sécuritaires et militaires : puits à pétrole, centrales énergétiques, plaines agricoles, usines et prisons, navire de guerre et lignes électriques, cheminées industrielles, barbelés et trains de marchandises. Si nous avons dit préliminairement que le film n’obéissait pas à une logique statistique, il nous faut revenir sur ce point et dire que si ses paysages se défont d’une représentation idéalisée ou générique, ils portent témoignages des brutales scarifications des hommes sur la terre. En se refusant à représenter un condensé de chaque État, The United States of America creuse à l’envers du folklore américain et expose une irrépressible machine énergivore, dangereuse et auto-destructrice. C’est là l’intelligence écologique de ce cinéma discret qui met au premier plan ce qui, bien que majoritairement invisibilisé , raconte la réalité matérielle de notre monde et son équilibre vacillant. L’horreur de ce constat et la pertinence du film frappent d’autant plus avec l’actualité guerrière en Ukraine : depuis deux mois les centrales, les flottes militaires, les plaines agricoles, les prisons et les barbelés sont devenus les silhouettes peuplant l’étouffante toile de fond de nos imaginaires et de nos problématiques collectives. On perçoit alors comment la vertu de “l’âpreté fruste [44] [44] Idem., Chapitre XII : Forêts et Arbres. ” attentive au “concret le plus proche [55] [55] Idem., Chapitre VI : Les mouvements du poignet. ” désirée par Shitao et observée par Benning, ouvre à une belle leçon d’humilité : en vidant ses plans, il aide le spectateur à les remplir de tout ce dont il est plein. En filmant un coin de mur ou de ciel c’est une histoire sensuelle et minuscule qui est racontée en même temps que la grande fable de l’univers ou que la rumeur des tragédies proches.