Le 8 juin 2022, vers 18h, je prends une place pour La Maman et la Putain dans mon cinéma de centre-ville, une salle rachetée par un des plus grands exploitant de cinéma en France, qui, deux ou trois fois par mois, daigne projeter un film dit « de patrimoine », comme s’il s’agissait d’une simple obligation contractuelle. Je suis avec un ami, pas le même que la dernière fois, on a acheté des sandwiches. Je demande à la caisse si la copie a une entracte ou une pause au milieu, on me répond que non. Nous nous asseyons, la salle est presque pleine ; le film commence. 220 minutes plus tard, nous sortons de la salle sans parler. Pour briser le silence, je dis : « Aujourd’hui, il y a un écrivain qui est mort, il s’appelait Jean Louis Schefer. Il a écrit un livre qui s’appelait, euh, je me souviens plus… L’Homme ordinaire du cinéma, je crois. Et il y a une idée qui est dans ce livre que plein de critiques de cinéma ont cité par la suite : que les films que les gens de cette génération ont vu enfants, genre La Nuit du Chasseur ou certains films de Fritz Lang, ce ne sont pas eux qui ont regardé ces films mais ces films qui ont regardé leur enfance. Et devant La Maman et la Putain j’ai pensé que le film nous regardait, mais il nous regardait en adultes, trop adultes, terriblement adultes. » Je raccompagne mon ami chez lui, je rentre chez moi, je vais dormir.
Le plus étrange, en découvrant ce film aujourd’hui, c’est probablement qu’il est impossible de deviner ce qu’il a pu représenter précisément à sa sortie, et que l’on ne peut que croire sur parole les témoignages et les nombreuses pages écrites à son sujet. Ce n’est pas tant que notre époque l’aurait « dépassé » (il est encore, à sa manière, vulgaire et scandaleux), mais plutôt qu’on ne voit véritablement plus le même film. Après ces décennies d’invisibilisation, on est encore plus frappés que d’habitude par la propreté nette de la restauration ; ce noir et blanc numérique fort contrasté doit faire un tout autre effet que la projection, qui eut lieu à quelques reprises, d’ombres et de lumières traversant une pellicule 35mm, elle-même gonflée depuis du 16mm. Et puis il y a, bien sûr, tout le savoir que nous avons désormais sur ce film : au dessus de l’image et des dialogues se superposent ce que l’on sait de sa dimension autobiographique, de son tournage, des suicides qui l’entourent (celui de Catherine Garnier, ancienne compagne d’Eustache, juste après le tournage du film, et celui d’Eustache moins de dix ans plus tard) – et même le destin du film, son invisibilisation, ses rares projections, son passage télévisé… Désormais tout cela appartient aussi, inévitablement, et c’est très bien comme ça, à La Maman et la Putain.
Première surprise créé par cette attente : celle d’un film très drôle. La salle était ainsi à plusieurs reprises hilare : bien sûr pendant certaines sorties complètement réactionnaires d’Alexandre, ou au moment du coup de téléphone qu’il passe au beau milieu de la nuit à son ami pour raconter le « toucher » qu’il vient de faire à Veronika, mais cet humour reste jusqu’à la fin, interrompu seulement par moments lors des scènes les plus dures (les dernières). C’est la double désuétude qui fait rire, celle des personnages par rapport à leur époque, du film par rapport à la nôtre.
Mais même au sein de cet humour, La Maman et la Putain tient la promesse que tous les cinéphiles connaissent, celle d’une ambiance dure, sinistre, désabusée. C’est, certes, celle d’une époque, et les références à Mai 68 et à la morosité politique sont nombreuses, mais on est aussi frappé par la transcription proprement cinématographique de cette ambiance : le noir et blanc est caverneux, la lumière triste. Alexandre parle de Murnau, Veronika lui téléphone en disant qu’elle souhaite voir un film fantastique : plus que « sinistre » ou « morose », on ferait une description exacte en disant que La Maman et la Putain est un film spectral ou funeste. Si tous les personnages semblent issus d’un autre temps ou d’un autre monde, c’est bien celui de Veronika qui ressemble le plus à un fantôme : sa pâleur, son maquillage lui donnent l’air d’un mort-vivant venu hanter Alexandre. Sa présence même, dans l’image, est fantomatique : vers la fin du film, un raccord de mouvement la suit alors qu’elle se relève, faisant apparaître sa figure blanche sur un fond intégralement noir ; plus tard, alors qu’elle s’adresse à Marie en se tenant dos à la caméra, sa figure est légèrement floue, fondue dans l’obscurité. Et comme tout bon fantôme cinématographique, elle maudit Alexandre en lui apportant exactement ce qu’il recherche : lui qui cherche une femme pour « baiser » (on entend le mot des dizaines de fois), qui n’a aucun scrupule à tromper la femme chez qui il vit, est rendu fou par la présence de son amante, qui le harcèle au milieu de la nuit, dont la présence suffit à créer un étrange chaos ; Veronika est presque une succube.
Bien sûr la source de cette noirceur, c’est le parfum de mort qui entoure chaque scène, parfum qui n’a fait que se renforcer avec le passage du temps, alors que l’on en apprend toujours plus sur la gravité du tournage du film et sur les grandes difficultés qu’Eustache a rencontré dans les années qui l’ont suivi. La Maman et la Putain est bien un film sur la mort, et peut-être d’abord sur la mort : parce que l’on en parle d’abord, avec notamment ce discours d’Alexandre sur les « assassins » qui peupleraient les rues, ou encore à travers les nombreuses mentions du suicide (« Michelle s’est suicidée, et moi j’ai raté mon suicide »), mais aussi à travers la sexualité, présente en mots comme en actes, et qui est ici irrémédiablement liée à la mort. On pense à Marie qui essaye de se suicider alors qu’Alexandre couche avec Veronika, ou bien à cette phrase d’Alexandre adressée à Marie plus tôt, dans le film : « Quand je fais l’amour avec vous je ne pense qu’à la mort, à la terre, à la cendre. » Je parlais, plus haut, de Veronika comme d’une figure démoniaque ; on pourrait se demander si cette présence paradoxale de la mort dans la sexualité n’est pas le reste d’une angoisse religieuse (quand Veronika parle de son costume d’infirmière à Alexandre, celui-ci la compare à une religieuse), une mauvaise conscience qui revient, comme un memento mori, à l’écoute du Requiem de Mozart.
Je m’étonnais un jour qu’Eustache, auteur d’une œuvre obsédée par les motifs de la mort et du trou, n’ait jamais filmé une scène d’enterrement ; en découvrant La Maman et la Putain, je me rend compte qu’il l’a fait, et que ce film est tout entier une grande cérémonie mortuaire. De la Nouvelle Vague et de Mai 68, cela a souvent été dit ; mais c’est un enterrement de choses plus vastes encore : du langage par exemple, magnifique et choquant par sa splendide pauvreté (les personnages finissent pas ressasser les mêmes mots : « maximum », « baiser », « connerie », « merdique »…). Du cinéma, aussi ? L’œuvre d’Eustache est marquée par son rapport au vide, c’est parfois une œuvre qui semble « sans dispositif », qui cherche presque à s’effacer elle-même ; ses films sont faits de répétitions, de paroles errantes, d’évènements saisis dans toute leur platitude. La Maman et la Putain est, avec Mes Petites Amoureuses (qui devrait aussi ressortir dans quelques mois), son seul long-métrage, son film le plus écrit ; et en même temps on voit bien que la longueur du film, l’écriture du dialogue (que les comédiens devaient interpréter avec précision) vise à une sorte d’évidement, d’appauvrissement volontaire. Je veux dire que dans La Maman et la Putain, Eustache enterre en quelque sorte le cinéma traditionnel, le cinéma d’écriture, de mise en scène et d’interprétation, et n’en joue le jeu que pour l’anéantir.
Dans la première partie de ce texte, j’écrivais « qu’en manquant ma séance de La Maman et la Putain, en 2017, j’ai au fond fait l’expérience ultime de la salle de cinéma : je n’ai même pas eu à voir le film ». J’avais en tout cas certainement fait l’expérience la plus juste du cinéma d’Eustache. Dans une scène de dialogue au lit, Alexandre projette la fin du monde : « J’ai pensé qu’il n’y en avait plus pour très longtemps, qu’il en serait bientôt fini de tout ça… des voitures, des HLM, des cinémas. Peut-être quelqu’un de très vieux, l’ancêtre, se souviendra encore et racontera aux jeunes qu’il y avait des cinémas, que c’était des images, qui bougeaient, qui parlaient. Et les jeunes ne comprendront pas. » Fantasme réac sans doute, mais qui correspond bien au chef d’œuvre d’Eustache.
La Maman et la Putain est sorti en 1973 ; pendant près de 50 ans, il fut quasi invisible ; le 8 juin 2022, il ressort en salles en France. Sa disparition lui convenait fort bien.