La principale différence entre la construction de Trois mille ans à t’attendre et celle des Mille et une nuits, c’est que les deux personnages sont, tour à tour, narrateur et narratrice. C’est Alithea (Tilda Swinton) qui entame la première un récit : quand un Djinn (Idris Elba) apparaît dans sa chambre d’hôtel et lui demande trois vœux à exaucer, elle répond en lui racontant l’histoire d’un ami imaginaire inventé quand elle était enfant. Pourquoi raconte-t-elle cela ? Sans doute en guise d’avertissement à elle-même, comme un rappel qu’il faut faire attention à ses propres perceptions et ses propres croyances (elle met un certain temps à accepter la présence du Djinn, en fermant les yeux, comme pour sortir d’un rêve). Son nom a beau être associé à la Vérité (l’alithèa grecque), c’est elle qui est pleine de doute, qui soupçonne le Djinn de duplicité ou de tromperie, et c’est aussi elle qui fera un récit mensonger : elle expliquera plus tard avoir quitté son mari car ils ne s’aimaient plus, en omettant de mentionner une fausse couche et un adultère, ce que le film nous donne à voir. Et cette séparation entre la fiction et la vérité, est précisément le sujet de ses recherches, car Alithea est narratologue, et s’interroge sur l’utilité de la fiction dans un monde matérialiste et scientifique, où les récits fondateurs ne semblent plus être une nécessité pour comprendre le fonctionnement de l’univers. Quant au Djinn, Alithea a beau douter de lui, tout nous pousse à croire que c’est cet être de pure fiction qui peut accéder à la Vérité, car il fut le témoin des évènements qui ont donné naissance à nos mythes (il sait que c’est Salomon qui est venu à la rencontre de la Reine de Saba et non le contraire), possède une connaissance fine et directe de la science physique (fait de « feu subtil », il interagit directement avec les fondements de la matière et les ondes magnétiques). Le nouveau film de George Miller n’est donc pas tant un film sur la fiction en général qu’un film sur la notion, plus spécifique, de vérité et son rapport avec la fiction – sujet qui reste, certes, très abstrait.
En effet, la notion de fiction apparaît souvent dans les réflexions des philosophes obsédés par les notions de vérité et d’exactitude. Des descriptions définies analysées par Russell (analysant la proposition « L’actuel roi de France est chauve ») à la philosophie « en action » que Wittgenstein voyait dans la littérature, aussi bien dans Tolstoï ou Dostoïevski que dans les romans policiers, les exemples ne manquent pas ; comme si, pour chercher les fondements de la connaissance ou la source de la certitude, il fallait en passer par les inventions de l’esprit. Y a-t-il une vérité dans la fiction ? Ou, pour prendre le problème à l’envers, tout système de vérification, toute épistémologie, n’est-elle pas elle aussi une construction fictionnelle ? Trois mille ans à t’attendre semble être un exposé pratique de ces questionnements, des paradoxes et des questions qu’ils soulèvent. Car ni l’un ni l’autre des personnages n’est le « tenant de la vérité » ou le « maître de la fiction » : les rôles s’inversent, entre celui qui possède la connaissance instinctive et naturelle (le Djinn) et celle qui ne cesse de l’interroger, de questionner socratiquement les fondements de ses pouvoirs (le souhait suprême, n’est-ce pas de ne plus rien souhaiter ?).
Pour sortir de cette dialectique entre fiction et vérité, entre croyance et connaissance, on pourrait dire que Trois mille ans à t’attendre traite de l’expérience du monde, et même de l’expérience du monde au second degré ; alors ce ne serait pas une parabole épistémologique, mais métaphysique. Car ce qu’ont en commun les récits pseudo-orientalistes hauts en couleurs et les théories scientifiques qui parsèment le film (on croise Albert Einstein et on visite un accélérateur de particules), ce sont d’être des expériences au second degré, des tentatives d’explication, d’organisation a posteriori du monde. Le plus gros du film, d’ailleurs, se déroule dans le confort d’une chambre d’hôtel où les personnages racontent des histoires – même quand les personnages rentrent à Londres, c’est à l’intérieur de la maison que se fait la majeure partie du récit. Jusqu’au dénouement, les personnages ne font qu’expliquer, parler, et ne vivent jamais « au premier degré » ; on peut d’ailleurs remarquer l’omniprésence des voix (idée de génie du film : avoir choisi Tilda Swinton et Idris Elba, leurs voix si belles et leurs accents si particuliers), qui ne s’effacent jamais plus de quelques secondes, chose rare dans ce genre de mise en abyme cinématographique, où la voix a tendance à disparaître jusqu’au retour au récit « principal ».
En faisant du film une méditation sur cette expérience indirecte du monde, on s’aperçoit alors que nous ne possédons pas un mot qui permettrait de décrire ces fictions auxquelles, pourtant, nous consacrons nos vies – est-ce la raison pour laquelle le Djinn reste anonyme ? Nous lisons des livres et des articles de journaux, nous regardons des films, nous discutons de choses extérieures à nous-mêmes, et cela compte autant, sinon plus, que notre expérience du monde, quand nous mangeons, buvons, respirons, faisons l’amour – et ces expériences, nous les vivons souvent déjà au second degré, en cherchant à les comprendre, à les décrire… À les saisir dans le langage ? « Langage », peut-être est-ce le mot que nous cherchons, et ce serait alors cela, le vrai sujet du film, mais un langage compris, comme l’écrivait Wittgenstein, comme les « limites de notre monde ». Alithea, vers la fin du film, affirme en voix off que les Djinns, au paradis, se nourrissent d’histoires, qu’elles sont leur « oxygène », et que tel est également notre cas ; ce n’est pas une simple parole poétique, c’est une description exacte de nos vies nourries de fictions, de discours, de réorganisations psychiques. Voilà un film qui n’est pas magnifique parce qu’il rejoindrait l’idée que l’on se fait de la vie même, sa fluidité, son naturel – un film à la Renoir, disons – mais parce qu’il donne à voir une vérité qui se cache à l’intérieur de nous, celle qui parcourt toute l’histoire de la philosophie, de Platon à Descartes.
Le parti pris esthétique de Trois mille ans à t’attendre correspondrait aussi à cette expérience au second degré. Un film qui touche à des choses aussi essentielles ne pouvait sans doute être qu’un produit étrange et kitsch… car le vrai kitsch, ne serait-ce pas plutôt d’essayer d’exposer ces idées platement ? Wittgenstein disait qu’un travail philosophique sérieux pourrait être écrit exclusivement sous forme de blagues. Et si ce film ridicule et grandiose, plein d’humour vulgaire et de chutes slapstick, avait la forme adéquate pour un traité narrativo-philosophique ? On se tromperait en considérant que cette étrangeté serait un prix à payer derrière lequel se cacherait la beauté du film, ou une condition malheureuse qui permettrait d’y accéder : la gêne, la bizarrerie, sont les seules possibilités pour exprimer un sublime indescriptible. Prenons par exemple la scène où Zéfir, qui a acquis toutes les connaissances « utiles, belles et vraies », demande au Djinn de lui enseigner la connaissance suprême, à laquelle sa race a accès, afin de construire une « Mathematica » universelle : la caméra s’envole alors dans le ciel, traversant des formes géométriques, des formules mathématiques, des nuages de poussière dorée (toutes les poussières du film sont magnifiques). L’image, bien sûr, est assez kitsch, un peu grotesque ; mais quelle image de cinéma pourrait être appropriée à cette connaissance impossible à obtenir, à cette Vérité cosmique ? Aucune, bien sûr. L’esthétique grotesque de Trois mille ans à t’attendre est donc la meilleure image de l’impossible, la meilleure expression de l’incommunicable. Paradoxalement, c’est une grande preuve de sagesse : ce ridicule est le ridicule de notre prétention à toute affirmation définitive. Deux des plus beaux films de l’année dernière, Old de M. Night Shyamalan et Matrix Resurrections de Lana Wachowski, étaient eux aussi à un cheveu de sombrer dans le grotesque, et c’était de cette proximité que venait leur beauté ; ils étaient à la frontière du ridicule comme à la frontière d’un pays étranger. Film philosophique, film platonicien, Trois mille ans à attendre escalade les parois de la caverne ; bien sûr que nous refusons de prendre au sérieux les images qu’il nous montre.