L’édition 2021 du grand festival du documentaire asiatique s’est tenue en hybride, c’est-à-dire en ligne pour nous, le territoire japonais étant en novembre dernier fermé aux étrangers. Des conditions inhabituelles et tronquées, car le sel de cette Mecque du documentaire asiatique réside bien sûr dans les échanges d’izakaya. Et parce que tous les films n’étaient pas accessibles en ligne, ni tous sous-titrés en anglais. Après plusieurs mois à se débattre avec leurs fichiers et leurs textes, vos rédacteurs vous livrent leurs impressions sur cette édition hors normes qui a recelé de vraies pépites. Outre le plaisir de retrouver des grandes figures du documentaire mondial comme Frederick Wiseman, les sections compétitives (Compétition Internationale et New Asian Currents) ont confirmé le talent de cinéastes bien connus de Yamagata comme Zhang Mengqi et Ian Thomas Ash (que nous avons interviewé derrière nos écrans) et révélé des nouveaux venus, comme le japonais Yiochiro Okutani (Nude at Heart), la chilienne Carolina Moscoco (Vision Nocturna), ou encore la taiwanaise Tseng Wen-chen (The Lucky Woman). Quant au panorama du documentaire japonais qui ressort des sections parallèles (Yamagata and Film, Cinema With Us, Perspectives Japan), il a, comme tous les deux ans, assis la certitude que le Japon regorge d’inventivité, de sujets, de formes et de talents.
Elise Domenach
Before the Dying of the Light, Ali Essafi, Maroc/ France, 2020
Monographie fantôme
Before the Dying of the Light fonctionne comme un collage. Le film d’Ali Essafi tente de faire dialoguer différents médiums artistiques et plusieurs oeuvres d’une même période : le Maroc des années 1970. Le film est dédié aux victimes de l’oppression et de la censure étatique. En leur rendant hommage, le réalisateur ravive la flamme de cette époque. Quelques-uns de ses acteurs culturels témoignent, en représentants de ceux qui ne le peuvent plus. Qu’ils soient musiciens, peintres ou écrivains, les disparus ont laissé une trace. La monographie est plurielle, son axe est l’époque, son corpus divers. Un projet ambitieux.
Le film est pourtant court, une heure et dix minutes. La musique est presque omniprésente ; elle rythme l’enchaînement des différents supports visuels. Il y a des magazines d’art, des pochettes d’albums, des peintures ou encore des photographies. Des images d’archives sont montrées, sans que l’on puisse clairement les identifier. Dans un entretien des jeunes hommes expriment leur rejet de la culture occidentale, et de « l’hollywoodisation du cinéma égyptien ». Le cinéma marocain est au cœur du film. De quelques évènements sans signification est un film de Mostafa Derkaoui de 1974 dont la pellicule était perdue. Il fût censuré après sa seule projection publique. Ali Essafi accompagne avec ce film la ressortie en version restaurée du film 45 ans plus tard. Le cinéma devient un vecteur d’engagement politique. Les images d’archives dénoncent la censure qui s’immisçait jusque sur le tournage du film. Et l’oppression perdure. Certains sont morts dans ce combat, d’autres sont toujours emprisonnés. Mais leur voix et leur présence sont encore vifs, grâce au travail d’artistes comme Ali Essafi qui leur exprime ici sa reconnaissance.
Noé Mekherbeche
Inside the Red Brick Wall, HK Documentary filmmakers, Hong Kong, 2020 – Grand prix
La liberté ou la mort
Novembre 2019. Hong Kong manifeste contre l’amendement de la loi d’extradition permettant le transfert vers la Chine de n’importe quelle personne considérée comme « fugitive » par Pékin. Pris d’assaut, les manifestants se réfugient dans l’Université Polytechnique assiégée par les forces de police. Réalisé par le collectif HK Documentary Filmmakers – dont les membres ont conservé l’anonymat pour des raisons de sécurité – Inside the Red Brick Wall montre avec force la résistance des manifestants face à la police hongkongaise : « If we had the choice, we wouldn’t risk our life to protest ».
Dans un chaos généralisé, la caméra tente de saisir le mouvement des corps. Lors d’une énième tentative pour sortir de l’université, certains étudiants sont attrapés et plaqués au sol par plusieurs policiers. Jusque-là, l’enjeu était de rester anonymes. Les manifestants regardent alors droit vers la caméra, à visage découvert et crient leur nom complet et numéro d’identité. Ne pas disparaître aux mains de la police et de l’état. Laisser une trace. Le cinéma devient un outil politique et militant qui garde en mémoire la résistance, pour continuer le combat, différemment et à l’extérieur de ces murs en briques rouges.
Fanny Villaudière
City Hall, Frederick Wiseman, États-Unis, 2020 – Award of Excellence
La fresque et ses stases
Boston, la ville natale de Frederick Wiseman, est un symbole de la culture américaine. Elle fût le théâtre d’événements décisifs de la guerre d’indépendance des États-Unis. Wiseman y réalise un film monumental de quatre heures et demi documentant l’activité municipale ; récompensé du prix d’Excellence du Festival. La « résilience », mantra des discours du maire Marty Walsh, fait écho au travail du documentariste. Au regard de sa longue carrière (plus de 50 ans), sa posture documentaire, à la fois distante et attentive, fonctionne toujours selon la même méthode, immersive et persévérante.
En plein mandat de Trump la ville du littoral est-américain est traversée par différentes problématiques sociales intimement liées à la menace climatique et au néo-libéralisme. L’anti-didactisme propre aux films de Wiseman est vivace dans ce témoignage profond sur la vie d’un lieu soumis aux incertitudes de son époque. Le cinéaste y laisse la parole aux citoyens. Le film progresse en alternant des séquences d’échanges entre les représentants de la mairie et ceux du peuple, avec des moments de suspension. Ces respirations viennent entre chacun de ces moments comme des « pillow shots », ces instants suspendus d’Ozu : plans fixes sur des buildings ou d’autres décors de la ville.
Un repas associatif pour collecter des subventions publiques, un mariage entre deux femmes à huis clos, une conférence de presse du maire, sont autant d’événements qui établissent un lien entre l’instance municipale et le peuple. Mais la mission est aussi organique. Le broyage des ordures participe au vivre ensemble au même titre que la réunion de quartier. Une policière aligne silencieusement des contraventions sur une avenue de Boston. La fresque de la ville comprend ses stases. S’en dégage l’impression organique du tout.
N. M.
Nude at Heart, Yiochiro Okutani, Japon, 2021
Hors-scène, hors-champ
Dans Nude at Heart – déjà projeté au Cinéma du réel 2021 – Yoichiro Okutani part à la rencontre des odoriko, danseuses et strip-teaseuses japonaises. Suivant les artistes dans les coulisses, le film dépeint leur quotidien hors de la scène et offre un beau témoignage d’un monde en train de disparaître. Le documentaire commence par une danse hypnotique. L’ouverture est significative de l’attention intense portée au corps des danseuses : il s’agit de filmer un corps sans cesse en mouvement et au travail. Même si le désir et la séduction sont au centre du métier d’odoriko, le regard posé sur elles n’est jamais réifiant ou sexualisant. Au contraire, la mise en scène insiste sur le travail physique et quotidien : s’échauffer, répéter, s’étirer ; puis se maquiller, se coiffer, s’habiller.
Le documentaire se construit dans une tension constante entre le corps et le cœur, la scène et les coulisses, le rêve et la réalité. Okutani déplace le regard du spectateur, loin du spectacle pour regarder quelque chose de plus essentiel. « My job is to sell dream not reality » rappelle une odoriko filmée dans sa loge. Nude at Heart se situe d’ailleurs souvent au-delà du rêve, dans le quotidien, comme pour intégrer le « hors-scène » dans le champ de la caméra.
F. V.
Soup and Ideology, Yang Yong-hi, Japon, 2021
Mémoire, histoire et soupe au poulet
Dans Soup and Ideology, Yang Yong-hi raconte l’histoire de sa mère, survivante du soulèvement de l’île de Jeju en 1948, épisode méconnu de l’histoire sud-coréenne lors duquel la population se souleva contre le gouvernement militaire américain jusqu’à une violente intervention de l’armée qui massacra une partie de la population de l’île. L’intime rejoint l’histoire, le personnel rejoint le commun : la fracture entre Corée du Sud et Corée du Nord est ancrée dans les déchirements familiaux. La mère du cinéaste montre les photos de ses enfants partis vivre en Corée du Nord et qu’elle ne voit plus : « Même si on n’est pas d’accord politiquement, on devrait pouvoir manger ensemble. »
Le film se focalise finalement sur le quotidien de la mère et sa relation avec sa fille. On s’écarte du drame pour retrouver la vie ordinaire d’une femme vieillissante. Le spectateur assiste impuissant au déclin de la mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Le documentaire alterne alors entre moments touchants et sensation de malaise. Comment filmer avec décence et sans complaisance la maladie ? Certaines longueurs donnent au film un aspect parfois brouillon. Mais durant la scène finale filmée sur l’île de Jeju un jour de commémoration du massacre, le devoir de mémoire du fils se mêle avec poésie à la mémoire abîmée de la mère.
F. V.
Watch Over Me, Farida Pacha, Allemagne/ Suisse/ Inde, 2021
Memento mori
Watch Over Me, réalisé par Farida Pacha, dénonce l’absence de soins palliatifs corrects en Inde et les conditions de vie des mourants. Le documentaire suit un groupe de femmes, assistantes sociales, infirmières ou psychologues avec trois de leurs patients en phase terminale du cancer. Le noir et blanc donne un caractère fictif au documentaire et produit un effet de distanciation qui rend l’image plus supportable. Car le film joue de ce qui est tenable et intenable à voir pour le spectateur ; de ce que nous acceptons ou pas de voir de la mort au travail.
Un homme est allongé dans un grand lit, maigre, le regard vide. Sa famille sait qu’il va mourir. Il le sait sûrement, lui aussi. Le film met le spectateur face à l’insoutenable : mourir n’est pas possible, mourir n’est pas juste. La douleur physique se propage dans tout le corps. La patient fait le deuil de sa propre vie, et le film nous le donne à partager. Heureusement, Watch Over Me ne tombe jamais dans la complaisance. Le film fait preuve d’une grande pudeur pour les malades, la famille, ces femmes qui vivent ces expériences au quotidien et le spectateur. Dans la voiture qui les conduit de patient en patient, les soignantes peuvent fermer les yeux et le spectateur peut, comme elles, respirer. Un instant au moins.
F. V.
Vision nocturna, Carolina Moscoco, Chili, 2019 – Award of Excellence
Ce que le feu hésitait à dire
Carolina Moscoso est habitée par une flamme dont la lueur discrète l’a conduite à abolir les barrières temporelles de sa vie pour ressusciter les images de son passé. Entre ce qui fut et ce qui est, s’étend un pont visuel de 80 minutes : assemblage d’archives vidéo prises pendant ses années étudiantes. Images teintées par un acte central : son viol. Un premier long-métrage puissant, justement primé par le festival de Yamagata (Award of Excellence). Ce que l’on voit, c’est un processus brut qui met à vif des souvenirs : des cavalcades en voiture avec deux amis et leur guitare, des baignades dans l’eau claire. La nature chilienne marque ces scènes, d’une grande diversité formelle, allant des plans fixes de soirées à des stops motions de peinture endiablés en passant par des plans nocturnes tournés à la lumière des feux de camp. Fragments de vie, décousus et multiples.
Le viol, lui, n’est évoqué qu’à travers les intertitres, en silence. Mutisme artistique bienvenu, car en rouvrant cette cicatrice, Vision nocturna montre tout le malaise des mots, lorsqu’ils se portent sur un événement limite. Les mots sont étranglés, le dossier du procès fermé. Ce n’est que par l’image, plus apte que le langage à rendre compte de l’empreinte du viol, que le dialogue est rouvert avec sa propre histoire. Ce qui n’était alors qu’un morceau de ciel cerné par des arbres hasardeux devient le symbole d’une recherche cathartique. La fin du film n’est qu’une étape dans un parcours de vie plus long, d’intégration de cette ombre à sa vie.
Iris Carrer
Camagroga, Alfonso Amador, Espagne, 2020 – Mayor’s Prize
Au rythme de la terre
À travers l’écran de fumée de la terre enflammée se découpent trois silhouettes : un fils, sa mère et son grand-père. Dans la famille Camagroga, on cultive le souchet (un genre de tubercule) sur les terres fertiles de la Huerta, en périphérie de Valence, à l’est de l’Espagne. Découpé en chapitres au rythme des saisons, le film présente une ode délicate à ses paysans. À leur travail quotidien de la terre, d’abord : l’ouverture des vannes d’arrosage, la récolte du souchet puis son tri dans les infrastructures de l’exploitation. Malgré son jeune âge, l’enfant est déjà impliqué dans la transmission de cet héritage culturel, montrant en classe l’interview qu’il a faite sur le métier de son grand-père.
Une cigarette à la bouche, dans un coin de jardin, le grand-père se dit fatigué. Sa peau est aussi sillonnée que ses terres. Il est conscient de l’état crépusculaire de sa profession et se dresse régulièrement contre les invasions étatiques qui veulent soustraire à sa famille et aux autres cultivateurs les terres de la Huerta. Ils avaient réussi à repousser le projet d’un centre commercial. Ils doivent à présent s’opposer à l’élargissement d’une autoroute. Sous l’œil imperturbable du trafic qui en cerne l’espace, se joue donc à la Huerta la lutte d’individus contre le futurisme d’une époque qui a posé sur la paysannerie le sceau de l’obsolescence.
I. C.
El ano del descubrimiento, Luis Lopez Carrasco, Espagne, 2020
1992
El ano del descubrimiento effectue un retour sur les événements de 1992 à Carthagène. Cette année-là, l’Espagne était occupée à célébrer l’anniversaire de la découverte de l’Amérique ainsi que les jeux olympiques : accomplissement pour ce membre de l’UE jusque-là considéré comme à la traîne. En parallèle de ces festivités qui accaparent le pays, se déroule un drame social à Carthagène, ville essentiellement industrielle. Les politiques de restructuration de ce secteur causent le chômage de près d’un millier d’ouvriers, provoquant de fortes protestations. Elles culminent dans l’incendie de la préfecture.
Luis Lopez Carrasco, qui tourne en 2020, rappelle le contexte des événements de 1992 par des cartons. Un simple café se remplit progressivement d’anonymes. Ils évoquent leur quotidien. Puis la conversation glisse progressivement vers ces événements : certains y ont participé, d’autres non. Des discussions en petits groupes du début on passe à un questionnement collectif. Chacun donne sa version des évènements, transmet son avis – souvent bien arrêté. Le ton monte. La discussion ne cesse de tournoyer dans le café. On ne la quitte que pour quelques images d’archives. Nul besoin de plus. À travers les trois heures de film, les discours de tous, la situation devient tangible, palpable presque. L’utilisation continue du split-screen contribue à façonner cet espace singulier. Chaque personne, qu’elle parle ou non, est mise en contact avec les autres. L’écran offre cette simultanéité des lèvres qui prononcent et du visage qui reçoit. Et l’œil peut cueillir toute cette micro société du café, frémissante de paroles et de gestes.
I. C.
Nuclear Family, Travis et Erin Wilkerson, États-Unis/Singapour, 2021
Littéralement
La fission nucléaire a scindé l’histoire et traumatisé la génération de la mère du réalisateur. Sous son influence, Travis Wilkerson a eu une enfance marquée par le nucléaire. En émane le projet de Nuclear Family. Le road-trip familial dans l’Amérique profonde, coréalisé par sa femme Erin, dévoile à chacun de ses arrêts un pan de l’histoire des expérimentations nucléaires gouvernementales.
Sur les plaines désertiques où les bourrasques se confondent avec la musique, entre deux bosquets d’herbes malmenées par le vent, une ligne de barbelés signale un terrain militaire. Là se sont déroulés les tests nucléaires américains depuis l’après-guerre. La voix désincarnée se posant sur des plans fixes et austères raconte chaque détail de leur histoire. Des images de la famille, seule à occuper l’arrière-pays, se greffent sur cette évocation. Entrecoupées d’un herbier et de champignons – atomiques cette fois – s’élevant au-dessus des zones de frappe.
Le film obéit à un cynisme qui déroute d’abord. Il rend tangible un monde où les tirs ne seraient pas cantonnés au Japon mais auraient abouti à la destruction généralisée. Ainsi aux bombes à beau se superpose une musique parodique prêtant au sourire, la trouvaille d’une fukushima daisy (ces fleurs déformées par les radiations) renvoie à la noirceur de notre histoire, et d’un récit faisant bien partie du réel.
I. C.
Miguel’s War, Eliane Raheb, Liban, 2021
Jouer avec l’obscène pour se reconstruire
Avec Miguel’s War, Eliane Raheb réalise le portrait de Michel Jleilaty, dit Miguel, homosexuel originaire du Liban, qui a vécu la guerre civile entre syriens et libanais avant de partir vivre en Espagne. Le portrait se transforme vite en psychanalyse où Miguel rejoue des scènes de famille : la frontière entre fiction et réalité se brouille, lui permettant ainsi de prendre le pouvoir sur ses souvenirs. Entre guerre intérieure et guerre civile, tout se mélange dans le subconscient de Miguel : accepter qui il est, sa sexualité, le manque d’amour enfant venant de sa mère, ses origines libanaises et syriennes alors que les deux peuples se déchirent. « Tu ne peux pas être mon fils » : les mots de la mère sont projetés dans l’image par des canons et font l’effet d’une balle de plomb. Miguel se sert du documentaire pour « vomir ce qu’il y a en moi » dit-il. L’image irrévérencieuse et triviale du spectateur qui se fait vomir dessus représente avec justesse l’expérience du film. Si Miguel se vide et se décharge, le spectateur, lui, reçoit ce trop plein d’émotions avec violence et désordre. Plus aucune distance, juste de l’excès. D’excès en excès, le film fatigue et s’éternise malgré un personnage attachant et une mise en scène audacieuse.
F. V.
Self-Portrait: Fairy Tale in 47km, Zhang Mengqi, 2020, Chine
Féérie documentaire
Ce nouvel autoportrait de Zhang Mengqi prolonge la série entamée en 2010. Le neuvième opus s’inscrit dans le cadre du Folk Memory Project porté par Wu Wenguang depuis 2010. Self-Portrait : Fairy Tale in 47KM ajoute à la dimension mémorielle du projet une concrétisation matérielle et s’adresse aux générations futures : « Let me tell you guys, We are going to build on the hill, a big house! »
Voilà proclamé le programme du film. La petite fille au pull rouge le crie sur tous les toits. En se transformant en prêcheresse et porte-parole de tous ses camarades, supervisés par la tante réalisatrice, elle devient un personnage fabuleux qui rythme le conte en chantant sa ritournelle. Par la féérie, la réalisatrice enchante ce monde rural qu’elle filme depuis 10 ans. Les couleurs de l’enfance ravivent l’horizon glacial de l’hiver. Ce sont les dessins des enfants qui engagent le projet de construction, et jamais leur imagination ne fut aussi libre et sérieuse. Le projet de la « maison bleue » a sonné l’heure de la mobilisation collective et locale. Une maison sera construite, elle sera dédiée au futur.
En même temps que la réalisatrice se pose en actrice mémorielle et culturelle, elle transmet son savoir-faire de cinéaste. Sa nièce prend la caméra, elle est créditée comme opératrice et elle apprend à documenter son présent. Le geste de partage de connaissance auquel procède la cinéaste semble ajouter au projet une autre dimension. La construction d’une maison commune n’est pas seulement un projet matériel mais aussi une méthode et une pratique de transmission. La réflexivité du cinéma de Zhang Mengqi semble être caractérisée par son mouvement vers l’autre, à la recherche d’un échange désintéressé d’expériences. Ses autoportraits sont toujours partagés. Ils rendent, avec humilité, hommage à ceux qui ont participé à leur fabrication. L’image de la maison bâtie traduit le rêve de l’enfant qui devient réalité sous nos yeux ébahis. Et ici comme dans toute fable il fallait se laisser enchanter par sa fantaisie pour y croire.
Noé Mekherbeche
The first 54 years: An Abbreviated Manual for Military Occupation, Avi Mograbi, France/ Finlande/ Israel/ Allemagne, 2021 – Special Jury Prize
Ou comment organiser la confusion générale
Le titre Les 54 premières années annonce l’évocation d’une partie d’une histoire qui se prolonge depuis. Les évènements de mai 2021 en témoignent, malheureusement, démontrant ainsi l’importance de ce sujet, et le film en est dûment récompensé du Prix Spécial du Jury. Avi Mograbi présente face caméra son Manuel abrégé pour une occupation militaire. Un ton ironique transparaît dans ce titre ; il s’accordera avec la gravité du propos et des événements rapportés par les témoignages d’anciens soldats qui lui servent de matière. Ils ont servi l’armée à différentes époques et témoignent dans le cadre de Breaking The Silence (une organisation non-gouvernementale israélienne). Ce qui les unit, c’est qu’ils avaient le même âge lorsqu’ils ont combattu (18-19 ans). Ils partagent le traumatisme d’avoir exercé, jeunes, une violence d’état. Que leurs vécus particuliers soient généralisés par l’association à celui d’autres leur donne cette aisance dans les entretiens qui déconcerte au premier abord. Et ce n’est qu’en chœur qu’ils peuvent révéler les mécanismes de banalisation de la violence. En mettant bout-à-bout les souvenirs de ces soldats, Mograbi jette une lumière nouvelle sur les opérations militaires. Tel est le dispositif et le programme de ce Manuel.
L’impression qui ressort de la situation d’ensemble est la confusion. Les soldats en tant qu’individus, en tant que groupe ou en tant qu’opposants armés (à un peuple désarmé), sont soumis à des directives contradictoires, insensées, surréalistes. Un soldat raconte avoir fait balayer à des palestiniens leurs propres rues, sans raison ; un autre avoir frappé des femmes, des enfants, des hommes, coupables seulement de vivre chez eux ; un autre avoir bombardé une ville depuis un poste de contrôle « comme dans un jeu vidéo ». L’image de l’enfant qui monte décrocher le drapeau de son pays sur ordre insensé d’un soldat, semble bien résumer la confusion générale qui règne là, parmi les fils électriques tendus.
N. M.