Goutte d’or s’ouvre de manière impressionnante : une femme se rend dans un cabinet de voyance afin de communiquer avec une proche disparue. Elle passe de salle d’attente en salle d’attente, laisse ses effets personnels à une secrétaire, puis rentre dans une pièce quasiment vide, où on lui demande de s’asseoir et de tenir devant elle une photographie de la défunte. Alors qu’elle patiente dans le silence, Ramsès (Karim Leklou) entre, s’assoit sur un tabouret, le regard fuyant, le corps prostré, dans une attitude de solennité et de retenue, puis entre en communication avec la morte – il peut citer des détails de sa vie, des pensées qu’elle souhaite transmettre depuis l’au-delà. La scène est forte, certes, mais elle se révélera être tout à fait illusoire, puisqu’on apprendra plus tard l’astuce du voyant, qui fouille le téléphone de ses clients afin de leur raconter ce qu’ils souhaitent entendre. Le film est entièrement construit autour de ces retournements systématiques, des séances de voyance en public (truquées grâce à une oreillette) à la recherche du téléphone volé dont le contenu aura été effacé. Un mois après Knock at the Cabin et ses personnages aveuglés par la foi, une semaine après The Fabelmans et ses pouvoirs quasi surnaturels donnés au cinéma, Goutte d’or prend le revers du « film de croyance », avec son récit constitué d’événements « faussement inexplicables » jusqu’à ce que l’inexplicable arrive vraiment, dans un effet de montage qui mime un trou de mémoire. Et face à cet inexplicable, comme le capitaine interprété par Jérémie Renier dans Ni le ciel ni la terre incapable d’expliquer la disparition de ses soldats, Ramsès finira dans le silence et dans la fixité. On pourrait résumer ainsi la mise en scène de Clément Cogitore : ce qui s’explique rationnellement peut être (dé)montré, selon un système précis et réglé comme une horloge, et ce qui dépasse la rationalité est invisible.
Le fantastique, le miracle, la magie, tout cela est donc résolument sans image, infilmé car, on l’imagine, supposé infilmable. Découpage qui semble aller de soi, opposition entre le jour et la nuit qui omet sciemment le crépuscule. Le monde est arbitrairement divisé en deux, et c’est à ce prix que le film peut être, comme on dit, « efficace », à la manière du cinéma d’action qu’il imite. Goutte d’or est en effet construit comme un film de frénésie nocturne à la After Hours ou, plutôt, à la Uncut Gems, c’est-à-dire un After Hours déjà repris au second degré. Clément Cogitore, qui a pourtant un pied dans l’art contemporain, est donc moins influencé par les installations vidéo que par le cinéma de genre américain, ce qui explique aussi peut-être sa vision franchement caricaturale des personnages et des rapports sociaux. Les « mineurs isolés » du quartier de la Goutte-d’Or sont par exemple filmés avec une fascination terriblement extérieure, extrinsèque, transformés en créatures de contes : au mieux des lutin farceurs (dans l’appartement du père, où ils se baladent innocemment et manipulent avec curiosité tout ce qui leur passe sous la main), au pire des gobelins voleurs (que Ramsès trompe en étant plus roublard qu’eux : il fait croire au chef de la bande qu’il a été maudit). Traitement folklorique qui les place du côté d’une altérité vouée à vivre dans nos bas-fonds (l’appel à sa mère d’un des jeunes reste dans une empathie de surface) : il peut les trouver sublimes tout en les méprisant, penser avoir « trouvé une image » alors qu’il n’a fait que vernir le cliché qui les recouvre déjà. Il ne fait au fond que reprendre, dans une inversion radical-chic, les mots de Zemmour à leur sujet : « Ils n’ont rien à faire ici, ils sont voleurs… » Donc fascinants, selon lui. Difficile de ne pas voir ici la patte du coscénariste du film, Thomas Bigedain, scénariste de Jacques Audiard, dans cette manière de plaquer à la fois les conventions du cinéma de genre et le discours politique du moment en tournant simplement un peu plus le curseur « à gauche », sans s’attaquer aux fondements de ces paradigmes pré-écrits ; Goutte d’or est à côté de la plaque, du même côté de la plaque que Dheepan ou Un prophète.
Le film de Cogitore manque complètement ce fait : qu’il y a l’infilmable du côté de la réalité démontrable, et que refuser ainsi de filmer le fantastique, c’est parfois se cacher les yeux. Voilà ce qui arrive quand on ne s’ouvre pas vraiment à ce qui est devant nos yeux, mais qu’on filme l’idée que l’on en a déjà – cliché critique qui, malheureusement, correspond trop bien aux clichés du film. Sa sortie est par exemple accompagnée par l’information promotionnelle que, avant de vivre à Berlin, Clément Cogitore habitait dans le 18e arrondissement de Paris. Mais il a pu vivre dans ce quartier, y apercevoir quotidiennement, devant son arrêt de métro, ces hommes qui distribuent des petits tracts en noir et blanc faisant la promotion de voyants, marabouts et guérisseurs (il a même pu prendre rendez-vous au numéro de téléphone indiqué) sans pour autant en avoir une idée plus précise que quelqu’un qui les voit pour la première fois. Dans Braguino déjà, la sophistication formelle était l’indice ultime du manque de considération réelle pour les paysans russes filmés : aucune ambition formelle et aucune fascination, fût-elle authentique, ne pouvait rendre juste ou égal un regard aussi surplombant. Cogitore, sans doute, part immédiatement du mauvais pied, en prenant comme point de départ « la réalité brute » en la séparant de l’inexplicable, alors que l’inexplicable (qu’il s’agisse d’événements surnaturels ou de sentiments profonds et anciens) est au cœur de cette réalité. Paradoxe absurde dans un film qui parle, précisément, d’un voyant qui fait commerce de son « don ». Il trempe le pied dans ce qui devrait l’emmener dans une étude anthropologique sérieuse, et s’en détourne immédiatement face aux défis que cette étude devrait poser.
Une chose manque par exemple dans Goutte d’or : de l’humour. C’est peut-être le vice de certains cinéastes-plasticiens de n’accueillir de second degré qu’accidentellement, comme la conséquence inévitable de certaines scènes, plutôt que de le construire à travers une forme cinématographique. Pour faire de l’humour, il faut observer, emmagasiner ; on pourrait comparer Goutte d’or aux films d’Apichatpong Weerasethakul (plasticien lui aussi, d’ailleurs) et constater que c’est l’attention maintenue sur des détails, des sons, des mouvements de corps qui permettent au cinéaste thaïlandais d’atteindre cet entre-deux entre humour et sérieux, réalisme et fantasmagorie, portrait objectif et récit intime. Tant de choses qui échappent à Cogitore, maintenu dans une séparation trop simple entre le matériel et le spirituel. À l’accumulation méthodique et presque infinie de Memoria ou de Oncle Boonmee, Cogitore préfère un mécanisme systématique de soustraction : soit une organisation complexe et audacieusement exposée (la géographie politique d’un village dans Braguino, la structure d’une escouade et la géographie afghane dans Ni le ciel ni la terre, le quartier de la Goutte-d’Or ici), puis le retrait de cette organisation lorsqu’elle est traversée par une extériorité (l’inattendu arrive, alors on montre moins, mais toujours au même rythme). Principe qui peut être répété à chaque film et aboutir à la même absence trop facilement admirable ; rien de nouveau, ni sous le soleil, ni sous la lune. Godard disait de Hitchcock qu’il était « le seul avec Dreyer qui a su filmer un miracle ». Bien sûr, tous les cinéastes ne peuvent pas être Carl Theodor Dreyer. Mais on est en droit d’attendre qu’ils apprennent tous d’Hitchcock.