«L’exemple d’un tel homme doit apprendre à tous ceux qui sont mécontents d’un prince qu’ils doivent longtemps mesurer et peser leurs forces. S’ils sont assez puissants pour se montrer hautement ses ennemis et lui déclarer une guerre ouverte, qu’ils se précipitent sans hésiter dans cette route : c’est la moins périlleuse et la plus honorable.»
Nicholas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, 1531.
On a souvent raillé le pitch minimal de la saga d’action – un aspirant mafieux russe tue le chien du mauvais quidam, qui décimera en représailles tout son clan –, pour louer ses scènes d’action au cordeau et leur volonté de réalisme. Et en effet, la mise en scène de ces dernières aura réussi à ériger l’efficacité en virtuosité : l’action vient moins du découpage que des mouvements des corps, la caméra épousant la portée et la puissance des coups, régulièrement alliés à des prises mettant les ennemis au sol, et les rendant vulnérables à une mise à mort, à l’arme à feu ou à l’arme blanche. Exemplairement ici, dans l’une des premières séquences, l’usage de nunchakus relève moins d’une maîtrise esthétisante de l’arme, comme celle déployée par Bruce Lee, que de l’utilisation ponctuelle d’un objet dont l’impact du manche de bois suffit en quelques coups à neutraliser des adversaires particulièrement coriaces. La chorégraphie des combats – métier initial du réalisateur, Chad Stahelski –, utilise à bon escient les aléas de l’environnement, comme le ballet des voitures qui interrompt temporairement les corps à corps sur le rond-point de l’Arc de Triomphe ; ou, dans un plan-séquence aérien rappelant Hotline Miami, l’anticipation des trajectoires des ennemis, accessibles aux balles au travers des interstices entre les murs et les planchers.
Mais au-delà de cet aspect esthétique, en s’épaississant au fur et à mesure des opus, l’univers de la série a révélé une profondeur insoupçonnée, à laquelle Benjamin Patinaud a consacré une analyse exhaustive, dans laquelle il soulignait que les protagonistes sont liés par un contrat social, régi par des lois que l’on n’enfreint pas impunément. Dès lors, ce qui sépare John Wick des autres actioners de sa trempe, c’est peut-être la place primordiale accordée aux conséquences de chaque acte comme moteur même de l’intrigue : amis et ennemis réunis autour d’un verre portent d’ailleurs un toast « aux conséquences ». Chaque meurtre en entraîne mécaniquement un suivant, comme chaque nouvel épisode commence à la minute où s’arrête le précédent : le chien de John n’était ainsi que le premier d’une longue suite de dominos qui n’en finit pas de s’écrouler, et dont les secousses sismiques sont à chaque fois plus déstabilisantes pour l’organisation mafieuse à laquelle Wick a appartenu, La Table.
La question que pose ce chapitre final est donc logiquement : comment mettre fin au cycle infini de la vengeance ? Question d’autant plus cruciale que partout où il passe, John attire les foudres de La Table sur ses amis, déjà peu nombreux. « Ton insoumission causera notre perte », lui reproche ainsi Akira, avant que l’Hôtel Continental d’Osaka soit pris d’assaut par la garde du Marquis Vincent Bisset de Gramont. Ce dernier s’est juré d’avoir la tête de Wick pour asseoir son autorité sur La Table, et ne lésine pas sur les bains de sang et les excommunications pour arriver à ses fins.
Que faire, donc ? Pour le « Croquemitaine » fatigué – rarement Keanu Reeves aura semblé si abattu –, l’enchaînement des meurtres s’apparente à un mouvement aussi perpétuel que vain. « Tue Gramont, et un autre prendra aussitôt sa place », prophétise Winston, comparant Wick à un Hercule devant une hydre dont chaque tête n’en finit pas de repousser. En toute cohérence avec les volets précédents, il ne suffira pas de tuer, il faudra cette fois tuer selon les règles : vaincre Gramont dans un duel légitime aux yeux de l’organisation, c’est-à-dire respectueux de la tradition et de son protocole. À savoir, une opposition entre deux familles qui siègent à la Table, la famille Gramont donc, et la mafia slave de laquelle Wick est lointainement issu.
C’est au Louvre que le défi est lancé, par l’intermédiaire de Winston. Dans un premier temps, Gramont se dispenserait bien de l’accepter : « Les temps changent. Une nouvelle ère arrive. Nouvelles idées, nouvelles règles, nouveau management », réplique-t-il. Suite à quoi Winston le renvoie immédiatement au tableau qui lui fait face : La Liberté guidant le peuple. Le renversement des Bourbons dépeint par Delacroix, consécutif à la violation de la Constitution par Charles X, pourrait préfigurer le sort du Marquis s’il ne se plie pas à la tradition. Les règles ont beau être écrites à leur profit, les puissants eux-mêmes doivent faire au moins semblant de s’y conformer. Evidemment, on ne saurait réduire la liberté pour laquelle se soulève le peuple de Paris à celle qui fait courir (ou boiter) John Wick. Notons toutefois que l’union des archétypes populaires dans le tableau (le paysan, l’artisan, l’ouvrier, le gamin des rues) trouve un écho dans le pacte tacite passé entre les rivaux, John, Caine et Nobody, autour d’une haine commune envers l’aristocrate qui outrepasse ses prérogatives. En contrechamp, dans le dos de Gramont, c’est Sardanapale qui le regarde s’enfoncer dans une bataille bientôt perdue. La séquence au musée se clôt sur un dernier avertissement pictural : Le radeau de la Méduse, de Géricault. Là encore, il est tentant de dresser un parallèle entre Gramont et le Vicomte Hugues Duroy de Chaumareys, autre manager qui ne doit sa nomination à la barre de la Méduse que par sa lignée, et dont l’arrogance, l’incompétence crasse et les décisions arbitraires mèneront le vaisseau et sa mission colonisatrice par le fond.
La Liberté, La Méduse, deux toiles à la composition en pyramide, et qui semblent nous dire qu’il suffit d’un pêché d’orgueil pour que le sens de la pyramide sociale se retrouve cul-par-dessus-tête : un esclave agitant sa chemise en guise d’espoir sur le radeau de Géricault ; la Marianne avec l’étendard tricolore chez Delacroix. Deux allégories pour une alternative à la tyrannie. Et de fait, ce Marquis qui entend se démarquer de la tradition tout en recevant ses vassaux à Versailles, qui attend « qu’on vienne le chercher » tout en se retranchant derrière une armée de nervis achetés à prix d’or, dont la nouvelle ère managériale qu’il prétendait incarner a mis la Place de l’Étoile à feu et à sang, n’est pas sans rappeler un autre triste sire dont l’hybris n’est pas le moindre des caractères.
Tout au long des quatre films, les membres grands ou petits de La Table accueillent généralement sans sourciller les jugements de leurs pairs, qu’il s’agisse de souffrir, de tout perdre ou de mourir. À l’inverse, sous leurs dehors respectables, les puissants trichent en permanence pour s’y soustraire : les cartes distribuées par Killa Harkan sont truquées ; tout est mis en place par le Marquis pour que John Wick n’arrive jamais au duel. Ne reste à ce dernier qu’une seule ressource : non plus la force, mais la ruse. Revient alors cette sentence que Winston rappelait au Marquis : « Les règles, c’est ce qui nous différencie des animaux. » On en trouve un écho direct au chapitre XVIII du Prince : « On peut combattre de deux manières ou avec les lois, ou avec la force. La première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes. » Toutefois, poursuit immédiatement Machiavel, le prince désireux de se maintenir en place doit savoir tout aussi bien se faire bête quand la nécessité l’exige : tantôt lion pour « épouvanter les loups », tantôt renard pour « connaître les pièges » de ses adversaires. Tout à son devenir-lion, le Marquis n’imagine pas que le renard-Wick puisse mieux maîtriser les règles que lui, et y trouver la faille. Et encore moins qu’il puisse faire de son frère ennemi, le bien nommé Cain(e), un allié, afin de détourner les principes du duel pour pousser Gramont à s’exposer, et enfin l’affronter à armes égales. C’est là encore un avertissement que le Florentin lance au gouvernant : que les gouvernés le devancent bien souvent dans la compréhension de son pouvoir et de ses iniquités, et qu’il ne leur faut pas longtemps pour en tirer les conclusions qui s’imposent.
C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre la présence d’un dernier tableau, au côté du héros cette fois, sur le quai du métro : L’incrédulité de saint Thomas du Caravage. En effet, c’est en simulant sa mort avant de ressusciter, sous le triple regard de Caine, de Winston et de Nobody, que John parvient à loger sa dernière balle dans la tête de Gramont. À moins qu’il ne faille voir en Saint John celui qui touche (en plein front) le Prince, le ramenant ainsi violemment à sa condition d’être mortel. Que l’exécution du « Versaillais » ait lieu sur le seuil du Sacré Cœur, dont la construction fut décidée en 1873 pour éponger le sang de la Commune, sur la Butte qui avait vu le début de l’Insurrection, ne manque pas de piquant. Certes, le statu quo final ne renverse pas La Table ; certes encore, on parle d’une grosse production qui capitalise (entre autres) sur la privatisation de l’espace public et du patrimoine national. Mais il n’en reste pas moins jubilatoire de voir ce grand spectacle enfoncer timidement ses doigts dans la plaie. D’autant que contrairement à la blessure mystique caravagesque, ici, ça saigne.