La Base, présenté en première mondiale au Cinéma du Réel, est le premier long-métrage du réalisateur letton Vadim Dumesh. Ce film de 72 minutes documente un lieu méconnu et en voie de disparition, La Base Arrière Taxis de l’aéroport Roissy Charles de Gaule, en articulant les images filmées au téléphone par les chauffeurs eux-mêmes et celles tournées par le cinéaste, toujours au téléphone portable. Le film a obtenu le prix des Jeunes Ciné +. Dans cet entretien, nous avons longuement interrogé le dispositif de mise en circulation de la caméra utilisé dans son film, la notion de co-création, et la particularité des images tournées au smartphone.
Débordements : Peux-tu me parler de ta rencontre avec le cinéma documentaire et comment tu t’es tourné vers cette pratique ?
Vadim Dumesh : Ma culture cinématographique, depuis mon enfance, c’était surtout les films de fiction américains. Quand j’ai commencé à me projeter dans le monde du cinéma, après avoir fait des études dans le commerce et l’économie, j’ai pensé d’abord à faire de la production. Je me suis inscrit en école de cinéma (la Sam Spiegel Film and TV School à Jerusalem), c’est là que j’ai commencé à découvrir le cinéma documentaire. Au départ, je produisais des films de fiction pour mes camarades, mais le plus stimulant pour moi à l’école, c’étaient les cours sur le cinéma documentaire, ou le cinéma expérimental, parce que c’est là que le monde de la recherche, que j’aime aussi beaucoup, rencontre celui du cinéma. Toutes les choses qui étaient le plus avant-gardistes ou intéressantes dans leur forme, j’ai remarqué qu’elles commençaient souvent dans le cinéma documentaire, parce qu’il est plus libre économiquement. Le premier film documentaire qui m’a marqué, je pense que c’était Checkpoint de Yoav Shamir, et je me suis dit : « Mais qu’est-ce-que c’est ? C’est une autre réalité que je n’ai jamais vue ! ». Mon premier job c’était dans la production de cinéma documentaire, c’était pour un très grand projet international, un film qui s’appelait State 194 de Dan Setton. En 2015, je commençais à me lasser de produire, d’avoir des idées et de chercher des réalisateurs, je me suis dit que finalement, je savais faire et que je pouvais réaliser moi-même. C’est comme ça que j’ai réalisé mon premier court métrage, Dirty Business, grâce à ce que j’avais appris en accompagnant des réalisateurs.
D. : Comment as-tu découvert la Base ? Quelle est la première idée de projet que tu as eue avec ce lieu ?
V. D. : Je cherchais un sujet pour mon prochain long métrage. Je me projetais dans l’industrie, je voulais m’installer à Paris et essayer de développer une carrière de cinéaste en France. Je n’avais pas la patience de faire un autre court-métrage. En parallèle, j’avais découvert que les questions de mobilité, d’appartenance, et la place des travailleurs dans un dispositif économique plus large, étaient des sujets qui me touchaient beaucoup, peut-être à cause de mes origines. J’ai grandi en Lettonie, dans des quartiers post industriels, russophones, et puis j’ai vécu ensuite un destin d’expatrié. Un ami m’a dit : « J’ai découvert un endroit complètement dingue, à l’aéroport, il faut que tu voies ça, c’est une Base de taxis, il y a des centaines de taxis qui sont là tout le temps, qui vivent leur vie… C’est complètement improbable ! » Et quand j’y suis allé, la première fois, j’ai vraiment été frappé. Déjà je me suis senti chez moi là-bas, parce qu’il y avait tous ces mecs qui vivaient un peu la même chose que moi… Je me disais aussi que cet endroit était incroyable et fascinant. Très vite je me suis dit : « Je vais faire mon film ici, c’est parfait. Je suis bien positionné pour le traiter en tant que réalisateur, et en plus ça va marcher ! »
D. : Maintenant que le film est terminé, sept ans plus tard, est-ce que cela ressemble à ce que tu avais imaginé au départ ?
V. D. : Oui, et c’est drôle, parce que le premier scénario que j’ai écrit, il ressemble beaucoup au film que j’ai fini par faire. Pourtant, ça peut être très désorientant, très déstabilisant de se perdre dans l’écriture. Parce que l’on est un peu obligés de pratiquer une écriture très opportuniste, de chercher le meilleur point d’entrée pour chaque guichet, de se positionner sur le marché de l’audiovisuel, et c’est facile de perdre ses intentions d’origine. Et finalement, c’est grâce à mes collaborateurs, qui me rappelaient ce que je voulais vraiment faire au départ, que j’ai réussi à ne pas trop me perdre.
D. : Et c’était quoi cette première chose que tu voulais vraiment faire ?
V. D. : Au début, je voulais faire une sorte de Léviathan de Verena Paravel et de Lucien Castaing-Talylor, mais en humain. J’imaginais aussi un film comme une sorte de bouteille à la mer, qui continue à exister après que cet endroit n’existe peut-être plus. Après que ces chauffeurs n’existent peut-être plus, que même le métier de taxi n’existe peut-être plus. Je voulais que le spectateur reçoive cette bouteille à la mer dans un voyage, un type de mobilité qu’on ne connaît pas encore, autonome, déshumanisée. Qu’il reçoive les archives de cet endroit comme un flashback, depuis une temporalité déplacée dans le futur. Et tout cela se retrouve dans l’objet final.
D. : Comment se sont passées les rencontres avec les personnages, et ensuite comment les as-tu choisis ? Comment as-tu formulé le projet de film que tu leur proposais de faire ensemble ?
V. D. : Je me posais beaucoup de questions. Comment est-ce que l’on choisit les personnages pendant une intervention documentaire ? C’est un peu l’envers d’une méthode disons sociologique, des sciences humaines, dans laquelle on cherche à trouver des marqueurs plutôt universels. En documentaire, en fait ce qu’on cherche, ce n’est pas le commun, mais l’extraordinaire. J’étais très surpris de constater ce par quoi j’étais attiré. Pourquoi je trouve tel personnage intéressant ? N’est-ce pas une forme d’exotisation ? Est-ce que c’est mon expérience vécue qui détermine cet intérêt, ou est-ce que c’est ce que je pense qui va être validé par mes interlocuteurs du marché de l’audiovisuel ? J’étais confus. En même temps, je faisais des études d’art et de politique, et je venais de découvrir tous les enjeux politiques de la représentation… Mon approche des personnages était double. Bien sûr, je ne pouvais pas m’empêcher de venir vers les gens qui étaient un peu emblématiques de cet endroit. Tout le monde me disait par exemple : « Ah tu veux faire un film ici ? Il faut que tu voies Jean-Jacques ! ». Et Jean-Jacques est l’un des personnages principaux du film. Je me suis mis ensuite à chercher des profils précis, je me suis dit à un moment, par exemple, « il me manque un personnage asiatique »… mais c’est complètement débile en fait ! Finalement, j’ai essayé de m’y rendre très régulièrement, de cohabiter avec eux, de faire du sport avec eux, de partager leurs activités, de manger là-bas. En même temps, de ne pas cacher que je voulais faire un film. J’ai commencé à filmer des repérages avec un téléphone portable, parce que je n’avais pas d’autorisation. Et j’ai plutôt laissé les gens graviter vers moi, j’ai laissé les choses se dérouler toutes seules, les rencontres se faire. Finalement, les gens qui se sont intéressés à moi, c’est aussi les gens qui étaient le plus à même de s’engager dans un processus de co-création, parce qu’ils étaient curieux, ils avaient comme une prédisposition.
D. : Tout de suite, dès le départ de ton projet, tu l’as pensé comme un projet de co-création ?
V. D. : Pas tout de suite tout de suite, mais assez vite je pense. Peut-être après 6 – 9 mois, c’était né dans une conversation avec mon premier interlocuteur, un producteur qui travaillait avec moi. On avait beaucoup de discussions sur les politiques de la représentation. Comme j’avais commencé à filmer avec un téléphone portable, je me suis dit : « Mais tout le monde a un téléphone portable ici, il faut utiliser cet appareil, c’est intéressant, et on se trouve au cœur de la transformation de leur métier ! » Très vite, des personnes qui travaillent dans le documentaire ou qui ont expérimenté des pratiques de co-création m’ont conseillé de chercher les gens qui ont déjà une démarche créative dans leur vie, des gens qui font de la musique, qui écrivent… Et c’était un bon conseil ! C’est vrai que c’est aussi une approche dangereuse. Parce que certains personnages qui ont gravité vers moi, comme Ahmad, l’un des personnages principaux du film, je n’aurais jamais pensé qu’il pourrait être intéressé, il n’avait pas spécialement cette envie de créer. Il venait surtout chercher une amitié, et finalement c’était une grande découverte pour le film.
D. : Que leur as-tu dit ? « Je voudrais juste faire un film sur la Base, et on verra bien comment ça va se passer » ? Ou bien tu leur as dit quelque chose de plus précis ?
V. D. : Au début, je disais juste « je suis un cinéaste documentaire, j’ai fait ceci et cela avant, et je veux faire un film documentaire ici ». C’était clair depuis le début que c’est un endroit qui peut très vite devenir hostile. Ce sont des populations qui se sentent, et très justement, mal représentées, qui sont très méfiantes, et c’était clair qu’il fallait être très transparent, sinon j’aurais été banni. Ce n’était pas comme si j’avais une super bonne relation avec toutes les communautés qui se trouvent là-bas… Il y a des gens qui ne m’aiment pas trop, jusqu’à aujourd’hui. Dans cette démarche de transparence, j’ai juste laissé les gens me parler, et après les gens posaient des questions différentes. Il y avait des gens qui s’intéressaient plutôt à mon background, mais la plupart des gens s’intéressaient à mes motivations : « Pourquoi tu veux faire ce film ? Est-ce que tu vas gagner de l’argent ? C’est pour quelle chaîne ? » Il fallait toujours que je m’explique : que le cinéma documentaire de création, ce n’est pas la même chose, pas la même démarche. Il fallait aussi que j’explique tout le dispositif économique derrière, le contexte, comment ça marche. Il y avait aussi des gens qui me posaient des questions sur les intentions artistiques. C’est là que j’ai commencé à parler des sujets qui m’intéressaient, comme la déshumanisation, l’archive, l’immigration, les savoir-faire… Et après, j’ai dit que je voulais faire un film participatif, que je voulais mettre en place un dispositif de co-création qui leur laisse une certaine puissance d’agir… Ensuite, c’était une discussion individualisée avec chacun. Par exemple, Ahmad, le personnage principal, il m’a tout de suite dit « ça va faire des souvenirs ! », et il se raccrochait à ça. Un autre personnage, Momo, le mélomane, n’était pas intéressé par le fait de filmer. Il me disait : « Mais c’est ton taff, tu filmes, il y a des métiers dans le monde, il y a le métier de caméraman, et il y a le métier de taxi, chacun sa place ».
D. : En effet, c’est toujours toi qui le filmes. Quand ce personnage apparaît, ce sont toujours tes plans.
V. D. : Avec lui, j’étais dans une autre démarche. Grâce à mon amitié avec lui, j’ai infiltré son groupe de potes. Je l’ai suivi et documenté ses échanges avec son entourage. Pour chaque personnage, j’ai mis en place un dispositif personnalisé. Les gens m’ont surpris par leurs propositions ! Par exemple, Madame Vong, elle, est tout de suite partie dans un truc d’auto-fiction complètement dingue. Elle m’a dit « moi je suis vieille mais j’ai une fille qui est très belle, elle va me jouer dans ton film ». Finalement sa fille ne voulait rien savoir, c’est une ado, mais on a continué dans cette démarche d’auto-fiction. Ta, un chauffeur vietnamien, qui est devenu aussi un très bon ami, m’a dit « moi je veux montrer comment les choses ordinaires peuvent être extraordinaires ». J’ai réfléchi un peu et j’ai commencé à lui montrer des films d’Alain Cavalier dans sa voiture, sur mon ordi. Il a beaucoup aimé et m’a dit « cet homme, c’est un vrai bouddhiste car il vit dans le présent ». Après il a pris un peu la même méthode de tournage, des prises de vues très intimes sur son quotidien, avec des commentaires en off, en live, très doux, très intimes. Avec chaque personne, c’était un dispositif différent qui s’est développé, en fonction de comment il se l’appropriait, et en fonction de ma relation avec eux.
D. : As-tu remis en question ce choix de circulation de la caméra, à un certain moment, parce que c’était difficile ? Je pense notamment au personnage de Momo, tu lui as fait la proposition et il a dit non. Est-ce que tu t’es dit que tu allais le sortir du film car il ne rentrait pas dans le dispositif ? Comment as-tu finalement décidé de l’intégrer ?
V. D. : Ce dispositif était très déstabilisant pour l’écriture, c’est clair. Mon producteur, Quentin Laurent, qui finalement a signé le projet, était convaincu que le film n’allait marcher qu’avec les rushes des chauffeurs de taxi, que comme une archive « de première main ». Mais avec le Covid, quand ma présence à la Base a été interrompue, et que j’ai dû revenir à la nouvelle Base, sans avoir toutes les relations que j’avais déjà tissées avec les personnages, que plusieurs personnages étaient déjà partis, je me suis retrouvé de plus en plus à filmer moi-même. Je me suis dit alors que nous n’allions pas réussir à faire un film composé uniquement des rushes des chauffeurs. Et je ne savais pas comment justifier l’apparition de cette image d’archive au milieu de mes images, parce qu’évidemment c’est moi qui étais à l’origine de cette intervention. Avec Clara Chapus, la monteuse du projet, on a décidé que le film serait composé à la fois des rushes des chauffeurs et de mes rushes, mais sans introduire de hiérarchie entre eux. On ne voulait pas considérer des plans plus beaux, d’autres moins beaux. La « vérité » de ce que les chauffeurs communiquaient était plus importante pour nous que la qualité de l’image.
D. : En effet, les images cohabitent, les tiennes et les leurs. Et on ne sait pas toujours qui filme, même si parfois on t’aperçoit dans un reflet, ou on t’entend. Peux-tu me parler du choix de la caméra de téléphone ? Tu as dit qu’au départ, tu filmais au téléphone puisque tu n’avais pas d’autorisation, et tu as dit aussi que cet outil était au cœur de la potentielle disparition de leur métier, avec l’apparition des applis de VTC. Mais tes personnages-filmeurs, ce sont des personnes d’un certain âge pour la plupart, qui n’ont pas forcément l’habitude de filmer, et d’utiliser des smartphones. Peut-être qu’elles ont un téléphone dans leur poche pour communiquer, mais elles n’ont pas une pratique de filmage, sauf éventuellement Madame Vong. Pourquoi t’es-tu dit que c’était intéressant quand même de leur demander de filmer avec cet outil, alors que cela ne correspondait pas forcément à leurs habitudes ?
V. D. : Au début, c’étaient plutôt des choix, disons, économiques et industriels. J’étais là, j’étais tout seul, sans idée de réalisation, sans argent. J’ai juste commencé à filmer avec mon portable, je me disais aussi que c’était original… J’avais envie aussi de creuser l’idée de l’anachronisme. Je pensais beaucoup à La Commune de Peter Watkins, et comment ce reporter pendant le temps de la Commune avec les outils médiatiques d’une autre époque défait complètement notre regard sur cet événement. Pour moi, la Base c’était un anachronisme géant : tu rentres là-bas, c’est comme une machine à remonter le temps, tu sautes 30 ans en arrière , mais aussi en avant, c’est hyper bizarre, c’est une hétérotopie. Voir des personnes âgées utiliser ce langage, cet outil qu’est le smartphone, était une forme d’anachronisme. Ce n’était pas si compliqué parce que la plupart des gens en ont déjà eu un usage. C’est super intuitif, c’est connecté, je pouvais travailler à distance, utiliser le même appareil pour la captation et le visionnage. C’était l’objet parfait, au croisement de toutes les réflexions, c’est un objet qui contient absolument tout.
D. : Et pour toi, en tant que filmeur, qu’est-ce que tu as tiré de cette expérience ? Que t’a permis cette caméra ?
V. D. : Pour moi c’était aussi super libérateur. Et je ne sais pas s’il y a des gens qui vont remarquer ça dans le film, on voit aussi mon évolution en tant que cinéaste à travers mes rushes. Au début j’essaye de capter des moments qui me fascinaient, volés, car j’étais sans autorisation. Et au fur et à mesure, on sent que je suis accepté dans cet endroit. Aussi, au début du film, il y a surtout des scènes à l’intérieur des voitures, parce que je me cachais, et je me sentais en sécurité dans les voitures, à l’abri des caméras de surveillance, et à l’abri de gens qui pensaient que j’étais un flic ou un espion Uber. Dans les images tournées 5 ans après, quand j’ai mon autorisation, que tout le monde à la Base me connait, on voit des choses beaucoup plus ouvertes, beaucoup plus maîtrisées.
D. : Toujours à propos de l’usage de l’iPhone comme caméra, l’aspect fragile, plus ou moins pauvre, de ces images, a-t-il effrayé certains partenaires du film, financiers notamment, et est-ce que tu penses que cela peut freiner la diffusion du film ?
V. D. : Oui, absolument. L’un des plus grands enjeux de notre montage, c’était de stabiliser cette matière, qui avait plusieurs couches, qui était hétéroclite. Ce sont des images très corporelles, très labiles, très instables… Au début, j’avoue que j’ai pensé que ce serait peut-être un point fort pour le projet, mais finalement, la nature des images faisait peur aux potentiels partenaires, diffuseurs, financeurs, etc…
D. : Est-ce que prendre conscience que ce que tu voyais comme un potentiel effrayait certains, t’a conduit à demander aux personnages de filmer de manière plus stable, plus conforme à l’idée qu’on se fait d’une bonne image de cinéma ?
V. D. : Non, pour moi ce qui était le plus important, c’était de maintenir ce que j’avais réussi à développer avec les personnages, c’était très précieux, et très fragile aussi. Je formulais des recommandations très basiques, comme essayer de filmer des plans de minimum une minute, ou essayer de rester focus sur l’objet filmé, essayer de faire attention aux avant-plans, aux arrière-plans… C’est avec Le Fresnoy finalement que le projet a pris une autre tournure, je l’ai réécrit comme une démarche plastique. Ce soutien institutionnel a permis de déclencher beaucoup de choses, le permis de tournage à l’aéroport, des financements, etc. C’est finalement par la porte d’entrée « arts plastiques » que le film est devenu possible.
D. : Il y a une autre caméra, qui n’est pas un téléphone, qui est utilisée, lors des travellings. Soudain ce sont des images qui sont désincarnées, on se doute que ce n’est ni toi ni un des personnages qui filme. Il n’y a plus vraiment de point de vue. Peux-tu m’expliquer ce que ces images signifient pour toi, et comment tu as eu l’idée de les ajouter à ton film ?
V. D. : C’était pendant le premier confinement. Quand toute la mobilité mondiale s’est effondrée, la Base a fini par se fermer. Cette crise sanitaire était pour moi surtout une crise de mobilité. C’était une crise dans laquelle la mobilité capitaliste a atteint ses limites. C’était intéressant de voir que les taxis se trouvaient en périphérie de cet effondrement. J’avais un tournage qui était annulé, j’essayais de maintenir le dialogue avec les chauffeurs, j’ai filmé les conversations depuis chez moi, et puis j’ai parlé avec un de mes collaborateurs, Philippe Bellaiche, un chef op franco-israélien qui a tourné mon premier court métrage, et il m’a rappelé qu’au tout début du projet, je m’étais imaginé une dystopie, filmée depuis des voitures autonomes. Il m’a dit : « Cette dystopie tu peux la documenter réellement ! » J’ai rassemblé très vite une équipe et on s’est rendus à l’aéroport, un peu en mode « pirates ». On a passé 3 jours en roulant sur l’aéroport de Paris, en filmant les plans travelling de cet endroit déserté. Ces images permettent d’ajouter au film un chapitrage, par ces plans très stables, il y a une structure qui permet de tenir toutes les autres images. C’est aussi une autre vision, déshumanisée, qui s’oppose aux rushes des chauffeurs, c’est un outil plastique. Je suis content qu’on ait profité de la pandémie, c’était un cadeau finalement, parce que cela a enrichi le film.
D. : Avec le recul maintenant que le film est terminé, qu’apporte, à ton avis, le fait que les personnages filment au téléphone pour raconter ce lieu ? Qu’est-ce qu’un documentaire « classique » où tu filmerais avec une caméra, n’aurait pas pu capter, montrer ?
V. D. : Beaucoup de choses. Ce dispositif permet de montrer les endroits et les états auxquels je ne peux pas accéder, des endroits physiques mais aussi des états mentaux. Par exemple, Ahmad nous emmène dans des endroits de la Base auxquels je n’ai pas accès : la mosquée, ou les conversations nocturnes entre les collègues, leur intimité chez eux, ou même à la fin, être dans une voiture à l’arrivée au Maroc, avec sa famille et sa chienne, ce sont des choses que je ne pourrais jamais capter. C’est surtout les situations qui se modifieraient si moi j’étais là. Il y a aussi les états mentaux, par exemple les émotions transmises par Madame Vong dans ce dispositif semi-fictionnel. J’aurais pu révéler autre chose, et dans le film il y a aussi des rushes purement observatoires, qui révèlent quelque chose sur les personnages à travers ma connexion avec eux. Mais on reconnaît, dans les images des chauffeurs, leurs points de vue. J’aurais pu essayer de les reproduire, et cela se fait souvent dans le documentaire mais ce n’est qu’une simulation. Là, on sent véritablement la présence de la personne qui filme.
D. : Tu utilises le mot de co-création, qui est l’objet de ta recherche. A ton avis, peut-on envisager un projet documentaire de co-création sans utiliser la délégation de la caméra ? Aurait-il été possible de co-créer avec les chauffeurs en les impliquant dans la mise en scène, sans leur demander de filmer ? En d’autres termes, est-ce que pour toi la co-création documentaire, c’est déléguer ou faire circuler la caméra ?
V. D. : Avec le recul, je pense que La Base était plutôt un processus participatif que de la co-création.
D. : Comment distingues-tu les deux notions ?
V. D. : La co-création implique une implication plus totale que le terme de participation. Le problème avec la co-création au cinéma, c’est le montage. On vit toujours dans un monde fordiste, le cinéma est une industrie avec une chaîne de création de valeurs spécialisées, et à un moment donné, dans cette économie, j’ai dû mettre en place la post-production sans inviter les chauffeurs à y participer. Finalement je me dis que ce qui compte, c’est que les gens participent activement dans l’élaboration de leur propre représentation. Et ça, peu importe s’ils filment eux-mêmes, ou pas eux-mêmes, peu importe s’ils lisent ou pas le scénario… Il faut juste que les personnes comprennent qu’elles sont en train de se représenter, ce que cela veut dire, et qu’elles puissent décider comment elles veulent l’être.
D. : Je comprends donc que tu considères qu’on pourrait appeler « co-création » un projet documentaire dans lequel les personnages ne (se) filment pas.
V. D. : Oui, absolument. Ils peuvent aussi participer à l’écriture, donner des feedbacks sur le tournage… Il y a deux choses qui sont inaliénables dans le processus : la transparence du dispositif, et le partage de valeurs. On dit que les participants, ou les filmés, tirent des valeurs émotionnelles dans la rencontre avec le filmeur, on dit souvent que le simple fait d’être représenté vaut déjà quelque chose…. moi je pense que c’est du bullshit. Je ne vois pas pourquoi les participants d’un documentaire ne devraient pas être rémunérés alors que les comédiens de fiction le sont. C’est considéré comme normal, et toute l’économie du documentaire repose sur cela. Ce ne sont pas des gens qui sont professionnalisés en tant que comédiens, mais ils donnent de leur temps, ils donnent leur identité et leur histoire qui sont complètement uniques. Comment créer des valeurs au sein de ce processus, quand il s’agit d’une œuvre qui doit faire partie finalement d’un marché, c’est compliqué. La plupart du temps, les démarches de co-création sont en fait des démarches d’intervention sociale, sans qu’il y ait l’objectif de produire un objet pour un marché, on considère que l’intervention en elle-même est le produit. On paye un artiste pour intervenir sur le terrain, et la valeur est produite par cette rencontre. Mais comment faire un film, un objet pour le marché de l’audiovisuel, qui porte en soi cette valeur ? Pour La Base, j’ai réussi à rémunérer les filmeurs pour leurs rushes, en droits d’archives. La première mondiale du film, j’ai choisi de la faire au Cinéma du Réel parce que c’est à Paris et que je voulais partager cet événement avec les personnages. Quand je parle de valeur, je veux dire « comment les gens peuvent-ils profiter de ce film ? »
D. : En effet, tu parles de valeurs, moi j’ai l’habitude de parler de gains, de gains financiers et symboliques. Selon toi, quels sont les gains qu’ont pu tirer tes personnages de leur participation à ton film ?
V. D. : Ils étaient très émus de voir leur histoire traitée, le simple fait de voir représenté quelque chose qui était à l’abri des regards auparavant, ça apporte quand même de la valeur. Les gens m’écrivent : « Merci de porter notre histoire jusqu’à l’écran ». Il existe toujours cette dimension un peu mythique du cinéma, en termes presque magiques, mythologique… Il y a quelque chose de l’ordre de l’extraordinaire. Chacun d’eux a aussi tiré quelque chose de cette expérience, de notre rencontre, un remède à la solitude, ou autre chose. C’est un échange, comme dans n’importe quelle relation. Après il y a aussi un gain financier, mais ce n’est pas ce qui les a motivés au début, parce que je n’avais aucun budget. Finalement, ce n’est pas si compliqué de rémunérer les participants, il faut juste avoir la volonté de le faire. J’ai calculé la rémunération en fonction du nombre d’heures de rushes, du temps qu’ils ont passé à travailler, pas le minutage de leurs rushes présents finalement dans le film. Il y a le gain émotionnel, le gain monétaire, mais il pourrait y avoir un troisième gain : qu’apporte l’existence de ce film à cette communauté ? Là, je ne sais pas si La Base apporte quelque chose de cet ordre, car le film n’est pas inscrit dans leurs luttes, dans leur économie. Je ne voulais pas faire un film activiste. Je ne fais pas de pub pour une fédération de taxis. J’ai fait un documentaire de création, et c’est aussi là qu’on voit les limites de la co-création, parce que c’est finalement, moi, avec ma monteuse, qui décidons ce qu’est le film à la fin. J’espère pour le prochain sujet trouver une communauté qui va être plus adaptée à une représentation documentaire audiovisuelle, et trouver comment mêler leur but médiatique et mes ambitions artistiques. C’est aussi ce que l’on a voulu faire avec Dream city, chercher un personnage co-auteur qui a un but de visibilité médiatique initial [projet en développement co-écrit par Vadim Dumesh, Ariane Papillon et YuCheng Zhang].
D. : Comme tu as dit, le problème de la co-création au cinéma, c’est le montage. Parce qu’il peut arriver que ce qu’on appelle « l’intérêt supérieur du film » impose de déroger à certains principes, de remettre en question le cadre de travail, la déontologie qu’on s’était fixés pour un projet. Est-ce que tu peux nous parler de cette étape de montage, qui a peut-être impliqué des renoncements, des sacrifices ?
V. D. : Sur la Base, j’avais en fait une opportunité unique d’engager ces personnes dans un processus de co-création, parce que réellement ils étaient là sur la Base en train de faire la queue, 4-5 heures par jour, et ça nous laissait un espace-temps disponible à la co-création. Mais c’est évident que je n’étais pas là pour créer une école de cinéma sur la Base ou faire des chauffeurs des intermittents du spectacle. Une fois que je me retire de cet endroit, que j’investis mon temps dans l’écriture, le dépôt des dossiers, le dérushage, le montage, finalement tout le film repose sur moi. Dès que je ne suis pas dans leur vie, ils passent à autre chose, et je ne peux pas revenir après un an ou deux pour leur demander de venir dans la salle de montage. Dans les démarches d’intervention sociale, tout est ramassé sur un temps limité. Mais l’économie du cinéma n’est pas du tout compatible avec cette méthode, car cela prend au minimum trois ans de faire un film. Dans n’importe quelle démarche participative, finalement, l’auteur va être confronté à des choix. Il doit questionner ses intérêts personnels vis à vis des valeurs du film.
D. : Comme tu l’as dit, contrairement aux démarches d’intervention sociale, où ce qui compte est le processus plus que l’objet final, toi tu travaillais avec l’objectif de produire un film de cinéma qui circule, qui soit diffusé, et qui par conséquent, corresponde aux attentes du marché.
V. D. : Oui, et finalement c’est un enjeu de langage. Le langage cinématographique opère par la réduction et c’est par le montage que la réduction va être la plus violente. Il faut une prise de distance qui permet de décider ce qui est mieux pour le film. De grandes lignes se sont imposées assez vite : d’abord on a décidé qu’on allait suivre une chronologie linéaire, un mouvement d’un point A jusqu’à un point B, de l’ancienne Base à la nouvelle Base, de l’utopie vers la dystopie. Après on a décidé aussi que pour stabiliser les sens physiques du spectateur, on suivrait le passage de nuit à jour, de jour à nuit. Puis on a construit des arches de personnages dans ce mouvement chronologique. Puis le dernier élément qui a tout mis en place, c’était la décision de rentrer dans cet endroit à travers le regard du réalisateur, d’introduire le dispositif de manière transparente, pour expliciter qu’il s’agissait d’un réalisateur qui arrive dans cet endroit de l’extérieur, qui partage l’outil de prise de vue, et qui lance cette circulation des images.
D. : J’ai remarqué que dans le générique et sur l’affiche, tu ne mettais pas particulièrement ton nom en avant, et tu n’utilises par l’expression « un film de Vadim Dumesh ». Tu écris « écriture et réalisation de Vadim Dumesh » et ça n’a n’arrive qu’à la fin, il n’y a pas de générique de début. Est-ce que cette manière de te créditer sans mettre en avant ta posture d’auteur était importante pour toi, et pourquoi ?
V. D. : Merci de le remarquer, c’était un exercice très douloureux d’humilité ! (rires) J’étais guidé par la référence au film Foreign Parts de Verena Paravel, qui commence aussi comme ça, juste avec le nom du film et rien d’autre. Je souhaitais mettre en avant le fait que ce film, et les films en général, sont des affaires collectives et que la théorie de l’auteur est un vieux truc qui ne marche plus.
D. : Cependant, ton film a été montré en première mondiale au festival Cinéma du Réel et il sera montré, j’espère, dans d’autres festivals. Dans ces contextes, tu es toujours indiqué comme le seul auteur, le seul interlocuteur, donc c’est toi qui es mis en avant. Qu’est-ce que tu penses de cet éventuel décalage entre la démarche et le générique, et le fonctionnement auteuriste de l’industrie et des festivals ?
V. D. : Je ne pense pas que cela soit injuste. Je dis que c’est une affaire collective, mais finalement, la personne qui a bossé le plus sur ce projet, c’est moi. Si on regarde la totalité du projet, c’est mon projet. J’ai fait un choix au début de ce projet, de le construire autour de la logique participative et collaborative, la logique de co-création. J’essaye de porter ce choix jusqu’à la fin de ce projet mais je ne vais pas me priver de mon développement professionnel grâce au travail que j’ai fourni. Au contraire, je vais utiliser cette plateforme pour développer ma pratique, rencontrer d’autres cinéastes et me développer en tant que cinéaste. J’ai essayé d’aplatir les inégalités entre les chauffeurs et moi, et les violences qui sont produites par une telle intervention, mais finalement ces inégalités sont toujours là. Elles vont toujours être là. Il faut juste faire avec, et essayer de faire le mieux possible.
D. : Pour conclure, puisque tu as décidé de continuer ton travail d’expérimentation de différents dispositifs de co-création, qu’est-ce que tu as appris, ou compris, de cette notion, qui peut-être nuance ce que tu croyais au début de ce projet ?
V. D. : J’ai compris que la co-création n’existe pas vraiment ! (rires) C’est plutôt un état d’esprit, une orientation de son propre travail. J’ai compris que je vis pleinement ma rencontre avec des personnages quand j’essaie de les engager pleinement dans ce qui se passe. Parce que cela me pousse aussi moi-même à questionner ma pratique, à me rendre vulnérable. C’est cela qui me donne envie de continuer d’expérimenter la co-création. Mais je n’exclus pas de réaliser un film où je communiquerais simplement mon point de vue sur un sujet. Parce que la co-création, c’est très chronophage et pas du tout rentable. Il faut peut-être trouver un équilibre entre les deux.