The Creator, un film de Gareth Edwards (sortie le 27 septembre 2023). The Creator a de la gueule, beaucoup de gueule. Petit budget, metteur en scène supposément plus talentueux que la moyenne (Rogue One était regardable), univers inédit : la bande-annonce, l’affiche, bref le « projet marketing » vendait du rêve, et on aurait pu penser que nous avions là un vrai film fait de pesanteur, d’ambiguïté. Malheureusement The Creator n’a, comme on dit, « que de la gueule ». Il n’a cependant rien dans le ventre, et encore moins dans le cerveau. Bourré de clichés insupportables (le seul souvenir du héros amnésique : tenir la main de sa femme sur la plage…), tellement répétitif qu’il en devient irritant (les courses-poursuites s’enchaînent avec une incroyable monotonie), les rares moments de créativité du film n’ont comme motivation que le massacre jouissif et ironique : les robots kamikazes, les résurrections cybernétiques. Gareth Edwards n’a même pas la pudeur de la série B : son inspiration « Guerre du Vietnam », qui s’essoufflait déjà vite dans Rogue One, tourne ici complètement à vide, et il s’enfonce scène après scène dans une alternance très maladroite entre un humour ironique « Disney contemporain » et un pompiérisme affolant de sérieux – la cerise sur le gâteau étant le chapitrage du film en grandes rubriques métaphoriques.
La présence de John David Washington pousse à comparer le film à Tenet, comparaison dont The Creator souffre alors terriblement : le film de Nolan était d’une telle originalité, son humour tellement plus fin, et son acteur principal tellement plus à sa place (Nolan avait compris qu’il fallait filmer la course de cet ancien joueur de football américain comme un acte de force physique, comme un bond en avant, alors qu’Edwards la filme indifféremment des autres). Au bout du compte, The Creator est un film tellement bête et convenu qu’il finit par se laisser aller aux pires images, et plonge sans aucun recul dans l’inconscient inévitable du cinéma américain : ses personnages féminins sont des mères, des putains ou des garçons manqués ; son Asie est un territoire orientalisé à l’extrême. Un film à l’image de ses robots au design parfaitement choisi : un visage humain posé sur une structure informatique creuse, une belle tête avec rien dedans.
Pierre Jendrysiak
Second Tour, un film d’Albert Dupontel (sortie le 25 octobre 2023). Faux jumeaux. Dans l’épisode Une histoire de président, l’hôpital de la série H reçoit dans son service le favori du second tour de la présidentielle. Sa présence au débat d’entre-deux-tours compromise, on trouve en Sabri (infirmier puis barman à la maladresse et à l’idiotie légendaires) le sosie parfait – les deux personnages étant interprétés par un Ramzy Bedia au naturel et postiché. Lors d’un débat sans queue ni tête, le conseiller de campagne et Jamel s’agitent dans l’oreillette d’un Sabri en train de perdre la partie. Mais en parlant du quotidien des Français – être le propriétaire d’un bar lui permet de connaître par cœur le prix d’un café ou la recette d’un croque-monsieur –, il laisse de côté les gimmicks politiques pour retrouver sa verve, et faire basculer les cœurs et les urnes.
Il en est étrangement de même dans Second tour, « thriller politique » moins disruptif, nimbé de mélodrame sirupeux. Pour que le personnage de Albert Dupontel – écologiste radical déguisé en macroniste – puisse être élu, on propulse son frère jumeau (apiculteur simplet tombé du ciel) sur la scène télévisée. Après avoir récité sur un ton monocorde, grâce à un stratagème identique, les mots soufflés par son frère, une tirade pleine de sincérité sur la disparition des abeilles lui permet d’emporter le morceau. Là où l’élection de Sabri, qui accède en personne à l’Élysée suite au décès du candidat, renverse la hiérarchie en poussant à son paroxysme la logique de destruction burlesque de la série, Dupontel cherche à inscrire ce renversement similaire dans la grandeur et la solennité de l’Histoire. Le dédoublement opéré par l’acteur lui permet, à travers ces frères qui se sacrifient pour la République, d’être à la fois martyr – le candidat reprend sa place pour prendre les balles ennemies – et saint – le jumeau, désormais président, renie son identité pour cacher leur secret. On ne sait à qui s’adresse cette critique compassée, si ce n’est aux quelques vieux électeurs de gauche refusant d’avaler les dernières couleuvres macronistes. On préférera donc l’absurdité subversive d’un Sabri confondant buzzer télé et bouton nucléaire, aux mélos d’un Dupontel ayant perdu, depuis longtemps, sa mécanique bête et méchante.
Hugo Kramer
MMXX, un film de Cristi Puiu (sortie le 1er novembre 2023). Les herbes molles. En deux heures quarante d’un flux quasi ininterrompu de paroles, Cristi Puiu ambitionne de tresser entre elles diverses expériences touchant pour la plupart à la crise sanitaire – MMXX pour 2020, donc – et ainsi écrire le recueil d’une mémoire collective. Mais ici, nul épuisement cathartique (Sieranevada, 2016) ou brume terrifiante (Malmkrog, 2020), seulement des blocs de durée plaqués les uns à la suite des autres, comme amalgamés de force. La déception provoquée par MMXX vient de la disparition, chez Puiu, d’une agilité dans l’observation des mots et leur entrechoquement. Le cinéaste ne garde de sa forme qu’une formule dévitalisée, où les choix de mise en scène, qui oscillent entre plans séquences quasi-fixes et embardées à l’épaule au montage syncopé, ressemblent à une succession incohérente d’exercices de style. Ce qui semble intéresser le cinéaste dans le maillage des quatre séquences composant le film, c’est la façon dont les événements de 2020 affectent la parole de ses protagonistes. Les divagations ou le caractère buté d’une logorrhée qui ne cesse de se déverser, mettent en lumière des écarts de perception vis-à-vis de ce qui se joue – de l’angoisse au je-m’en-foutisme. La relation entre Oana, psychanalyste, et son frère Mihai en est l’exemple. Dans la deuxième partie, l’aînée panique en apprenant qu’une proche enceinte a été hospitalisée dans un hôpital réservé à des « covidés ». Face à elle, Mihai ne se préoccupe que de son anniversaire et de la préparation d’un baba au rhum. Mais en esquissant ses personnages pour immédiatement les noyer sous de grandes leçons de vie (la discussion de la troisième partie, qui mêle drague, géopolitique et linguistique), Puiu les réduit à l’état de figures désincarnées.
Plutôt que d’avancer cul par-dessus tête – telle Oana qui, dans les premières minutes, flâne sur son fauteuil les pieds en l’air avant de se culbuter en arrière –, MMXX est pris au piège de son cabinet de psychothérapie. En s’appuyant sur le principe de la confession (psychanalyse, appel téléphonique, salle de garde, interrogatoire), il ne fait que se recroqueviller sur lui-même – sensation accentuée par la fixité des cadres quasi généralisée, qui trouve un miroir presque cynique dans la caméra sur trépied des policiers à la toute fin. Si un trouble pointe dans le cabinet d’Oana, avec le questionnaire qu’elle soumet à sa patiente et dont on finit par ne plus savoir qui et ce qu’il questionne, il se dissipe au fil de voix qui sonnent creuses. Puiu préfère sans doute, grâce à sa formule, lâcher son spectateur au milieu d’embryons de récits réduits à l’état d’anecdotes, que de leur accorder une véritable profondeur. « Allez venez à la messe, on a assez fâché Dieu », lance une femme après l’interminable interrogatoire policier final. Mais MMXX a davantage la forme d’un chant pompeux que d’une messe rédemptrice. En se fourvoyant dans une enquête policière aux relents métaphysiques – complètement déconnectée de l’année 2020, voire, en dépit de l’apparition de la patiente d’Oana, des précédents épisodes – le film pare son manque d’inspiration d’un voile de solennité. On repense alors aux plans d’herbes sauvages s’entrelaçant entre chaque séquence, dont les restes de civilisation qui les parsèment semblent vouloir annoncer les événements à venir. Les herbes folles, et avec elles la promesse d’un désir d’exploration, sont prisonnières d’un dispositif manifestement mollasson. Leur fourmillement a laissé place à un brouhaha vain, tuant dans l’œuf leur silence étrange.
H. K.
The Killer, un film de David Fincher (sortie le 10 novembre 2023). Dire qu’un film est une blague, ce n’est pas nécessairement péjoratif – il y a des blagues mieux racontées que d’autres, il y a des mauvaises blagues, il y a des blagues sublimes. The Killer est une bonne blague racontée avec soin – le même soin que celui du personnage de Tilda Swinton, lorsqu’elle raconte avec un raffinement aristocratique une blague graveleuse sur un chasseur et un ours. Elle n’est cependant pas racontée avec le soin auquel Fincher a pu nous habituer : sa maniaquerie maniériste des grandes heures peine à se déployer totalement dans la maison Netflix, bien qu’il faille tout de suite admettre que ce nouveau film a bien plus de tenue que l’indigeste Mank, et qu’il est surtout beaucoup plus maîtrisé dans son ton. C’est bien une blague, avec un début, un milieu et une fin sous forme de chute, une blague à la Bret Easton Ellis : l’ironie de The Killer ressemble à l’ironie d’American Psycho (le film, mais surtout le livre), où le train de vie millimétré de Patrick Bateman peinait à cacher sa profonde inaptitude sociale, et ses échecs multiples. On a beaucoup commenté la voix off du film, et une chose semble claire : comme celle d’American Psycho, il ne faut sûrement pas la prendre entièrement au sérieux. De fait le tueur se trompe à plusieurs reprises, est interrompu dans ses pensées, et agit à maintes reprises (mais pas toujours) contre ses propres principes. C’est que la voix off de cet assassin, comme toute « pensée à soi-même » redondante, existe précisément parce qu’il peine à agir selon les principes qu’il ressasse ; s’il « suivait le plan » en toute circonstance, il n’aurait précisément pas à se le répéter constamment. Cette monotonie n’est donc qu’une tentative de chasser le naturel qui bute contre l’inévitable humanité de ce tueur faussement inflexible (s’il était si froid et inhumain, pourquoi aurait-il une femme, pourquoi chercherait-il à la venger?).
Voilà l’autre grande blague de The Killer, son accent autoparodique (on pense à la virilité exacerbée de Fight Club), une fois de plus la même que dans American Psycho : ces rituels et ces répétitions cachent mal le fait que le héros est un parfait loser (à ce titre, le choix de la musique des Smiths, musique de geignement masculin par excellence, est particulièrement savoureux). Toutes les preuves de cette profonde nullité forment les instants les plus forts du film : ceux où le tueur se foire ou, au contraire, ceux où il réussit là où on ne l’attendait plus, soit la définition d’un humour burlesque (la scène où le tueur agrippe les clés d’un agent d’entretien pour en faire une copie sans se rendre compte que le trousseau est accroché à un élastique est un authentique gag, sans parler de la discussion qui s’en suit). Mais ce qui évoque aussi Bret Easton Ellis, c’est le paradoxe de l’idéal de vie revendiqué par ce personnage : comme Patrick Bateman, il se place au-dessus des « normies » de New York, se détache du reste de l’humanité pour seulement devenir « one of the many », soit quelqu’un « comme tout le monde ». Et de fait, le symbole de sa « réussite » est incroyable de banalité : une maison dans un pays ensoleillé, une femme, une montagne de fric. Une grosse blague.
P. J.
Vincent doit mourir, un film de Stéphan Castang (sortie le 15 novembre 2023). Vincent doit mourir campe d’emblée son récit dans le monde de l’entreprise. Le premier agresseur, un stagiaire, avait essuyé auparavant une humiliation de la part de Vincent, et le second se trouve aussi être un subordonné de l’entreprise. À force d’être attaqué, Vincent se voit placardisé par son employeur et forcé de vivre reclus dans son appartement lyonnais avant de se réfugier dans une maison de famille dans l’estuaire de la Villaine.
En fuyant, Vincent découvre l’ampleur du phénomène qui le touche. Un autre survivant, Joachim, lui indique une plateforme en ligne regroupant des hommes atteints des mêmes maux et qui partagent le même mot d’ordre : ne faire confiance à personne. L’intégration d’internet au genre survival permet de broder autour du thème très contemporain de l’ensauvagement de la société. Un extrait audio de la chroniqueuse Elizabeth Levy, connue pour ses prises de position sécuritaires et islamophobes, finit de rapprocher la situation de Vincent de la « France orange mécanique » fantasmée par le pouvoir et le système médiatique. Vincent s’écarte de ces groupes de survivalistes qui se rejoignent à des points indiqués en ligne pour lutter contre le monde et cherche plutôt à survivre en se cloîtrant toujours plus.
En rencontrant Margaux, Vincent sort de l’isolement de la survie. Stéphane Castang fait alors pivoter le ton de son film vers la comédie. Tout en restant méfiant, il trouve en Margaux une figure de substitution à son ex-copine ; avec elle, plus généralement, il réapprend difficilement à se lier. Ce réapprentissage trouve son point d’orgue dans une scène de sexe où Vincent menotte Margaux craignant qu’elle ne l’agresse. Tout rapport social dans Vincent doit mourir part du dissensus naturel entre les êtres et, au cœur de ce dissensus, la relation amoureuse devient le vecteur d’apprivoisement du conflit et de la violence inhérente à chacun. L’apparition du fantastique ne se construit pas en miroir de la situation initiale mais comme une continuation. Joachim, un autre de ces survivalistes appelé les « sentinelles », se suicide une fois guéri car la fin des agressions ne résout pas son désordre intime.
« Enfin un film de genre français ! » serait-on tenté de dire si l’on oubliait que, entre Conann, Gueules noires, Mars Express, Le Règne animal et Vincent doit mourir, le mois de novembre a été inondé par des occurrences diverses du genre. Encore un film de genre français, donc. Très français par ailleurs, dans la façon dont il assemble le naturalisme inhérent au cinéma d’auteur et les scènes d’action propres au film catastrophe souvent inventives, parfois décevantes. Le film souffre parfois de son manque de moyen et son climax, une grande scène de bagarre sur une bande d’autoroute, peine à convaincre. Sans doute Vincent doit mourir rappelle-t-il la conception bien française que l’on se fait du cinéma de genre où les auteurs comme George Romero ou John Carpenter sont portés aux nues pour le sous-texte politique et théorique de leurs films plus que pour le plaisir intrinsèque que suscite le genre fantastique. Grave l’avait annoncé : le cinéma de genre a-t-il sa place s’il ne se plie pas aux règles du cinéma d’auteur ? Mais, paradoxalement, l’atténuement du fantastique constitue la force principale de Vincent doit mourir qui exacerbe à peine les marqueurs d’une société contemporaine arc-boutée sur la sécurité et la violence. En quelques sortes, Vincent doit mourir s’approche de La Guerre des mondes, où Steven Spielberg part d’un contexte social réaliste pour confronter ses personnages aux horreurs du XXe siècle. Pour Stéphane Castang, le film catastrophe devient l’exutoire du XXIe siècle naissant.
Élias Hérody