« (…) la Musique et les Lettres sont la face alternative ici élargie vers l’obscur ; scintillante là, avec certitude, d’un phénomène, le seul, je l’appelai l’Idée. »
Stéphane Mallarmé, La Musique et les Lettres, 1895.
Le geste qui structure La Bête de Bertrand Bonello se concrétise dès son ouverture : devant un fond vert, dans un décor presque abstrait, Léa Seydoux est traquée par une bête invisible. En voix-over, Bertrand Bonello la dirige. L’actrice, matrice du film, va déployer son jeu dans trois intrigues, situées à des époques différentes. En 2044, époque du règne des intelligences artificielles, Gabrielle Monnier doit retourner dans ses vies antérieures pour se purger de ses émotions. Elle revient en 1901, peu de temps avant une crue de la Seine, où elle rencontre Louis à qui elle partage son angoisse d’une catastrophe à venir. Gabrielle est une pianiste virtuose et Louis Lewanski un aristocrate dandy. À force de se voir et alors qu’ils commencent à badiner, Gabrielle éconduit Louis.
Dans sa première partie, La Bête ne cesse d’opposer 2044 et 1901. Outre le changement de format d’image du 1.33 pour 2044 au 1.85 pour 1901 qui le rend particulièrement visible, l’écart entre les deux époques prend corps dans une série d’effets de mise en scène : dans le Paris de 1901, chaque passant visible à l’écran est accompagné de bruitages qui détonent avec le silence des rues vides de Paris 2044. En ce sens, le futur se construit comme un univers solipsiste. Les interlocuteurs de Gabrielle se situent toujours hors-champ, comme des voix surplombantes alors que Gabrielle et Louis, en 1901, en pleine soirée mondaine, ne cessent d’être interrompus. Pour autant, dans un film très bavard, Bonello se montre toujours avare en contrechamps : la seule occurrence d’un tel montage a lieu lors d’un dialogue entre Gabrielle et son mari et raccorde ses coupes bizarrement, usant de valeurs de cadre différentes à chaque fois.
En ce sens, la mise en scène de l’avenir correspond aux préoccupations d’un cinéaste qui ne cesse de s’en inquiéter. Dès Le Pornographe, le personnage joué par Jérémie Rénier colle des affiches alertant contre la fin du monde. Le cinéma de Bonello s’apparente à une eschatologie, une prédiction d’un cataclysme : Qui je suis, Le Pornographe, Nocturama, Coma et quelque part Saint-Laurent s’articulent autour d’un futur inconnu et menaçant. Dans La Bête, l’avenir se caractérise par l’évitement méthodique du présent du film : 1901, 2014 et 2044 tournent autour de 2024 sans y référer explicitement. Pour autant, là où l’ineffable avenir de ses autres films, par son mystère, réussissait à partager l’inquiétude qui habite le cinéaste, le 2044 du film déçoit en répétant les tropes convenus d’une dystopie – éculés depuis Le Meilleur des mondes.
Écrit initialement pour Gaspard Ulliel, le rôle de Louis est confié au britannique George MacKay. On retrouve chez lui ces traits qui faisaient le visage si particulier d’Ulliel notamment une fossette caractéristique que Bonello sublimait dans Saint-Laurent. Toute expression se voit amplifiée par les plis de sa figure, expression vite contrariée lorsque son visage se renferme en 2014 et en 2044. A contrario, Gabrielle sert de modèle aux poupées en silicone manufacturées dans l’usine de son mari. Dans le visage inexpressif de Léa Seydoux, se loge le péché originel qui prédit l’histoire d’un siècle placé sous le signe du refoulement. La poupée ou le visage manufacturé deviennent donc, par effet de contamination, un nouveau principe anthropologique dont les intelligences artificielles ne seraient que l’ultime avatar.
Le refoulement guide aussi la trajectoire de Louis qui, éconduit par Gabrielle en 1901, se transforme en influenceur masculiniste quand Gabrielle se retrouve mannequin fauchée, obligée de garder et de surveiller de luxueuses villas pour se loger à Los Angeles en 2014. En prenant pour sujet le phénomène incel (« célibataire involontaire » en anglais, ce mouvement a conduit à plusieurs attentats visant des femmes) et, plus spécifiquement la tuerie de Santa Barbara perpétrée en 2014 par Elliott Rodger, Bonello utilise un vocabulaire visuel issu d’Internet pour renforcer le sentiment de solitude des personnages. Les vidéos de Louis n’ont pas de destinataire : elles retranscrivent la logorrhée d’une haine hyperbolique, une haine absolue et détachée du monde. Louis échoue systématiquement à se lier, préférant suivre et traquer les femmes qui le fascinent.
Mais, à partir de ces matériaux visuels, se construit aussi une parodie de film d’horreur, empruntant simultanément aux genres de la sitcom et du vlog (blog vidéo). L’usage de l’ironie, en 2014 et en 2044, devient lui-même un vecteur de rétention émotionnelle. Le jeu de l’actrice ne se déploie plus que dans le cadre publicitaire : une séquence montre le tournage d’une publicité dans laquelle Gabrielle doit hésiter entre sauver son enfant ou son téléphone d’un accident de voiture. Tournée sur fond vert, sans décor, cette publicité résonne avec les images liminaires du film, mais le brouillon du film à venir se mue en subterfuge publicitaire, palliatif d’un tournage sans invention. L’actrice s’isole comme le seul élément vivant d’un environnement fictif. La satire grossière des industries culturelles contemporaines glose, en définitive, autour de l’impossibilité d’un accès direct à l’autre, rendu concret par la fragmentation sociale due à l’avènement d’Internet.
Comme La Bête dans la jungle de Patrick Chiha, autre adaptation de la nouvelle d’Henry James, La Bête affronte le problème de l’incarnation. Ces deux films partagent une sorte de mise en scène glacée, attachée à la surface des corps. Ainsi May et John, dans le film de Chiha, observent-ils, juchés sur le balcon d’une boîte de nuit, des danseurs figés, désincarnant à la fois les personnages et les figurants. Chez Bonello, l’alternance entre la répression des émotions, propre aux mannequins et aux poupées qui peuplent le film, et l’expression de sensations d’effroi et de désarroi décline différentes manières d’incarner le texte. Là où Chiha peinait à étirer le temps, à rendre sensible la longueur, Bonello s’en sert précisément comme virtualité en édifiant chaque époque comme un artifice. En quelque sorte, La Bête veut déjouer l’acception première – et convenue – de la catharsis vue comme une purgation des passions. Chaque récit, au lieu de purifier Gabrielle, la renvoie à ces émotions irréductibles qu’on l’oblige à contenir. Ici, la mimesis sert à renouer avec les passions, à les comprendre. Ainsi la catharsis, initialement répressive, devient-elle expressive.
Au début de l’année 2024, Bonello a mis en scène l’opéra Transfiguré – 12 vies de Schönberg à la Philharmonie de Paris. Les pièces d’Arnold Schönberg reviennent dans La Bête, interprétées par Gabrielle en 1901. Au début du XXe siècle, le maître de John Cage n’a pas encore franchi le pas de la musique atonale et de la dodécaphonie et s’intègre tout à fait au mouvement post-romantique. De fait, La Bête n’est pas un film moderne mais un film romantique : il s’y déploie un langage des émotions comprises comme intériorité à exprimer. L’art bonellien s’y intègre : ainsi en va-t-il de la réactualisation de Schönberg comme des toiles (assez maladroitement calquées sur Egon Schiele) exposées au début du film.
C’est en ce sens que la construction par enchâssements du film finit par s’émousser par faute de radicalité. Car, au lieu de se risquer à ne pas conclure son intrigue, d’y laisser le mystère opérer et de ranger La Bête au sein de ces objets cinématographiques clos et obscurs (Mulholland Drive de David Lynch ou Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais, par exemple), Bonello tente de refermer son récit à tout prix en dépit du risque qu’il prend à le faire. Ainsi en va-t-il, d’ailleurs, du vocabulaire symbolique du film (poupées, oiseaux, …) qui, à force de chercher à se faire métaphore, perd la puissance propre à l’indicible. En l’occurrence, Gabrielle, en 2044, retrouve Louis, l’embrasse enfin et apprend qu’il a choisi de se purger de ses émotions. Face à ce cauchemar post-ironique, renforcé par le jeu robotique de George McKay, Gabrielle hurle d’un cri retenu pendant des siècles. Alors que Louis réprime le pathos, Gabrielle l’exprime comme l’artiste ou la comédienne qu’elle est.
Le cinéma de Bonello, malgré tous ses emprunts aux formes les plus avant-gardistes (le desktop film, par exemple) est fondamentalement pré-moderne : un cinéma romantique dans sa perception du monde et des émotions. Dans les larmes de Léa Seydoux, Bonello veut retrouver, contre l’interprétation glaciale des autres acteurs, une pureté du jeu, elle-même déjouée par cet environnement ironique. Ambition paradoxale, d’ailleurs, car Bonello s’évertue à décevoir les attendus de la persona de Léa Seydoux : l’actrice, dont les rôles oscillent entre la froideur des personnages de David Cronenberg ou de Wes Anderson et l’interprétation à fleur de peau de Tromperie d’Arnaud Desplechin et de France de Bruno Dumont, ne finit par hurler qu’en dernier ressort. Surtout, en promouvant l’intériorité, le romantisme – et son avatar fin-de-siècle le décadentisme – finit par s’exclure de son temps, du mouvement de la modernité. La Bête a tout d’un récit anachronique, cherchant en 1901 les soubresauts d’un art du XIXe siècle et projetant en 2044 des préceptes vieux de deux siècles.