Cet article a initialement été publié dans le catalogue du festival Visions du Réel 2024, dans le cadre de l’atelier mené par Alice Diop.
“Le ton de mélancolie un peu rétive, voire de tristesse, qui émane de l’ensemble de ces portraits n’empêche pas qu’il y ait de l’un à l’autre des variantes allant de l’esquisse d’un sourire à quelque chose d’inquiet ou d’apeuré. Mais (…) ce qui l’emporte de loin, c’est la tonalité d’ensemble. Ces visages sont tous extraordinairement sérieux : là où sont et se retirent, là d’où ils regardent, quelque chose a lieu, qui les tient, qui les fore”.
Jean-Christophe Bailly, L’Apostrophe muette – Essai sur les portraits du Fayoum, Hazan, 2012.
L’homme est assis face caméra et nous l’écoutons comme penchés par-dessus l’épaule du médecin qui l’interroge, dans le cabinet où se tiennent ces consultations que l’hôpital Avicenne dédie aux personnes exilées. Nous le voyons, lui nous voit mal ; il désigne du doigt ses yeux étrécis, douloureux, même s’il s’arrache de pâles sourires à chaque question du praticien, même s’il murmure dans cet anglais fragile où leur relation tâche de se nouer qu’il va a little fine (et l’on sent dans cette réponse qui minimise son mal l’habitude tenace de se faire discret), avant de se frotter de nouveau les paupières. Une conjonctivite d’enfer, murmure le médecin qui lui prescrit des gouttes, eye drops. Ce n’est pas la plus difficile des souffrances que nous aurons à accueillir dans ce cabinet, mais lorsque d’autres au long du film s’efforceront à leur tour de sourire poliment en déroulant leurs souffrances de vie, ou submergés par leurs propres enfers se perdront en grincements et en cris, cette première scène prendra des allures d’avertissement discret : pour nous installer dans cet espace exigu et immobile, pour s’y vouer à l’intensité du face-à-face, Alice Diop a choisi de commencer avec un homme que ses yeux brûlent, dont le regard en ce sens ne peut soutenir le nôtre, nous portant à prêter attention à la dissymétrie de cet échange et à nous demander qui regarde qui, à moins que nos yeux à leur tour et par mimétisme se mettent à piquer, comme s’il fallait que les regards se brouillent pour que l’empathie trouve son chemin.
Il y a dans l’incipit de La Permanence (2016), dans la double décision qui s’y noue d’épouser la durée et le cadre de l’examen médical tout en rappelant ses spectateurs à la non-évidence du regard, une leçon qui vaut pour toute l’oeuvre. “Plutôt que de filmer une fois de plus le fait divers, il faut prendre le temps de regarder les humiliations quotidiennes, ces violences invisibles que subissent les habitants de la cité”, énonçait déjà la cinéaste en voix off dans Clichy pour l’exemple (2006), justifiant son choix de revenir sur le lieu même des émeutes qui avaient suivi, l’année précédente, la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré. Prendre le temps, donc : qu’elle filme dans la longueur une messe donnée en la basilique Saint-Denis à la mémoire de Louis XVI ou la conversation téléphonique qu’un jeune malien penché sur le moteur d’une vieille voiture entretient avec sa mère restée au pays (Nous), regarder pour Alice Diop, c’est d’abord attendre et entendre, faute de quoi on ne percevra ni les durées dont se tissent les vies individuelles et collectives, durées dont l’ignorance nourrit l’incompréhension réciproque (le mal, écrivait Henri Michaux, c’est le rythme des autres), ni l’exaspération qui saisit les populations reléguées à constater que, depuis longtemps, rien ne change.
S’installer dans le temps du réel que l’on filme, toutefois, ne suffit pas : encore faut-il défaire méthodiquement ce qui rend les violences invisibles, ce qui fait que l’on y voit mal. Ce n’est pas seulement que la réalité des territoires dont Alice Diop ne renonce pas à dessiner la beauté (RER B) est recouverte d’une épaisse couche de stéréotypes, dans ce département de la Seine Saint-Denis sur lequel s’attardent les clichés déposés par l’histoire coloniale et la stigmatisation des banlieues comme les rivières forment ailleurs des plaines alluviales ; c’est surtout que l’exercice même du regard s’en trouve de part en part faussé, compromis, menaçant – danger dont les protagonistes des films d’Alice Diop ont intériorisé une conscience extrême. Une inquiétude étrangement similaire court de ce cerf qui, au début de Nous, hésite à s’avancer dans la lumière d’où nous l’observons, en compagnie d’un enfant et d’un homme dont nous comprendrons plus tard qu’il est rabatteur pour une chasse à courre, jusqu’à ce jeune homme qui, aux premières secondes de Clichy pour l’exemple, fait enlever sans ménagements sa veste de survêtement à son ami qui va être filmé (“montre une image vraie, propre, c’est pas la cité toujours casquette, survêtement Lacoste et paire de requins”), et comparera un peu plus tard les gens qui passent par sa cité aux visiteurs du zoo de Thoiry. On ne compte pas les plans où la question de l’image, l’assignation qu’on y redoute où l’expression qu’on en espère, travaille la relation de chacun à soi-même, et où celles et ceux que nous voyons sont d’abord commis à se regarder, se sachant d’un même trait scrutés et invisibles, occultés sous leur propre reflet à l’instant où ils voudraient y paraître en liberté. De ce dilemme, La Mort de Danton donne l’espace d’un plan l’équation la plus pure : Steve Tientcheu, venu de sa cité d’Aulnay-sous-Bois jusqu’au cours Simon pour y apprendre le théâtre, explique combien il souffre et s’exaspère d’entendre les jeunes apprentis comédiens blancs lui redire chaque fois combien, en telle circonstance, il était impressionnant, combien il faisait peur ; il n’en peut plus dit-il, ça l’énerve, et le spectateur ne peut éviter de remarquer qu’en effet, la manière dont les mots se précipitent et se bousculent pour dire cet énervement, la façon dont à même son visage une colère impuissante souffle, bat, se replie, tout cet effort pour dire, contenir et conjurer une frustration promise à revenir ne peuvent manquer de faire, oui, un peu peur, d’impressionner.
Comment desserrer les mâchoires de ce piège ? Parmi les stratégies déployées par Alice Diop, il y a d’abord l’attention au motif de l’intime dont elle fait une manière de traverser l’image – comme lors des entretiens recueillis dans Vers la Tendresse, Les Sénégalaises et la sénégauloise ou La Mort de Danton, où sa voix un peu assourdie se faufile hors-champ depuis l’arrière de la caméra, y fait valoir son insistance, son approbation, sa colère, et ménage dans le plan la possibilité d’un être-avec qui interrompt la frontalité de l’échange et prend soin de l’interlocuteur ; faisant un pas de plus, dans Nous elle emboîtera le pas de sa sœur, infirmière à domicile, dans sa tournée auprès de ses patients âgés, et leur parole alors donnera à voir d’autres paysages, fera lever une autre banlieue. Cette intimité toutefois n’implique aucune familiarité, elle en est même l’exact opposé. Là où la familiarité entend combler les manques, rapprocher les perspectives, introduire un surcroît de proximité dans la connivence d’une histoire familiale et de codes partagés, tout se passe comme si l’intime était chez Alice Diop le vecteur d’un nouveau genre de distance, ouvrant dans les images la troisième dimension d’un vertige et d’un vide : vide de l’image manquante de sa mère, qu’elle se reproche dans Nous de n’avoir pas assez filmée, regret autour duquel tout le film fait cercle ; vide laissé par la vie que cette mère a décidé de ne pas avoir en quittant le Sénégal, fantôme d’une existence non-advenue avec laquelle la cinéaste voyage jusqu’à la claustration de la cour dakaroise où les femmes de sa famille sont demeurées (Les Sénégalaises et la sénégauloise) ; jusqu’au vertige de l’infanticide qui, dans Saint Omer, ouvre un gouffre dans la minuscule salle du tribunal, creuse dans la défaite de toutes les interprétations qui lui sont appliquées le silence sans épaisseur d’un secret impossible à lever.
Puisqu’on citait Michaux, on dira que l’intime fore ici un “lointain intérieur” ; en cela, il est parent de l’attention qu’Alice Diop porte à la littérature. Si de film en film, une langue haute fait régulièrement irruption, c’est d’abord pour défaire les partages implicites qui traversent l’espace des mots, des écritures et des références, stigmates d’un droit inégal à paraître sur la scène de l’écriture dont, souligne dans Nous l’écrivain Pierre Bergounioux, la violence se confond avec l’Histoire elle-même. Dans Saint Omer, l’accusée Laurence Coly trouble d’emblée son auditoire par la maîtrise d’une syntaxe qu’on n’attendrait pas d’une femme noire meurtrière de son enfant ; dans La Mort de Danton, on tremble pour ce jeune apprenti comédien qui, interrogé sur ses modèles, cite Gabin, Delon ou Ventura sans mesurer que s’en revendiquer disconvient à sa couleur, et l’on tremblera de rage à réaliser qu’en 2011, ses professeurs ne trouvent encore à lui faire jouer que le chauffeur de Miss Daisy. Mais bousculer cette répartition des langages et des codes revient aussi à introduire une fêlure dans le rapport spéculaire que chacun peut entretenir au regard des autres : nommer Vers la Tendresse un film consacré aux propos que de jeunes hommes tiennent sur l’amour et la sexualité, c’est dégager par la seule force de ce mot déplacé l’espace où viendront affleurer les contours d’une sensibilité interdite.
La littérature, toutefois, trouve chez Alice Diop une autre fonction encore : celle d’être un discours soustrait aux contraintes de l’interlocution et au jeu social qui l’organise, d’être un discours pour personne, c’est-à-dire pour tout le monde. La Mort de Danton se clôt sur le visage de Steve Tientcheu, déclamant le texte de Büchner dont il rêvait et que ses professeurs lui ont refusé : scène rapportée, où le monologue d’une figure révolutionnaire vaut réparation d’une injustice et affirmation à la cantonade d’une exigence d’universalité, scène hétérogène au registre du documentaire comme l’est le choix d’ajointer, dans Vers la Tendresse, le son de ces entretiens intimes aux images mutiques des jeunes gens interviewés. De ce point de vue d’ailleurs, dire de Saint Omer qu’il est le “premier film de fiction” de la réalisatrice n’a guère de sens, non seulement parce que son protocole le rapproche d’une forme de reenactment documentaire, mais parce que les films antérieurs étaient réciproquement troués, traversés de ces échappées où une promesse d’égalité se trouvait prise au mot, en tous les sens du terme, c’est-à-dire dressée contre l’idée que celui-ci serait perpétuellement voué à la reconduction des mêmes silences et des mêmes paroles obligées. Dans Nous, une longue scène scrute les visages d’habitants de Seine-Saint-Denis admirant dans la nuit d’été les feux du quatorze juillet – ces feux que l’on dit “d’artifice” où la fiction républicaine chaque année se rejoue, se rappelle, fiction et artifice qu’alors la cinéaste se risque à prendre au sérieux.
Mon dernier mot voudrait justement être pour le sérieux d’Alice Diop, pour le bouleversant sérieux de son cinéma. « Sérieux » est un mot impossible – et pas seulement parce que l’époque prendrait tout à la plaisanterie, parce qu’elle entend se défaire de ses drames comme on hausse les épaules, d’un mauvais rire qui se donne l’air d’en savoir long. « Sérieux » est d’ordinaire un mot qui tantôt verse du côté du pouvoir, de ces gestes solennels et réservés dont la gravité pèse sur le cours des choses, et qui tantôt au contraire afflige et stigmatise : dire d’un élève ou d’un travail qu’ils sont « sérieux » revient, sous la louange, à souligner discrètement qu’ils n’ont pas su s’élever jusqu’à l’aisance agile d’une rhétorique assez confiante pour se jouer des codes qu’elle maîtrise, d’une désinvolture ironique opposant son assurance de l’emporter à la vanité des règles communes. Le droit au sérieux est donc sévèrement mesuré, entre privilège et relégation : ici s’accaparer les choses sérieuses en prétendant du même trait que celles-ci ne sont pas bien graves, là renvoyer à leur esprit de lourdeur celles et ceux que l’inégale distribution des conditions ne fait pas rire, et qui pour cette raison même pourraient bien constituer un problème sérieux.
Contre cette partition qui sur ses faces adverses conforte les uns et dépossède les autres, me frappe chez Alice Diop l’entêtement à inventer à chaque nouveau film d’autre flexions du sérieux : faire lever ce que le mot recèle d’attention, de minutie, ce qu’il appelle d’exigence et de temps, de calme et de lente colère, ce qu’il promet d’avenir en présumant que les engagements pris ne l’ont pas été à la légère ; ne pas se priver, à l’occasion, de mettre aux lèvres face à l’impudence des ségrégations aveugles à elles-mêmes l’incrédulité d’un autre style de sourire (comme cette ponctuation de la langue d’aujourd’hui : « Sérieux ? »), inventer tout cela par les mots et l’image pourrait bien constituer une tâche politique, et cette tâche fait à mes yeux du cinéma d’Alice Diop l’une des oeuvres les plus nécessaires de notre temps.