« Nous sommes dans le bain. »
Ces mots, lancés par le sociologue Edgar Morin à son comparse réalisateur Jean Rouch à la fin de leur film Chronique d’un été (1961), trouvent de nombreux échos dans A Transformação de Canuto, documentaire brésilien réalisé en 2023 par un autre duo de cinéastes, Ariel Kuaray Ortega et Ernesto de Carvalho. Le film, récompensé par le Grand Clap du Festival de cinéma latino-américain de Paris [11] [11] A Transformação de Canuto a également reçu le Grand Prix Nanook-Jean Rouch au Festival Jean Rouch, ainsi que le Prix du meilleur film et le Prix de la contribution artistique exceptionnelle à l’International Documentary Film Festival Amsterdam (IDFA). , naît de l’immersion de ses réalisateurs durant dix années au sein d’une communauté Mbyá-Guarani située dans la forêt atlantique, à la frontière du Brésil et de l’Argentine – communauté à laquelle appartient Ariel. Quatre cinéastes « dans le bain » : de Jean et Edgar à Ernesto et Ariel, le bain en question a changé de nature, mais l’image est toujours aussi éclairante. Elle interdit à l’anthropologue de faire de cette communauté un grand « Autre » objectivé, et elle nous invite à embrasser dans un même regard le film et l’espace réel au sein duquel il a été produit. Cet espace géographique et social entoure la caméra, et avec elle les deux cinéastes, bien conscients de leur statut d’acteurs du documentaire en train de se faire, au même titre que les Mbyá-Guarani qu’ils filment.
C’est donc en termes spatiaux qu’il nous semble le plus aisé de saisir la structure complexe, proprement « docufictionnelle », de A Transformação de Canuto. Au cœur de cette œuvre, comme à l’intérieur d’un écrin formé de plusieurs strates, il y a le projet de réaliser un film avec les habitant·e·s du village. La fiction collective qui en résulte, et dont plusieurs fragments jalonnent le documentaire, raconte l’histoire de Canuto, un ancien du village qui, quelques décennies auparavant, se serait transformé en jaguar peu avant de mourir. Cependant les entours de cette première entreprise cinématographique ne sont jamais loin : repérages, casting, projections et discussions de plateau filmées au caméscope sont régulièrement inséré·e·s dans la narration, formant une deuxième « couche », documentaire cette fois. Enfin, ces séquences de making of sont elles-mêmes débordées par un projet documentaire plus vaste. Il s’agit pour les cinéastes de donner à voir le quotidien de cette communauté, son organisation, ses lieux et son histoire – une histoire marquée par la lutte pour la défense de son territoire, contre la violence du régime militaire brésilien dans la seconde moitié du XXème siècle.
Pourtant, une fois ces différents niveaux de lecture identifiés – la fable ; son making of ; l’environnement et l’histoire dans lesquels iels s’inscrivent – la structure commence aussitôt à prendre l’eau, et une forme hybride naît de cette contamination mutuelle. Au milieu du film, un long plan fixe montre un écran de cinéma suspendu au plafond de l’école du village. Sous l’effet du vent qui s’engouffre dans le bâtiment ouvert sur l’extérieur, la toile ondule puis se soulève lentement, jusqu’à dévoiler, quelques dizaines de mètres plus loin, la forêt tropicale. Constamment, à l’arrière-plan du film en train de se faire, se dessine la vie de cette communauté Mbyá-Guarani. Les différents niveaux de réalité communiquent : la fable n’est qu’un voile léger et perméable, ne dissimulant jamais tout à fait le réel.
A Transformação de Canuto ne met donc en place ce dispositif particulier que pour le réinterroger et en brouiller les frontières. Telle est la marque caractéristique de l’ouverture formelle que cultivent les deux cinéastes : la circulation permanente du dedans vers le dehors du film, de la fiction vers ce qui l’entoure et la nourrit. La séquence très joyeuse du casting, organisé pour choisir quel enfant du village incarnera le jeune Canuto à l’écran, en est un bon exemple. Loin de ne constituer qu’une étape préalable au tournage en tant que tel, cet épisode célèbre l’euphorie des enfants qui se prennent progressivement au jeu du film, et au plaisir d’imiter l’homme-jaguar dont on leur parle depuis des années. En un clin d’œil, le temps d’un cut, le charme de l’incarnation opère, et cette séquence off se mue délicatement en un instant de fiction suspendue : un enfant-bête s’approche silencieusement d’un enfant-proie, avant de lui sauter au cou. Le jeu qui, quelques instants auparavant, aurait pu nous paraître accessoire, annexe par rapport au cap que semblait s’être fixé le film, devient alors le centre de l’attention.
Il s’agit donc pour les spectateur⸱trice⸱s d’apprendre peu à peu à décaler leur regard, mais également de composer avec l’incertitude, comme en témoigne la suite du film. L’enfant que choisissent finalement les réalisateurs s’impose sans hésitation : il est le chasseur de la bande, le plus habile quand il s’agit d’évoluer seul dans la brousse et de piéger les oiseaux. Sans préambule, la séquence suivante le montre en pleine nature, cultivant ainsi le doute quant au statut à attribuer à la réalité filmée – doute qui ne nous quittera qu’à de rares moments par la suite. Sommes-nous devant une scène qui documente la pratique de la chasse de cet enfant hors du commun, ou est-ce déjà le personnage de Canuto que nous voyons en action ? En d’autres termes, le film a-t-il commencé ? Question futile : que « ça tourne » ou que « ça ne tourne pas », l’important, c’est que ça joue.
Une modulation similaire survient plus tard dans le film, après qu’un jeune homme du village a été choisi pour jouer Canuto adulte. La séquence s’ouvre sur un plan large qui montre le personnage s’approcher d’une rivière, à quatre pattes, et y boire comme un animal. « Coupez ! » Jugé trop timoré, l’acteur se fait voler la vedette par Ariel qui, passionné, décide de lui montrer lui-même comment boirait Canuto : goulûment, à même la flaque comme un vrai jaguareté. Par un glissement, le réel s’impose sur la fiction ; le making of devient le lieu de surgissement du véritable Canuto qui, à nouveau, est passé d’un corps à l’autre comme par magie, sous nos yeux, et sous l’œil étonné des membres de l’équipe technique.
Mais les transformations de Canuto ne revêtent pas qu’une dimension physique. Ce corps complexe, jamais tout à fait saisi, est comme élastique, car toujours modelé par la parole. À travers un film d’enquête cherchant à reconstituer son histoire, les cinéastes commencent par interroger les témoins, directs ou indirects. Parole de première main ou rapportée, l’histoire de Canuto a déjà été transmise oralement à la communauté lorsqu’elle nous arrive. On rassemble alors les paroles : Canuto vivait éloigné du village, il s’absentait de plus en plus, il ne se lavait plus, il s’est transformé en jaguar, il a été tué… Parfois les récits s’accordent, parfois ils se contredisent, et certaines questions restent non résolues, en premier lieu celles que formule Ernesto : Comment était-il vraiment quand il était transformé ? Comment étaient ses pattes ? Ses dents ?
Ce rassemblement de paroles, en particulier au début du film, signale que l’intérêt des cinéastes porte à la fois sur l’histoire de Canuto et sur les récits eux-mêmes, sur la manière dont ils mettent en forme et répètent cette histoire. Car c’est au moment où le grand-père d’Ariel tombe malade que le film débute. L’urgence est là : il faut sauver cette histoire et enregistrer les mots de celles et ceux qui l’ont faite et la font toujours exister. Le film vient comme trop tard et se contente de restes, de reprises. Vite ! Il faut archiver, sauver, à la manière du cinéaste québécois Pierre Perrault dans son premier film Pour la suite du monde, remettant en scène la traditionnelle pêche au marsouin à l’Isle-aux-Coudres, alors que ceux qui l’ont pratiquée sont en train de disparaître.
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Vite, mais pas trop. Le film prend son temps et laisse se dérouler un système d’allers-retours au long cours. Nous partons du récit parlé, vers le film, jusqu’aux débats que provoque son visionnage dans la salle commune.
Ces récits pluriels et fragmentaires forment les racines du re-enactment paradoxal mis en scène dans le-film-dans-le-film. Paradoxal, car la question du lien entre le modèle et la copie est problématique, puisque le modèle lui-même est multiple et insaisissable. Mais plus le film avance, et plus l’authenticité et la fidélité d’abord affirmées – il s’agit de vivre comme Canuto, de vraiment se sentir comme lui, de ne pas se laver comme lui – semblent passer au second plan. C’est peut-être que le re-enactment est moins ici reprise ou répétition que remise en débat. Remettre cette histoire en jeu – la ré-acter au présent – en fait une question, un dialogue et permet aussi de voir comment elle interroge le présent.
Bien sûr, à travers ce récit, c’est le groupe qu’on interroge, en soulignant comment la communauté se réunit autour d’un récit et est fédérée par lui. Comme Pierre Perrault, qui s’intéressait en premier lieu au « conte » de la pêche que transmettent les anciens du village aux plus jeunes, les deux réalisateurs s’attachent à documenter comment les traditions orales structurent les imaginaires. C’est que le dispositif fait se chevaucher des temps multiples et les mémoires multiformes des cinq générations qui ont acheminé cette histoire jusqu’à nous Mais quel est le sens de ce récit pour ce groupe ? Pourquoi ce mythe a-t-il été transmis ? Les répétitions et reconstitutions « travaillent » l’histoire de cette figure subversive sans arrêter de réponse à ces questions, sans amener ni explication ni interprétation du mythe. Si savoir qui est Canuto demeure la question centrale, c’est en raison de sa valeur heuristique : elle est plutôt le moteur de l’enquête que sa fin.
L’énigme semble de toute façon impossible à résoudre. C’est ce qu’exprime la fin brutale du film, à la fois non-finie et sur-finie, contrastant nettement avec le long démarrage qui posait petit à petit, en prenant son temps, ses enjeux et son dispositif. En off, Ariel adresse une lettre à Ernesto, lui demandant de revenir terminer le film. Une nouvelle séquence de fiction débute. Le médecin du village y est mis en scène pour la première fois, incarné par Ernesto. Il interroge un membre de la communauté : Qu’est-il arrivé à Canuto ? Il voudrait rouvrir la tombe pour ausculter le cadavre de son regard scientifique. Mais d’une simple phrase, un homme debout face à la caméra lui refuse cet accès. Deux plans, une question, un refus : le film se clôt. Nos attentes et notre curiosité resteront, pour toujours, insatisfaites.
Notons que les trajectoires de personnages que le film tisse entre elles ont d’ailleurs pour point commun l’ensevelissement, et l’élan vers la terre – laquelle est un élément central du film. La figure de Canuto, une fois enterrée, se dérobe à jamais à nos regards ; le personnage du grand-père s’efface peu à peu et finit par mourir lui aussi, avant d’être mis en terre dans la forêt. Enfin, Ariel lui-même semble peu à peu contaminé par une force qui l’attire vers le sol. Mouvement du chasseur-jaguar qui rampe presque ; mouvement du cinéaste ivre qui va jusqu’à se rouler par terre au milieu d’une soirée et qui, comme pris d’un accès de fièvre, saisit le pied d’un de ses amis pour l’embrasser ; mouvement de sa main qui creuse le sol et badigeonne d’une terre neuve les murs de l’opy, le temple du village rénové pour abriter un temps la dépouille du grand-père… Le documentaire se mue en un compagnon de route pour les villageois. Au gré des évolutions de la communauté, il glane des fragments de réalité : le film et le collectif se cimentent l’un et l’autre.
Et gardons à l’esprit que le rapport à la terre, au territoire, est en même temps toujours politique. Et de se souvenir que l’hommage rendu au grand-père – qui clôt presque le film – porte bien sur cet enjeu-là : comment celui-ci a défendu les terres alors que la dictature militaire menaçait de les confisquer, comment celui-ci a préservé la communauté des exactions alors que cette même dictature massacrait les autochtones. Pendant cet hommage, le souvenir de l’ouverture du film, deux heures plus tôt, nous revient en mémoire : sur une route, le grand-père parlait fièrement de la communauté, riche de ses vingt-deux familles – « Et quelles familles ! » – avant de monter dans une voiture et de sortir du cadre, filmé à la fois par la cheffe opératrice Camila Freitas et par Ariel.
Au fil d’un chemin dont il prend toujours plaisir à s’écarter, A Transformação de Canuto dilue ses propres frontières dans l’effervescence de la création collective. Documenter n’est pour les cinéastes qu’un premier pas : on pourrait dire qu’ils s’attachent à labourer le réel, cultivant au moment du tournage, et à nouveau au moment de la projection, le terreau fertile du commun. Ainsi les histoires à demi oubliées sont-elles remises « dans le bain », afin d’infuser, peut-être, dans les luttes présentes et futures.