La Prisonnière de Bordeaux, Patricia Mazuy

Se payer le luxe

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le 11 septembre 2024

Pour incarner l’étrange relation entre deux femmes imaginée par les scénaristes Pierre Courrège et François Bégaudeau, Patricia Mazuy a choisi le duo d’actrices formé par Isabelle Huppert et Hafzia Herzi – déjà employé par André Téchiné au début de l’été dans Les Gens d’à côté. Cette relation naît au parloir d’une prison où Alma, ancienne danseuse classique, accueille Mina, une jeune mère narbonnaise qui cumule les petits boulots, dans sa riche demeure bordelaise. Étrange relation, car Mazuy s’évertue à prendre à rebours les attendus d’un tel récit et la façon qu’elle a de faire incarner ces personnages.

Antagonisme

La rencontre entre ces deux femmes et l’amitié qu’elles semblent développer n’aboutit aucunement à une négation de leurs différences. Au contraire, l’écart entre leurs conditions matérielles – leur antagonisme de classe pour grossir le trait – demeure l’un des médiateurs structurants de la relation. Femme de neurochirurgien, Alma permet à Mina de travailler comme blanchisseuse dans la clinique de son mari. Lorsqu’elle lui rend visite dans la buanderie où les blouses s’amoncellent sur des rails, Alma découvre un lieu qu’elle n’a jamais fréquenté jusqu’alors, un espace exigu dont les lignes de force tendent à séparer les deux femmes. Cette étrangeté à l’égard de l’espace ne semble pas avoir lieu d’être pour Mina. Lorsqu’elle rencontre la domestique de la riche demeure, elle reconnaît immédiatement son accent slovène. Alma est définie comme une oisive alors que Mina ne peut s’empêcher de cuisiner ou de passer l’éponge derrière elle. Alors que ces deux découvertes pourraient donner lieu à une épiphanie compassionnelle, elles ramènent finalement chacune à sa captivité sociale.

Par le prisme de sa rencontre avec Mina, on mesure l’incompétence d’Alma pour les gestes du quotidien, qu’elle prend toujours avec légèreté. Cette femme, qui par le mariage s’est séparée de toute vie active, demeure l’image figée du portrait d’elle rangé dans une pièce inutile. Alma est une prisonnière au sens proustien, une femme d’intérieur, captive d’un désir masculin cristallisé et lui-même absent, reclus derrière les barreaux. Mina apparaît d’abord hors-champ : on entend son esclandre à l’accueil de la prison, puis son visage, lorsqu’elle feint un évanouissement. Pour Alma, que nous avions suivie jusque-là, les autres femmes au parloir sont une toile de fond : elle n’y prête guère attention. D’ailleurs, l’incarcération est, pour Alma et son milieu, un fait exceptionnel, comme l’indique l’étonnement de Mina lorsqu’elle apprend que Christopher purge « seulement » six ans de peine pour homicide involontaire.

Le précédent film de Patricia Mazuy, Bowling Saturne (2022), prenait le parti d’axer son intrigue autour de personnages qui revêtaient simultanément une forte charge symbolique en exprimant des émotions hyperboliques. Les protagonistes s’y trouvaient habités d’un mal héréditaire, signe d’une violence prédatrice qui annihilait leur entourage. C’est en reflet de cette caractérisation que Patricia Mazuy optait pour une photographie radicale, saturée de couleurs chaudes. Au contraire, La Prisonnière de Bordeaux suit la ligne de crête de l’ambiguïté. La cohabitation des deux femmes, qu’Alma désigne elle-même comme des « codétenues », se fonde sur des non-dits et surtout sur un rapport spécifique au mensonge. Alma ne cesse de raconter sa vie avec Christopher et fait part à Mina de son agacement face à ceux qui hésitent à demander la raison de l’incarcération de son mari. Mais ce récit, raconté crûment, du moins en apparence, ne cesse de s’étoffer tout au long de l’intrigue : les omissions d’Alma se comblent peu à peu, omissions auxquelles s’ajoutent la quantité de mensonges qu’elle répand. Ce mouvement de révélations a pour effet d’entourer le personnage d’Alma d’un certain mystère, noué en partie autour des intentions qui la guident. A contrario, Mina ne s’étend pas sur son passé, tait à ses enfants et à Alma les maux qu’elle traverse, et l’envenimement de la situation (Mina quitte Narbonne pour s’éloigner de Yacine, un ancien associé de son mari, paranoïaque persuadé que Mina et son mari l’ont doublé).

L’œuvre d’art à l’heure de sa marchandisation

En incise, la scène d’ouverture du film suit Alma se laisser aller à quelques pas de danse chez un fleuriste. Avant de révéler son visage, Mazuy suit le reflet des pas gracieux d’Huppert dans les miroirs déformants du plafond de la boutique où les mouvements de l’actrice se fondent dans les teintes des fleurs. L’effusion de couleurs s’oppose à l’obscurité de la demeure d’Alma que l’on découvre à la fin de la séquence. Lorsque la riche femme entre chez elle, elle s’arrête devant un mur nu, sous un escalier majestueux, dont quelques traces indiquent qu’un tableau l’a décoré. Ce tableau revient sur ce même mur dans la suite de l’intrigue : il s’agit d’une œuvre de l’artiste italien Mimmo Rotella, connu pour ses collages d’affiches publicitaires et de films arrachées, dont les strates provoquent des associations nouvelles. Mina et ses enfants contemplent à plusieurs endroits cette toile magistrale, et l’un d’eux se prend même à reproduire le style de l’artiste italien dans l’un de ses dessins.

Pour Alma, ce tableau revêt une signification particulière : il lui a été offert par Christopher pour s’excuser de l’une de ses tromperies. Mais, au lieu de se racheter, c’est Alma que Christopher achète. En ce sens, elle se trouve comme vinculée à son mari par le prisme de cette œuvre. Pour autant, au fur et à mesure du film, la collection de Christopher change de valeur : alors qu’elle portait un sens symbolique, marquant à la fois un ascendant social sur Mina et ses enfants et un sens personnel, biographique, qu’Alma se plaît à raconter, l’œuvre de Rotella, comme les autres qui peuplent la maison, constitue plutôt un placement financier et a vu sa cote augmenter. La sacralité de l’œuvre d’art, sa prédétermination symbolique, se dédit toujours par la valeur profane, économique, qui lui est conférée. Situation paradoxale en ce qui concerne Mimmo Rotella dont les toiles se construisent à partir de matériaux impropres. D’ailleurs, hormis la toile de Rotella, la plupart des œuvres acquises par Christopher ne sont même pas accrochées.

L’ouverture du film consiste en fait en une prolepse. L’absence du tableau sera expliquée à la fin : le mur nu est le produit d’un vol dont Mina est la complice. À force de subir le harcèlement de Yacine, Mina lui propose de lui ouvrir la propriété d’Alma pour qu’il s’empare du Rotella dont la valeur recouvrerait les pertes. Cela fait, Alma la retrouvera menottée dans la salle de bain. Pour se justifier, Mina prend pour prétexte la valeur symbolique du tableau, marquant l’asservissement d’Alma à son mari. À la suite de cette révélation, Alma instaure un certain jeu pervers : consciente de ce qui se trame, elle laisse durer l’attente de Mina, toujours attachée au radiateur, en déambulant dans la maison. Alma rejette finalement les arguments de Mina : « C’est mon tableau ! » lui oppose-t-elle tout en rappelant qu’elle aurait pu dérober une toile de plus haute valeur dans sa collection.

La séparation des deux femmes intervient après l’annonce de la libération anticipée de Christopher qui semble autant causer de la peine à Alma que la rétablir dans son habitus. Marginalisée par l’incarcération de Christopher, Alma fête ses retrouvailles avec le milieu bourgeois, retrouvailles qui marquent un écart, un autre régime de fausseté, avec sa relation avec Mina. D’ailleurs les invités présument, lorsqu’ils rencontrent Mina, qu’elle ne peut être rien d’autre qu’une nouvelle domestique. D’un coup, Mina se retrouve filmée en plan large alors que le film restait jusqu’alors proche de ses personnages : la mise à distance de Mina signale sa relégation. Ainsi l’ensemble du film se structure-t-il dans une dialectique entre la valeur symbolique et une sorte de valeur pécuniaire ou prosaïque des objets, des gens ou des œuvres. En quelque sorte, la nostalgie personnelle d’Alma, qui se nouait autour des différents sens que prenaient ses tableaux, se substituait à sa conscience de classe et pacifiait un antagonisme qui rejaillit étrangement. Mina prétend rendre service à Alma en la séparant de ce tableau qui la soumet. Alma feint un détachement à l’égard de ses biens dont la perte la rend furieuse.

Cabotinages

Lors de cette séparation, l’illusion visible du cabotinage des deux femmes (les deux personnages, les deux actrices), qui feignent toutes deux d’ignorer la réalité, finit par tourner court. Là où Herzi déploie un jeu plutôt naturaliste, quoique par moments extravagant, Huppert, par son exubérance, se montre sans cesse à côté de la plaque. À la dernière Berlinale, A Traveller’s need d’Hong Sangsoo présentait aussi l’actrice de Madame Bovary dans un rôle empreint de comédie. Connue en partie pour son jeu glacial, cette figure intraitable de femme maîtresse de ses émotions, Huppert modifie la persona qu’elle s’est bâtie dans les années 2010pour l’acheminer vers quelque chose de loufoque [11] [11] Le film retrouve la folie douce qui composait le jeu d’Isabelle Huppert dans La Cérémonie de Claude Chabrol. Par ailleurs, les deux films partagent un cadre provincial et l’idée d’une infiltration familiale où la demeure bourgeoise se retrouve peuplée par des classes sociales étrangères à l’ordre de la famille bourgeoise. . C’est le cas dans La Prisonnière de Bordeaux où le grain de folie de l’actrice renvoie à cette ambiguïté qui la constitue. Par sa maladresse ou son délire verbal, Alma-Huppert esquive la réalité et se complaît dans une sorte d’illusion, celle d’un jeu qui se donne à voir comme tel. Cette représentation de soi va de pair avec son passé de danseuse, celle d’une femme de spectacle, en spectacle. Sans doute l’attrait qu’elle éprouve pour Mina se recoupe-t-il autour de la façon dont la jeune femme cède parfois au mensonge et à une sorte de fantaisie : ainsi se demande-t-on si le cabotinage de Mina, lorsqu’elle mime son évanouissement, n’est pas le point de départ de leur relation.

Quel est donc ce jeu de dupes auquel se prêtent Alma et Mina ? Un jeu fait d’omission et de trahison, dont les deux femmes semblent pourtant pleinement conscientes. La perversité de la situation vient justement de sa fugacité, du fait que leur cohabitation est périssable, soumise à la libération de leurs époux respectifs. Lorsque Mina s’empare de son SUV pour s’enfuir avec ses enfants, Alma laisse sur son répondeur le message suivant : « Garde-le si ça permet de me payer le luxe de ne plus te voir. » Le luxe, défini comme ce dont le coût excède le bénéfice, pourrait caractériser l’ensemble des motivations d’Alma et, en ce sens, expliquer cette sorte de générosité dispendieuse à l’égard de son invitée. En effet, tout le long du film, Alma dépense sans compter pour accueillir Mina et ses enfants. Aux yeux de cette bourgeoise, Mina serait un moyen de passer le temps, une compagne de jeu. Lorsqu’Alma rend visite à son mari, elle soliloque face à un homme mutique quand Mina continue d’avoir avec le sien des discussions et une relation érotique. L’espoir fugitif d’Alma, celui de s’évader sans trop de conséquences de sa condition sociale, se solde par une sortie de route : Alma achète un camion, y entasse ses tableaux et disparaît. Ce geste inconsidéré, rupture radicale avec ce qu’a été sa vie, prouve peut-être que cette brève cohabitation avec Mina n’a pas été stérile. Par son geste, la jeune femme a jeté une lumière nouvelle sur la vie de son aînée : Mina est prisonnière de sa précarité, mais l’environnement raffiné d’Alma ne dépendait que de son mari. Si le luxe se paie, c’est qu’il coûte.

La Prisonnière de Bordeaux, un film de Patricia Mazuy, avec Isabelle Huppert, Hafsia Herzi, Noor Elsari, William Edimo...

Scénario : Pierre Courrège, François Begaudeau, Patricia Mazuy, avec la collaboration de Emilie Deleuze / Image : Simon Beaufils / Montage : Mathilde Muyard / Musique originale : Amine Bouhafa

Durée : 1h48.

Sortie française le 28 août 2024.