En mettant en scène la trajectoire de Wakato qui vient de perdre brutalement l’homme qu’elle aime, La Mélancolie, deuxième long métrage de Takuya Kato a, à première vue, tout du mélodrame des plus ordinaires. Toutefois, à ce postulat, le réalisateur ajoute une donnée importante : Kimura, l’homme en question, n’était pas son conjoint, mais son amant. Dès lors, l’originalité du film tient dans sa manière de ne pas traiter le drame comme une fin en soi (un événement dont découlerait implacablement le malheur de la protagoniste principale), mais comme un problème dévoilant un jeu d’interrelations problématiques.
Alors qu’il et elle partent chacun·e de leur côté après avoir déjeuné ensemble dans un restaurant, la caméra suit Wakato au téléphone, reprenant sa vie ordinaire, quand retentit soudainement le bruit de l’accident : une voiture vient de percuter Kimura. laissée hors champ, la brutalité de l’événement est comme absorbée par la mise en scène tout en retenue [11] [11] La vision de l’accident est en effet très brève, quand Wakato regarde au loin le corps de Kimura, celui-ci est immédiatement plongé dans le flou. . La scène est frappante, non pas en tant que déchirement dramatique, mais parce qu’elle représente un étrange moment de suspension : Wakato, déboussolée, paraît étrangère à la mort de l’homme qu’elle aime. Cette réaction à première vue difficilement compréhensible, tant les deux personnages semblaient complices lors de leur escapade, trouve peut-être son explication au cœur du plan séquence. En effet, un même travelling suit tout d’abord le couple ensemble à la sortie du restaurant, puis la caméra accompagne Wakato, seule, qui répond sans attendre à un appel de son mari, actant ainsi son retour à la vie conjugale. En montrant de cette manière la femme passer du rôle d’amante à celui de conjointe, le film insiste sur l’inscription de chaque relation amoureuse dans un monde social fait de règles et de conventions. Il faut alors attendre que Wakato ait le dos tourné à la caméra pour qu’elle se mette à pleurer, comme s’il y avait là le surgissement d’une émotion interdite, forcée d’exister à la marge.
On pourrait voir ici l’éternel retour de l’opposition entre ce que les Japonais appellent giri (l’obligation sociale) et ninjo (les sentiments humains) qui structure l’intrigue de nombreuses pièces de théâtre traditionnel japonais et que le cinéma à largement repris à son compte. À l’exception près qu’il n’y a pas ici de confrontation directe : la structure sociale qui gouverne les habitudes des personnages rend impossible l’expression même des sentiments. L’émotion reste donc contenue, sur le seuil, et donne à la femme un air absent, notamment lorsque Fuminori, son mari, évoque une série de projets conjugaux censés raviver leur couple (envie d’enfant, achat d’une maison). Elle peine à s’accorder à son environnement, comme en témoigne la mise en scène en plan resserrée qui suit son point de vue, limitant chaque espace à des zones impersonnelles. Cette inadéquation n’est toutefois pas synonyme de repli sur soi, car Wakato paraît constamment en mouvement, mue par le sentiment de perte, à la recherche des traces de son amant (elle revisite certains lieux qu’il et elle occupaient ensemble, puis se rend à Yamanashi, ville d’origine de Kimura). Seulement, elle se déplace d’un pas hésitant – suspicion de son entourage oblige – et le récit avance avec incertitude, laissant les tensions provoquées par le drame initial en suspens jusqu’au dénouement. Cette présence latente des affects, l’opposition entre leur caractère instable et le cadre froid dans lequel ils surgissent, constitue le cœur du film.
Il faut dire que l’amour n’est pas tant une affaire de relation instituée qu’un sentiment fluctuant. C’est du moins cette dimension volatile qui semble intéresser le réalisateur. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait penser, je ne vois pas d’opposition fondamentale entre la relation que Wakato a avec Kimura et celle qu’elle entretient avec Fuminori [22] [22] Contrairement à dans Asako I & II (pour prendre un exemple dans le cinéma japonais contemporain), je ne vois pas ici d’opposition entre une forme d’amour-passion et un amour plus raisonnable, qui s’incarnerait dans le quotidien. , si ce n’est que l’amour s’incarne dans chaque couple à des moments différents et à des degrés divers. Si ses sentiments pour son mari se sont étiolés, ils n’ont pas moins existé – si l’on en croit les propos de ce dernier – sous une forme proche de ceux qu’elle a pour son amant. Lorsque Fuminori emmène son épouse à l’aéroport pour se rappeler les moments où, complices, il et elle observaient les avions ensemble, un flashback montre Wakato effectuant le même rituel avec son amant. Si le montage oppose la froideur de la relation conjugale actuelle avec la douceur de la liaison passée, il rapproche également les deux couples en montrant qu’ils avaient des habitudes similaires. Un peu plus tard, alors qu’il et elle célèbrent leur anniversaire de mariage, Wakato et Fuminori paraissent même redevenir amants. L’alcool aidant, le couple s’émancipe alors du poids des conventions par le jeu et le corps (l’homme porte ses nouvelles chaussures à ses mains, l’occasion pour elle et lui de débattre de leur odeur de pieds respective) et retrouve une certaine affinité. Parce que l’amour se manifeste dans cette manière d’occuper l’espace ensemble et de se chercher mutuellement, il se déplace sans cesse et résiste à toute forme d’institutionnalisation. Il n’est donc pas surprenant d’apprendre que la plupart des personnages ont ou ont eu une liaison adultère – comme Fuminori qui trompait sa première épouse avec Wakato, qu’il trompe à son tour avec sa première épouse…
Il est étonnant de trouver cette forme de marivaudage dans un mélodrame, genre qui a pour habitude d’appuyer le caractère implacable de l’ordre des choses. Sauf qu’au lieu de s’intéresser aux joies de l’adultère (naissance d’une passion, goûts du secret et de l’interdit), le film montre plutôt ces liaisons en proie à une certaine standardisation. On l’a dit plus haut, leur nombre les banalise : malgré un fort contrôle social, chacun·e exerce son amour en dehors du cercle conjugal. Mais au-delà de la récurrence, c’est la grammaire même de ces relations qui est conventionnelle. Il n’y a ainsi pas de réelle surprise quand Wakato rejoint Kimura dans un train pour partir en glamping [33] [33] On trouve ici un amusant écho au Mal n’existe pas sorti quelques mois plus tôt. . À cet égard, la destination fait état d’une certaine uniformisation de la société, tant le confort offert par ce camping de luxe annule toute possibilité d’imprévus, aussi synonymes d’aventures. L’endroit relève du non-lieu, tout comme ceux qui sont associés au couple : aéroport, hôtel, restaurant – tous ayant une apparence aseptisée, sans histoire. Certes, on pourrait alors dire que l’important n’est pas le cadre, mais la manière dont on l’habite, sauf que leur relation semblait déjà perdre en spontanéité : après s’être offert chacun·e une bague pour officialiser leur union (comme si malgré le caractère illégitime de leur relation il fallait nécessairement en passer par là) Kimura suggère à Wakato de lui offrir le même cadeau qu’à son mari. Le ton employé est certes plaisantin, mais ce qu’il dit est symptomatique : chaque relation est comme vouée à la reproduction du même.
Kato explique en entretien avoir voulu, à travers la trajectoire de son personnage principal, traiter de la question de la responsabilité, contre un certain détachement de la société japonaise [44] [44] « Entretien avec Takuya Kato », dossier de presse. . Il faut alors dire que Wakato paraît être comme le produit de l’environnement impersonnel décrit plus tôt, où chacun·e exécute son rôle selon une partition sociale ordonnée. La mise en scène paraît quant à elle, dans un mouvement dialectique, viser au renversement de ce cadre en accentuant son austérité (la lumière est froide, les plans sont relativement longs) jusqu’à pousser chaque situation à un point limite. Ainsi, si le film est en grande partie rythmé par les retours à l’appartement de son personnage principal – qui donne l’impression de tourner en rond, prise dans ses « obligations » de femme au foyer – c’est en étant confronté à l’impasse que représente son mensonge qu’elle va sortir de sa condition. Lorsqu’elle part à la recherche de la bague offerte par Kimura qu’elle a égaré, le film nous montre Wakato en train de retraverser les lieux dans lesquels elle était quelques minutes auparavant ; ceux-ci sont alors vu sous un autre point de vue, comme si elle sortait petit à petit de son apathie et se reconnectait au monde. Cela aboutit à ce moment où seule dans le sauna d’un hôtel près de Yamanashi, elle plonge la tête dans l’eau chaude. La caméra quitte alors sa fixité habituelle pour éprouver les mouvements de son héroïne et donne ainsi, au moment où elle sort de l’eau, l’impression d’assister à une renaissance. L’image est peut-être banale, mais, en montrant le personnage en train de reprendre contact avec son corps et ses émotions, elle amène le film vers sa résolution.
Dans la séquence finale Fuminori confronte Wakato à son infidélité en présentant la bague mentionnée plus tôt comme preuve. Si dans un premier temps, la femme nie devant l’évidence, le mensonge, pris dans la longueur du plan, s’avère intenable. La situation de malaise, ici poussée à l’extrême, pousse le personnage dans ses retranchements et la conduit à avouer ses sentiments ; à son mari certes, mais peut-être avant tout à elle-même car, pour la première fois, nous la voyons pleurer plein cadre. Avant toutefois que les larmes ne débordent, Wakato quitte le champ en se réfugiant dans une pièce attenante, ce qui occasionne une coupe. Nous retrouvons ensuite l’homme et la femme assis sur un canapé en train de discuter de leur relation, s’avouant qu’il et elle ont été « meilleurs amants que conjoints ». La discussion paraît sincère, mais la manipulation n’est pas loin en ce qui concerne Fuminori, tout attaché qu’il est à la préservation du couple. Alors que l’issuede la scène laisse la porte ouverte à une possible ré-union, le plan qui suit montre l’appartement en plein déménagement et acte ainsi la séparation. C’est dans ces brèches offertes par le montage que le personnage exerce sa liberté, contre l’ordre social et le devenir-marbre que représentait quelques minutes plus tôt la veuve de Kimura – filmée uniquement de dos, statufiée dans son rôle d’épouse. Dans un épilogue solaire, la caméra virevoltante et une musique aérienne accompagnent Wakoto au volant de sa voiture [55] [55] Fly On, le titre international, me semble en cela plus proche du mouvement et des affects du personnage principal que le titre français. , débarrassée de toute contrainte : elle file vers un avenir à bien des égards incertain, mais dont elle sera la seule responsable.