Je ne résiste pas à l’envie de faire, en préambule, une brève précision sur le fait que je ne suis jamais très à l’aise quand il s’agit d’écrire sur la couleur, et qu’à mon avis je ne suis pas le seul, que c’est là une convention critique (et même historique) à laquelle je me plie seulement sans broncher. Avec la couleur vient le soupçon que la critique de cinéma ne devrait pas s’attarder sur une chose terriblement visible, simple, évidente (l’inverse de la mise en scène, qui elle n’est ni scientifique ni technique, invisible si l’on veut, et donc chasse gardée de la critique). Commenter la couleur et la lumière (au cinéma c’est souvent la même chose), ce serait être aveuglé par ce qui compte le moins au cinéma, par le tape-à-l’œil, le décoratif. Mais ici il m’a semblé que c’était l’angle le plus juste, sans doute car j’en tire des idées un peu plus générales sur le récit et les personnages de ce très beau film. Sans doute aussi parce qu’il y a là un film (et un cinéaste) où l’on s’approche ce que Jean-Claude Biette appelait, prolongeant des souvenirs de discussions avec Serge Daney, une « pensée de la couleur [11] [11] « Annoncer la couleur », Trafic, n°37, mars 2001, pp. 55-58. ».
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Il y aurait, dit-on, 28 pays dans le monde possédant un drapeau tricolore bleu, blanc, rouge. Ce sont des couleurs qui vont bien ensemble : elles ne sont pas complémentaires, elles sont vestimentairement faciles à associer, etc – le rouge et le bleu sont, aussi, deux couleurs primaires (la troisième étant le vert, ou le jaune). On sait également que les couleurs du drapeau français, comme de tous les drapeaux, n’ont pas d’interprétation fixe, sinon mythique ; on sait que les couleurs n’ont jamais de signification univoque, plutôt des connotations.
Le bleu, le blanc et le rouge sont les couleurs d’Anora de Sean Baker – dès le générique, où les corps quasi-nus des danseuses sont teintés par des lumières chromatiques tantôt rouges, tantôt bleues, alors que le titre clinquant, brillant, du film, s’affiche, en gros caractères rouges. Trois couleurs qui participeront à la composition des plans du film, trois taches qui couvriront sans cesse l’écran – le bleu de la nuit, le rouge de l’écharpe, le blanc de la neige qui, petit à petit, alors que l’on s’enfonce dans l’hiver new yorkais, s’infiltre dans les plans, jusqu’à ce final depuis l’habitacle d’une voiture garée dans une ville couverte d’une fine couche blanche.
On gardera donc les couleurs de ce film tricolore comme celles de quelques drapeaux qui forment le fond de ce film : le drapeau américain évidemment, le drapeau russe aussi. Situant son intrigue en 2018 [22] [22] C’est une constante remarquable des films de Sean Baker de situer ses films dans un passé très récent : Red Rocket, sorti en 2021, se déroulait en 2016, dans les mois qui précédaient l’élection de Trump. – les débuts de Trump, l’avant-COVID, l’invasion Russe de l’Ukraine reléguée à un futur que le film ignore complètement –, Anora raconte un hiver dans la vie du personnage éponyme (elle préfère qu’on l’appelle Ani), une jeune strip-teaseuse Américaine d’origine ouzbèque (mais parlant le russe), interprétée par Mikey Madison qui, se prostituant occasionnellement pour arrondir ses fins de mois, noue petit à petit une relation avec le fils d’un important oligarque, russe lui aussi, avec lequel elle finit par se marier. Le film raconte quelques semaines de leur histoire d’amour, avant que les parents du prince charmant (Ivan, interprété par Mark Eydelshteyn) ne troublent cette idylle.
À sa moitié, le film change soudainement de rythme, de rapport au temps et à l’espace ; Ani et Ivan se sont marié·e·s à Las Vegas, ils passent leur temps à faire la fête et l’amour, mais les parents du jeune homme ne l’entendent pas de cette oreille. Toros (Karren Karagulian, qui apparaît dans presque tous les films de Sean Baker), mélange improbable d’un prêtre orthodoxe et d’un agent de réseaux mafieux, charge deux hommes, Igor (Yura Borisov) et Garnick (Vache Tovmasyan), de vérifier l’authenticité de ce mariage auquel il refuse de croire, et d’empêcher les amants de fuir. Ivan y parvient tout de même, tandis qu’Ani se bat de toutes ses forces pour leur échapper (blessant Garnick à la tête – une commotion qui sera un des fils rouges de cette seconde partie). Lorsque les gorilles débarquent dans l’immense manoir, le film se dérègle soudainement ; la physicalité du jeu de Mikey Madison passe de la danse et du sexe à la fuite et à la lutte ; les personnages ne traversent plus les Etats-Unis en un bref raccord, mais peinent à traverser le salon, et erreront finalement dans la nuit new-yorkaise à la recherche du jeune et grotesque garçon. Ils le retrouveront finalement dans le club où lui et Ani se sont rencontré·e·s – l’espace, dans cette deuxième partie, non seulement se rapetisse, mais se répète.
On piétine du verre et on glisse sur la glace, deux surfaces réfléchissantes à partir desquelles la lumière du soleil est parfois reflétée et diffractée, se décomposant en un prisme où dominent le rouge, le bleu (et, oui, j’avoue tout, le vert). Dans les scènes où les amoureux font l’amour dans le canapé (c’est ce qu’ils sont sur le point de faire quand les truands toquent à la porte), le soleil traverse les baies vitrées du manoir d’Ivan, la lumière se diffracte et l’écran est traversé de petites taches colorées ; de tels reflets chromatiques ne cessent de couvrir le cadre de ce film incontestablement brillant et clinquant, qui ne se s’interdit aucun gros plan sur des bijoux dorés ou argentés, sur des jetons de casino et des sous-vêtements luxueux de toutes les couleurs.
Il y a à mon avis un autre pays dans le viseur de Sean Baker, on pourrait dire le pays du cinéma, qui a lui aussi un drapeau tricolore – peut-être un drapeau rouge, vert et bleu, aux couleurs de la diffraction du spectre lumineux, puisque le cinéma peut être, aussi, une projection ou un reflet de lumière. Ou bien, si le cinéma a un passeport, un pays d’origine, ce pourrait être la France (à la fin du film, les personnages ne parlent plus russe ou anglais, mais français : « touché ») ; et Anora aurait comme horizon un cinéma d’auteur européen, dans son originalité, dans une forme d’intransigeance. Un camarade critique osait, à propos de Red Rocket (déjà du rouge), parler d’un mélange entre le pop art et le néo-réalisme – je ne trouve pas cela volé, même si pour Anora, on peut penser plus volontiers à Renoir, et à ses héritiers. Dans Anora les pays se mélangent comme on mélange des couleurs – les scènes de marche au bord de l’eau m’ont rappelé Nuits blanches sur la jetée (ou les Quatre nuits d’un rêveur), et alors c’est la Russie aux Etats-Unis, ramenée par la France. Anora est aussi un film où les Etats-Unis sont traversés d’Est en Ouest, de la surface à la profondeur, dans des détails culturels contemporains très bien pensés (la vaste sélection musicale, ou encore la présence dans un second rôle de l’actrice-influenceuse Ivy Wolk, à mon avis un personnage clé des contradictions de la culture populiste américaine contemporaine sur internet) mais où l’on entend beaucoup la langue russe, un russe parlé avec un accent américain (ou ouzbek – n’étant pas russophone, je l’ignore), un anglais américain parlé avec l’accent russe.
Or le cinéma de Sean Baker a toujours le même projet esthétique : on pourrait dire, réunir le rouge et le bleu. Des contrastes pastel de The Florida Project au retour au bercail d’un texan après une épopée californienne (c’est-à-dire un état démocrate, donc bleu, et un état républicain, donc rouge), c’est toujours la réunion (le mélange ?) difficile (impossible ?) qu’il recherche (qui l’obsède ?). En cela il est très américain – et en même temps un peu naïf. Alors il fait un film américain dont l’horizon culturel étranger est la Russie, à l’heure où les deux pays se font plus ou moins la Guerre (il aurait pu, s’il était opportuniste, choisir l’Ukraine), en utilisant l’arbitraire vexillologique des couleurs comme l’outil d’une réconciliation elle aussi arbitraire. Alors il croit encore au mélange du rêve rose bonbon et du réalisme social, à « l’amalgame des interprètes [33] [33] « Le réalisme cinématographique et l’école Italienne de la Libération », Qu’est ce que le cinéma ?, Ed. Cerf, p. 265. » dont parlait Bazin il y a des décennies. Ani porte dans ses cheveux, à peine une mèche, mais seulement quelques cheveux teintés – rouges, et bleus, alors coiffés ensemble, ils finissent par donner des reflets violets. Sean Baker, cinéaste mélangeur, cinéaste teinturier (en témoigne aussi le soin apporté aux costumes et aux maquillages) – comme il y a des cinéastes peintres ou poètes.
Mais sa naïveté se voit vite dépassée : son génie est de se situer toujours, non plus « avant la honte » (comme on le dit de celles et ceux qui devraient, justement, être honteux.ses), mais après la honte, de toujours jeter ses personnages dans une fuite en avant où ils traînent leurs défauts et leurs contradictions, mais derrière eux – comme un chewing-gum collé sous la semelle, dont on sait qu’il n’interdit pas de marcher. Après la honte, c’est-à-dire que la honte est dépassée, que les choses honteuses sont montrées en en détachant la honte. Les personnages la ressentent peut-être (l’entourage d’Ivan a honte de son mariage, Ani a peut-être, au fond, honte de son métier, mais surtout honte de la lâcheté de l’abandon d’Ivan, ou plutôt d’avoir naïvement cru en lui), et c’est la part réaliste ; mais le film, lui, n’en a guère, de honte, car les films ont leur propre personnalité, et leur propre tempérament (qui n’est pas exactement, mais forcément pas très différent, de celui des personnages). Il garde la tête haute quand les personnages baissent les yeux et accompagne soigneusement et subtilement leurs rares moments de noblesse (certains gestes d’Igor, notamment) – et c’est la part à la fois fantasmatique et politique.
Car c’est un film fortement politique : dans Anora, film bleu et blanc mais surtout rouge, il flotte un parfum léger, mais à mon avis facilement reconnaissable, de marxisme (la référence à la Russie sert peut-être aussi à évoquer un lointain souvenir communiste) ; son récit, celui d’une exploitation qui s’était déguisée (fétichisée ?) et se révèle dans toute son horreur, pourrait être résumé par cette phrase du Capital : « Il faut avouer que notre travailleur ne sort pas du procès de production dans l’état où il y est entré. [44] [44] Le Capital, Livre 1, PUF, p. 337. » Nous jouons ici sur les mots : Marx veut dire que le travailleur, qui se présentait sur le marché comme le possesseur de la force de travail, en ressort comme prisonnier du travail gratuit qu’il est forcé à offrir. Mais il est possible que cette trajectoire convienne aussi bien au film, où Ani, qui pensait être gagnante, se révèle elle-même fétichisée, victime d’une exploitation qui lui était invisible (et à la fin, dans la voiture, est-elle encore dans l’exploitation ? Quand il débute, le rapport sexuel avec Igor est-il un rapport marchand ? Et quand il se termine ?). Il est aussi possible que Marx lui-même joue sur les mots, dans ce passage presque lyrique où le capitaliste est comparé à un vampire suceur de sang – le sang, le rouge, toujours le rouge, surtout le rouge.
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Nous commencions par une brève réflexion critique ; on finira avec une légère subjection critique. On a lu partout que les scènes centrales de combat, de lutte, et tout ce qui s’en suit était hilarant : je n’ai, à titre personnel, pas trouvé le film très drôle (mais drôle, tout de même, par moments – surtout les gros mots de Toros), sûrement pas dans cette scène de home invasion terriblement longue. J’ai, au contraire, plutôt considéré le récit du film avec une gravité sérieuse – celle des héritiers renoiriens susmentionnés, peut-être. J’ai ressenti, disons, la même angoisse que devant certains films de Pialat – les scènes de coups avaient, à mes yeux, moins une saveur burlesque qu’elles ne m’évoquaient la violence éplorée de Police ou d’À nos amours. Mais pour être plus précis, le film français (le pays du cinéma au drapeau tricolore bleu, blanc, rouge) auquel j’ai le plus pensé devant Anora (devant sa seconde partie en tout cas) est un film pourtant absolument unique où l’humour bouffon laisse soudainement la place à une angoisse plus existentielle : Double Messieurs de Jean-François Stévenin, lui aussi un film où une home invasion se voit bousculée par une présence féminine inattendue et ingérable. Cependant Anora n’est pas réalisé par ces hommes (des acteurs-réalisateurs) que l’on pourrait volontiers décrire comme durs ou rugueux, mais par un garçon sensible, presque fleur bleue, attentif à d’autres choses, d’autres corps, d’autres gestes (Pialat et Stévenin n’auraient jamais pu, ou su comment, filmer ces scènes de danse érotique). Un garçon qui, si l’on doit en croire son compte Letterboxd, n’aurait pas vu À nos amours, n’aurait pas vu Double Messieurs, mais peu importe – peu importe l’arbitraire des références convoquées par le critique, peu importe les tampons sur le passeport du cinéaste.