Juré n°2, Clint Eastwood

Mêdèn agan

par ,
le 27 novembre 2024

Les savants, Calliclès, disent que le ciel et la terre, les dieux et les hommes sont unis ensemble par l’amitié, la règle, la tempérance et la justice, et c’est pour cela, camarade, qu’ils donnent à tout cet univers le nom d’ordre, et non de désordre et de dérèglement. Mais il me semble que toi, tu ne fais pas attention à cela, malgré toute ta science, et tu oublies que l’égalité géométrique a beaucoup de pouvoir chez les dieux et chez les hommes. Toi, tu penses, au contraire, qu’il faut tâcher d’avoir plus que les autres ; c’est que tu négliges la géométrie.

Platon, Gorgias

On peut se demander pourquoi les Grecs se sont ainsi attachés à l’étude de la proportion. Il s’agit certainement d’une préoccupation religieuse, et par suite (puisqu’il s’agit de la Grèce), pour une part, esthétique. […] [Platon] affichait à la porte de l’Académie : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre » et disait : « Dieu est un perpétuel géomètre ».

Simone Weil, Sur la Science

Comme Sully, Le 15h17 pour Paris ou Le Cas Richard Jewell, Juré n°2 est un grand montage alterné interrogeant les motivations, les conditions, les possibilités d’un fait ; un fait souvent déterminé par le hasard, la bêtise, l’arbitraire. À la différence des autres films cependant, le « fait » (en l’occurrence un procès pour meurtre) est ici inventé. Ici nulle enquête journalistique, nulle volonté de reconstitution, nulle ambiguïté réaliste (déterminismes sociaux, philosophiques, psychologiques) ; tout déterminisme est ici écrit, inventé. Le juré-meurtrier de Juré n°2, Justin Kemp [11] [11] Il y aurait toute une étude onomastique à réaliser sur les noms des personnages ; on pense au nom de la procureure, « Faith Killebrew », où l’on entend foi et tuer, qui transperce le film. , est un rat de laboratoire dans ce que l’on appellerait, anthropologiquement, un double bind, une double contrainte : à la fois coupable et innocent, il doit sauver la vérité sans pouvoir jamais la révéler (c’est lui qui aurait commis, accidentellement, le meurtre qu’il est sommé de juger, ou plutôt de déjuger). On se retrouve alors dans une expérience de pensée, à la manière des films de Fritz Lang – on pense beaucoup à L’invraisemblable vérité.

Difficile alors de ne pas se lancer dans un exercice d’analyse comparative. La différence fondamentale entre un film de Lang et ce film d’Eastwood (peut-être le cinéma d’Eastwood en général, mais on n’aurait probablement jamais pensé à cette comparaison avant Juré n°2) est morale. Il y a perversité chez Lang parce que sa rigueur esthétique se place en parallèle à la morale ; on dit souvent que chez Lang tout le monde est toujours coupable, mais ce qui donne cette impression c’est précisément l’impassibilité géométrique de sa mise en scène. Il y a « parallélisme », en effet, des lignes qui ne se rejoindront jamais, par une sorte de rigorisme cruel (chaque chef d’œuvre hollywoodien de Lang semble être fait dans la détestation d’Hollywood). Il n’y a pas de perversité chez Eastwood parce qu’il pense que sa rigueur esthétique, celle d’un cinéma classique très appliqué, sans condescendance, coïncidera toujours, au moins pour le temps du film, et quel que soit le marécage moral dans lequel le film patauge (et ici, quel marécage !), avec une rigueur morale, un achèvement du bien. On pourrait dire : achever le bien comme on achève quelqu’un qui agonise, mais l’achever pour le fixer, le déterminer, l’inscrire – Print the Legend. Le cinéma d’Eastwood est transparent, celui de Lang opaque.

« Justice is truth in action », dit au début du film un personnage à un autre. « Truth in action » peut être « la vérité en acte », « en action » ou « dans l’action » – mais aussi « la vérité d’un acte ». Comment définir la vérité d’un acte ? Le film, comme ceux de Lang, ouvre ici les portes de la psychanalyse, et nous laisse à cet égard un riche contenu interprétatif, à savoir toute une série d’actes manqués. On pourrait en faire la liste, surtout des chutes d’objets : Justin fait tomber son petit jeton des alcooliques anonymes, ou les feuillets devant la salle des délibérations ; la procureure fait tomber son téléphone en sortant de la voiture (« You’re a life-savior », dit-elle à Justin ; quelle ironie, presque un lapsus dramatique) ; la femme de Justin descend l’interrupteur alors que son mari est encore dans la cuisine ; l’accusé qui casse une bouteille le soir du meurtre, même, puisqu’il affirme dans sa défense que « c’était un accident ». On pourrait mettre ces chutes, ces erreurs sous le compte de la colère, de la fatigue, de l’excitation, mais elles n’en sont pas moins des actes manqués – qu’ils se produisent alors que le personnage est fatigué prouve seulement que la fatigue en facilite l’apparition. Freud en fait précisément la démonstration dans l’Introduction à la psychanalyse, à travers un trait d’humour, en imaginant un homme volé par un malfaiteur et qui dirait à la police : « La solitude et l’obscurité viennent de me dépouiller de mes bijoux. [22] [22] Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Payot, 2001 [1922], p. 46.  » Freud ajoute encore que le fait de s’acharner à justifier une action, d’insister sur les justifications et de refuser absolument de reconnaître son aspect « volontaire » est précisément ce qui la caractérise comme un acte manqué (comme on parle d’un « fait caractérisé »).

La description freudienne de l’acte manqué est donc celle d’un crime que nul ne peut accepter, que l’on refuse de voir. C’est peut-être pour cela que le meurtre reste caché : c’est aussi un acte manqué. De là nous pouvons passer de l’Œdipe freudien à l’Œdipe antique : un coupable qui enquête sur un crime qu’il ignore, et qui se crève les yeux pour ne pas le voir – Œdipe finit aveugle, comme la justice. Manifestement le film nage dans les eaux de la philosophie grecque, en abstractisant sa recherche de la justice, en faisant du dialogue le moyen de progresser vers la vérité (la métaphore maïeutique est à peu près explicite, quand le montage met bout à bout la prononciation du verdict et la naissance de l’enfant).

Il nage cependant dans ces eaux sans que l’on puisse dire qu’il s’y plaise : on ne peut passer par ces références antiques sans constater que le film les met toutes en péril. Que la justice soit la « la vérité en acte », ce n’est pas un discours qu’il assène, mais au contraire plutôt quelque chose qui serait impossible à croire encore – quand on entend cette affirmation péremptoire, l’interlocuteur répond immédiatement « You still believe that ? ». La vérité du film n’est pas non plus dans son envers, prononcé à la fin : « Sometimes, the truth is not justice. » Cette réplique (au sens du dialogue et au sens d’une réponse) est à la fois une évidence (c’est le récit) et une contradiction (d’un point de vue platonicien, le juste et le vrai devraient être unis). Les deux phrases sont peut-être, impossiblement et pourtant, à égalité. En cela, Juré n°2 serait platonicien à la lettre, mais du côté des dialogues qui se terminent sur une contradiction, une aporie, un paradoxe non-élucidé – on pense au champ-contrechamp final. Les deux propositions de la double contrainte qui fonde le récit pèsent dans une balance allégorique que le film donne à voir alternant incessamment d’un côté et de l’autre.

Le mot grec que nous traduisons par justice peut aussi être exactement traduit par justesse. C’est une théorie courante que d’unifier deux versants de la pensée grecque en soulignant l’horizon commun entre l’importance donnée aux mathématiques et la pensée de la justice et de la métaphysique – synthèse soulignée aussi bien par Les Origines de la pensée grecque de Vernant que dans les textes de Simone Weil consacrés à Platon. On ne se tromperait pas en citant cette philosophe des « Intuitions pré-chrétiennes » pour commenter l’œuvre récente d’Eastwood : Juré n°2, comme les films précédents du cinéaste, déborde d’un christianisme qu’il feint de cacher (autre grande différence avec le cinéma langien, pas chrétien pour un sou). Le 15h17 pour Paris, en particulier, appuie lourdement sur le miracle et la manifest destiny ; et si le film donne assez d’indices sur la bêtise profonde des personnages et la force du hasard [33] [33] Ce sur quoi le texte publié à l’époque sur Débordements basait son analyse. , il laisse aussi assez d’équivoque pour laisser une large place à Dieu et à ses voies impénétrables. Dans les derniers plans de Juré n°2, c’est bien la justice des hommes qui toque à la porte du personnage principal, mais elle est motivée par l’inscription « In God We Trust ».

C’est en cela qu’Eastwood est « géomètre ». Non pas, comme Lang, parce que son rapport à l’espace serait géométrique (ce n’est pas un grand organisateur d’espaces), mais parce qu’il est juste (Lang, lui, est injuste). Les nombreux plans qui insistent sur les allégories de la justice et en particulier sur la balance sont à mon avis moins présent comme des rappels que le film est lui-même une allégorie de la justice (je crois qu’il y a peu à tirer de ce côté, comme de celui de la politique américaine), mais plutôt pour marteler les principes d’équilibre, d’égalité, de médéité. De Platon, on passe à Aristote. Chez Eastwood rien n’est de trop et rien ne manque – l’inscription sous ses films ne serait pas celle inscrite à l’entrée du tribunal, « In God We Trust », mais celle inscrite à l’entrée du temple de Delphes, « Mêdèn agan ». Même Dieu n’est ni omniprésent ni absent, ni partout ni nulle part : un plan insiste sur le mot Dieu, mais aucun autre plan n’en parlera (la seule autre présence religieuse passera par le personnage magnifique interprété par Kiefer Sutherland, à la fois « preacher » pour un groupe d’alcooliques anonymes et avocat). Même le beau doit être limité, médian : la forme est nette, fine, sans trace de pompiérisme ni effet de style clinquant. La main d’Eastwood se fait à la fois lourde et légère, elle est profonde et appuyée, dans une délicieuse neutralité (une soupe miso).

Plutôt que le Maître de Guerre, et plus exactement qu’un homme pris dans des affects contradictoires (détestation et amour des figures réactionnaires), Eastwood serait plutôt le Maître de l’Égalité, et son cinéma bien plus égalitaire que libertaire, et encore moins libertarien (ce qui ne l’empêche donc d’être ni de gauche, ni de droite – cela dépend des films, des scènes, des sujets). L’égalité a pu, dans certains films, être martelée, imposée à coups de contradictions sèches, de champs-contrechamps cruels ; elle a pu se laisser aller à une ambiguïté crépusculaire, d’un romantisme un peu ancien. Juré n°2 est anti-crépusculaire (d’ailleurs aucune scène ne se déroule au crépuscule : nous sommes soit en pleine journée, soit en pleine nuit), dramatiquement assez plat (pas d’accélération climatique – les moments de tension sont vite déjoués), et surtout d’une très grande douceur (celle de Breezy et de Sur la route de Madison, mais qui apparaît, parfois seulement par touches, dans tous ses films – l’amerrissage miraculeux de Sully était brutal, mais l’avion coulait tout doucement au fond de l’Hudson). L’avocat-pasteur est conjointement intègre et ambigu (il explique calmement à Justin que, s’il se rend et plaide coupable, il sera gravement condamné), le détective retraité est fleuriste. Les acteurices sont, pour certain·e·s, très bons (Toni Colette en particulier), pour d’autres plutôt catastrophiques (la plupart des jurés, à l’exception de J.K. Simmons), mais tou·te·s placés au même niveau, sur le même ton. Le rythme de croisière de ce film presque monotone est comme une promenade, mais une promenade tenue à bon rythme – Eastwood est encore en bonne santé [44] [44] Juré n°2 est bien plus tenu que Cry Macho, qui frôlait le nanar – je pense qu’il restait assez de carburant à Eastwood pour être metteur en scène ou acteur, mais pas les deux en même temps . On peut d’ailleurs remarquer avec quelle subtilité et quelle virtuosité arrive le deuxième arc narratif (la contre-enquête de la procureure), par un glissement progressif qui en fait petit à petit l’axe principal du récit – celui sur lequel le film se termine, une fois de plus très doucement, dans un champ-contrechamp sans musique, où l’on entend les bruits de la ville et de la nature, où l’on voit une boucle d’oreille scintiller et un regard trembler.

Au cœur du scénario se trouve enfin ce que l’on pourrait décrire comme une égalité des possibles : au second visionnage, on réalise ainsi qu’une ambiguïté subsiste, et qu’il est possible que Justin et l’accusé soient tous les deux innocents. La pauvre Kendall (interprétée par Francesca Eastwood, fille du cinéaste) a peut-être, en effet, chuté d’elle-même sur les pierres, lors de cette nuit d’orage autour de laquelle le film tourne comme un roman autour d’une phrase. A-t-on déjà vu une nuit aussi noire dans le cinéma d’Eastwood ? C’est-à-dire qu’elle est graphiquement noire, abstraite, striée d’une pluie plus épaisse encore que celle qui imitait métonymiquement nos larmes dans Sur la route de Madison. C’est que cette nuit, racontée depuis différents points de vue qui ne diffèrent qu’en détails (ce n’est pas un film « à la Rashomon »), est le nœud de l’expérience de pensée que le film déroule, qui ne propose ni une innocence absolue (mièvre) ni une culpabilité généralisée (cruauté langienne), mais plutôt une stricte égalité morale – au fond celle de notre justice, où chacun est, abstraitement (mais le film est abstrait), « présumé innocent ». Que le juré numéro deux soit coupable, c’est à la procureure de le prouver, « au-delà du doute raisonnable » ; de faire en sorte qu’advienne la « manifestation de la vérité » (invention littéraire géniale du droit pénal français). Le film, quant à lui, dans ces plaidoiries en montage alterné où ne diffèrent que quelques formules de langage, où les deux avocats sont filmés selon les mêmes angles et où les jurés restent stoïques, fait apparaître la vérité comme univoque, lisse, droite. Il reste juste assez de place pour le doute – juste assez.

Juré n°2, un film de Clint Eastwod, avec Nicholas Hoult, Zoey Deutch, Toni Collette, Chris Messina, Kiefer Sutherland...

Scénario : Jonathan Abrams / Image : Yves Bélanger / Montage : David S. Cox, Joel Cox / Musique : Mark Mancina

Durée : 1h54.

Sortie française le 30 octobre 2024.