Ce double compte-rendu collectif de la 16e édition du Festival Lumière (tenue du 12 au 20 octobre à Lyon) interroge le duo « patrimoine/matrimoine ». Il sonde notamment le manque, en dépit de la richesse d’une programmation de plus de 150 films – au bel équilibre entre raretés et objets plus identifiés – d’œuvres de réalisatrices (seulement une quinzaine à l’affiche). Or si les femmes sont rares sur les écrans, elles sont partout dans les supports de communication. Ce paradoxe a impulsé notre réflexion sur cette édition. Elle réunit un ensemble de notules visant à cerner des films précis pour les articuler à nos sensibilités contemporaines (en particulier les focus dédiés à la cinéaste mexicaine Matilde Landeta et au Japonais Yasuzō Masumura). La table ronde ouvre l’échange non seulement au commentaire sur les œuvres, mais à l’impact créé par leur environnement, dont leurs modes de contextualisation, de présentations de séances en textes d’accompagnement.
Élodie Tamayo : Le site L’Écornifleur a publié un article sur le festival Lumière qui pointe la dimension masculine de l’histoire de la cinéphilie. Je cite : « Le mot patrimoine. Il y a déjà le mot père dedans. Il dit bien ce qu’il veut dire. » Est-ce que votre expérience de ce festival de patrimoine (créé en 2009) confirme ce point de vue, ou est-ce que vous y repérez une mise en lumière du pendant que serait le matrimoine ?
Romain Gallinaro : Au premier abord, on peut rejoindre L’Écornifleur sur cette idée d’un festival Lumière qui revalorise et perpétue la tradition d’un patrimoine conjugué au masculin. Mais en y réfléchissant, je pense qu’on peut y trouver cette notion de matrimoine, avec la mise à l’honneur d’Isabelle Huppert (prix Lumière cette année), la rétrospective sur la cinéaste mexicaine Matilde Landeta, ou les masterclass de Justine Triet et Icíar Bollaín. Les performances et les voix féminines ont une place dans la programmation. C’est peut-être un peu à la marge, mais c’est là.
Clément David : Je me permets de rebondir sur ce que tu dis pour souligner que la présence des réalisatrices est toutefois bien moindre que celle des actrices. Les prix Lumière féminins précédant Isabelle Huppert sont Catherine Deneuve (2016), Jane Fonda (2018), et Jane Campion (2021), seule réalisatrice parmi les quatre femmes primées. À l’inverse, sur les douze prix attribués à des hommes, tous sont réalisateurs, à l’exception de Depardieu (et Clint Eastwood, qui a également eu une carrière d’acteur). Bien sûr, cela répond à une certaine logique quantitative, les actrices étant plus nombreuses que les réalisatrices. Mais le cas de Landeta est aussi exemplaire du fait que les femmes ayant réussi à tourner des films se trouvent souvent cantonnées à ce statut de femme derrière la caméra.
Gaspard Labastie : Même quand on met à l’honneur des réalisatrices, comme ça a été le cas avec cette rétrospective Landeta, il y a ce paradoxe qui fait que certains discours voulant se calquer sur un air du temps risquent, à vouloir cocher des cases et donner des gages de représentation, de passer à côté de la singularité des films présentés. Et ça, c’est un autre problème.
Louis Rubellin : Je suis complètement d’accord. Le discours tenu par le festival me fait plus l’effet d’une liste à cocher, de cases où placer les films programmés, que d’une véritable volonté politique. C’est surtout du fait de la communication, qui essaie de faire rentrer dans la case d’un cinéma « au féminin » (le mot matrimoine n’est pas utilisé par le festival) des films qui ont parfois une valeur intrinsèque tout à fait indépendante de cette question. Par exemple, ceux de Masumura.
Geneviève Rivière : Je me demande si le problème n’est pas inhérent à l’idée même de patrimoine. Cette idée d’un héritage du père, au-delà du prisme masculin, se centre aussi sur un individu. Donc la personne du réalisateur, dont l’autorité a pourtant été beaucoup remise en question dernièrement. Je suis sûre que si on menait davantage de recherches sur les œuvres promues habituellement, on découvrirait des femmes derrière le travail. Par exemple, Kubrick travaillait avec la compositrice Wendy Carlos. Ne pourrait-on pas considérer que montrer des films de Kubrick, c’est aussi mettre à l’honneur le travail de femmes ? Les actrices ne sont pas non plus de simples objets dirigés pour la caméra, elles font partie du processus de création. Or la notion de patrimoine masque le fait que la transmission passe par de si nombreuses personnes. Ce serait intéressant de refonder un peu la vision qu’on a du cinéma pour se rendre compte qu’intégrer des femmes peut se faire de façon moins artificielle, parce qu’elles y sont depuis le début.
Titouan Faucher : Ça permettrait peut-être d’avoir une approche du cinéma différente, au-delà des parcours d’acteurs ou de réalisateurs. Wendy Carlos, comme tu le dis, ou des chef-opératrices, productrices, scénaristes… On pourrait diversifier les axes de programmation.
G.R. : En plus, ça rejoindrait une certaine intersectionnalité parce qu’on mettrait en avant des secteurs fondamentaux peu valorisés, comme le métier de montage ou de script.
T.F. : Ça permettrait peut-être de gommer cet aspect « plaqué » qu’on évoquait. Je me souviens de la présentation de Lola Casanova qui véhiculait cette idée de « Il nous fallait une femme. Dieu, merci ! La cinémathèque mexicaine nous en a donné une. »
Lucas Leone : Mon expérience rejoint aussi vos réflexions. La programmation met surtout en avant de grands maîtres (masculins) du cinéma. Et je pense que cette façon d’isoler le corpus d’une « histoire permanente des femmes cinéastes » risque de réduire le nombre de ces films. Les hommes n’ont pas un cycle que pour eux : ils ont plusieurs rétrospectives individuelles, alors que les femmes ont un cycle que pour elles, ce qui tend peut-être à limiter leur présence dans les autres sections.
E.T. : Factuellement, cette édition compte une quinzaine de films de réalisatrices sur plus de 155 programmés.
G.R. : Les chiffres relevés par l’Observatoire 2022 sur la place des femmes au cinéma semblent donner une justification à ce manque d’effectif. On peut du moins y trouver une certaine réalité statistique. En effet, entre 2013 et 2020, il n’y aurait eu que 23 % des réalisateurs qui étaient des réalisatrices, 10 % de directrices de la photographie, 27 % de scénaristes, 9 % de compositrices, 33 % des producteurs, et 39 % des premiers rôles. Les femmes restent très minoritaires, et l’histoire du cinéma est à l’avenant. Cela dit, il me semble important de valoriser le potentiel d’un festival à mettre en lumière des œuvres moins repérées, à contrer les logiques statistiques.
E.T. : À cet égard, le marché du festival encourage des restaurations qui ne vont pas de soi, pour se diriger vers des corpus rares ou inexplorés. Les ponts tendus par la programmation entre l’histoire du cinéma et l’actualité permettent aussi de parcourir d’autres cinéphilies, à travers le regard d’une nouvelle génération de réalisatrices par exemple (comme Justine Triet, invitée pour une carte blanche cette année). Mais revenons à la section « Histoire permanente des femmes cinéastes ».
L.R. : Cette rubrique présente bien sûr des limites : elle peut donner l’impression que la place des femmes dans le festival s’y situe alors que le reste des axes tend davantage vers un cinéma classique de « films à papa » (expression significative d’ailleurs). Cela dit, cette sélection fait émerger des profils singuliers, comme des actrices passées ensuite derrière la caméra, ou qui furent parfois leur propre productrice ou scénariste. Je pense particulièrement à la rétrospective Kinuyo Tanaka (2022) : c’était un bon moyen d’impulser une visibilité à cette actrice-réalisatrice évoluant dans un cinéma japonais très masculin. Cela permettait aussi de montrer l’évolution de son travail à partir d’un premier film (Lettre d’amour, 1953) encore scénarisé par Ozu. Peu à peu, on la voyait s’emparer de ses films et les inscrire dans des thématiques sinon féministes du moins engagées. Puis la section couvre des cinématographies variées, avec Lina Wertmüler, Ana Mariscal, Mai Zetterling… En revanche, un obstacle m’est apparu au sujet des films de Landeta : sans contextualisation, ce focus au fort intérêt historique et historiographique peut dérouter, au risque d’être contreproductif.
G.L. : Là où je te rejoins, c’est qu’en plus, à la différence de Kinuyo Tanaka, les films de Landeta ne tiennent pas tous seuls de façon évidente. C’est très intéressant d’apprendre le parcours semé d’embûches de cette réalisatrice, de savoir qu’elle est restée toute seule dans le cinéma mexicain pendant si longtemps… Mais ce sont des films très discutables à plein de niveaux, y compris politique. Je me suis demandé s’il n’aurait pas été intéressant de mettre cette rétrospective en regard d’autres mélodrames mexicains, certes réalisés par des hommes, mais où les figures féminines peuvent être très fortes. L’été dernier à Paris j’ai assisté à une rétrospective autour de Ninón Sevilla, actrice d’origine cubaine qui a été une star du mélodrame de cabaret mexicain à la même époque. Ce sont des films qui, bien que dirigés par des hommes, me frappent plus comme des œuvres dont on peut livrer une lecture féministe que certains films de Landeta. Les intégrer aurait pu être enthousiasmant pour un public qui ne connaît pas cette filmographie-là.
G.R. : Oui, on pourrait imaginer un prolongement de cette section avec des films qui entourent et situent les rétrospectives. Cela apporterait plus de corps et donnerait moins cette impression que l’histoire des femmes serait déconnectée de tout le reste. Toutes les œuvres du patrimoine gagneraient, je crois, à être accompagnées d’un travail de contextualisation, aussi pour éviter des biais de lecture anachroniques.
C.D. : Moi je trouve cet effort de programmation intéressant et singulier dans le champ des festivals de patrimoine. Par exemple, si je ne me trompe pas, le festival de La Rochelle (par ailleurs très riche à plein de niveaux) ne comprend pas de sélection de ce genre-là. « L’histoire permanente des femmes cinéastes » permet de valoriser des réalisatrices et de faire émerger des objets filmiques méconnus, comme ceux de Landeta. Et même si on peut interroger ces objets ou leur accompagnement, je trouve les textes publiés sur le site du festival Lumière à propos de cette rétrospective plutôt justes. Pour la présentation de la séance, cela dépendait des journalistes, de ce qui était omis ou pas… En tout cas, cet axe de programmation me paraît tirer son épingle du jeu dans ce festival qui fait aussi la part belle aux « classiques », « films cultes » et à un certain star-system.
L.R. : Oui, et cette rubrique a été amorcée il y a plus de dix ans, en 2013, donc bien avant le tournant du dit « post-MeToo ». Et pour un festival de patrimoine grand public, non spécialisé dans le matrimoine, avoir une sélection importante dédiée aux femmes constitue un geste à saluer. Pour la filmographie d’Isabelle Huppert par exemple, le focus ne se limitait pas à Chabrol ou Haneke, mais s’ouvrait aussi à Diane Kurys ou Josiane Balasko… Or tous les festivals n’ont pas le mérite de prendre en compte l’histoire des réalisatrices.
G.L. : Je reviens sur l’idée de resituer les films de Landeta dans une production plus vaste du mélodrame mexicain : un des films auxquels je pensais, Victime du péché (1951), a été réalisé par Emilio Fernández pour qui Landeta a travaillé comme scripte. Ça aurait pu être intéressant de le projeter ou à défaut, de le mentionner.
L.R. : C’est vrai que son travail de scripte s’élève à plus de 150 films ! Ida Lupino était saluée pour son rôle de productrice en 2014… Une démarche similaire autour du métier de scripte aurait permis d’étoffer le focus : trois films c’est peu, comparé aux sélections précédentes où il y en avait cinq, six, huit, neuf…
C.D. : Après, Landeta n’a réalisé que quatre films, dont le dernier très tardivement. Donc le focus était plutôt complet et cohérent. Puis on ne connaît pas tous les tenants et aboutissants de la construction du programme, des discussions avec les cinémathèques ou les distributeurs…
T.F. : Je reviens sur l’encadrement des séances. En soi ça relève presque du détail, mais le fait que toutes les présentations aient été faites par des hommes, et que parfois les propos échangés aient été étonnants… Que ce soit pour les films de Landeta ou la rencontre avec Icíar Bollaín, quand Thierry Frémaux a dit que les femmes avaient un regard biologiquement différent… Puis beaucoup de questions étaient posées uniquement sur son père, son frère, Ken Loach… On revenait toujours à un prisme très masculin. Quant aux films de Matilde Landeta, peut-être que ce qui m’a dérangé c’est qu’en insistant seulement sur le fait que c’était une femme, les présentations se ressemblaient. Pourtant, ce serait l’occasion de dégager la singularité d’un film comme Trotacalles par exemple, où on peut repérer une sorte de female gaze.
G.L. : Puis passer sous silence ce que ces films peuvent avoir de dérangeants c’est se priver d’éclairages intéressants. Il s’agit aussi de documents sur une époque, et lisser le discours est dommage, le propos devient interchangeable…
L.R. : Mais cela dépend vraiment des présentations. Par exemple, quand le chercheur Pascal-Alex Vincent introduit la programmation japonaise du festival, c’est précis. Et ses propos variaient d’une séance à l’autre, alors que les publics n’allaient a priori pas être les mêmes.
E.T. : Ce besoin spécifique d’accompagner les films (dont le corpus Matilde Landeta) fait saillir le caractère original de la programmation. Cela constitue une sorte de preuve par le creux, en négatif, de sa singularité. La valorisation du matrimoine se concentre parfois sur des objets aisément assimilables dans les conceptions contemporaines du féministe. À cet endroit, cette section de l’histoire permanente des femmes cinéastes prend des risques. Je pense à Ana Mariscal, figure controversée de la période du cinéma franquiste, ou à l’œuvre de Mai Zetterling qui peut heurter par sa représentation de l’inceste. Une voie osée se dégage de ces choix peu conformes qui militent pour un accompagnement à la hauteur de leur originalité.
C.D. : Il faut dire que découvrir des objets avec autant d’aspérités que les films de Matilde Landeta est complexe. Dans La Negra Angustias il y a le problème que pose la black face, à contextualiser dans le cinéma mexicain et ses rapports aux femmes noires et aux « mulâtres ». Idem du colonialisme de Lola Casanova qui demande à être resitué dans l’histoire du Mexique. En plus, même si cinéma mexicain a vécu un véritable âge d’or, cela reste une cinématographie mal connue. Or le cadre festif d’un festival, qui célèbre le cinéma avant tout, ne se prête peut-être pas à des développements poussés, de type universitaire.
G.R. : Je ne sais pas si je suis tout à fait d’accord. Le public qui vient découvrir pour Matilde Landeta cherche à s’instruire. La démographie de ce public qui se déplace pour ce genre de films ne devrait pas être gênée par une contextualisation de 15 minutes ou plus. Puis la présentation de La Negra Angustias n’était pas juste succincte, elle était mal informée. Quand, au sujet de la black face, ce qui est dit c’est de ne pas s’inquiéter, car Landeta n’était pas raciste puis « qu’il n’y a pas de question noire au Mexique », c’est déroutant, et erroné…
L.L. : Oui, le discours du festival était biaisé à cet endroit, notamment dans sa façon de retenir des morceaux d’entretien de Landeta où elle défend l’émancipation des femmes tout en écartant d’autres discours gênants, dont certains frontalement racistes. Cela construisait une image de victime du système ou de mère-courage, qui pourrait être nuancée.
G.R. : D’autant que la figure de Landeta est intéressante du point de vue de l’intersectionnalité. C’est une femme, mais bourgeoise, qui a eu le capital pour produire ses propres films. Puis elle est d’ascendance hispanique, non indigène. Or cette personne discriminée par son genre va tenter de s’intégrer en s’adaptant aux modes de domination capitaliste et nationaliste de son corps de métier. Dans Trotacalles on voit aussi comment les femmes retournent la violence contre elles-mêmes en tant que personnes discriminées : la bourgeoise renvoie sa sœur à son métier de prostituée pour marquer la différence de classe qui les sépare, mais en retour, la prostituée cadette rappelle à son ainée que son mariage de convenance incarne une autre forme de prostitution.
G.L. : La Negra Angustias contient également des scènes puissantes, comme lorsque la protagoniste se défend d’un viol avec un couteau…
E.T. : Ce film se fonde sur un personnage qui a réellement existé, une combattante d’origine afrodescendante. Landeta a par ailleurs intensifié certains éléments structurants de la biographie dont elle s’inspirait, comme dans le choix de castrer le violeur. Puis elle tourne un happy end révolutionnaire. Son personnage se relève de son échec sentimental, là où le récit initial montrait une héroïne brisée par l’amour, qui se détournait de la lutte. Cela dessine une trajectoire puissante en matière de construction féministe du récit national.
C.D. : Peut-être que la question plus ample qui est posée, au-delà du cas particulier d’une histoire des femmes, c’est « quel regard le monde du cinéma porte-t-il sur les films en général ? ». Il me semble que ce milieu a encore du mal à repérer les enjeux éthiques et, pour le dire vite, problématiques. Ce serait hyper intéressant qu’à chaque fois qu’on programme un film avec des aspérités, et il y en a toujours, on les nomme, ou qu’on en nomme quelques-unes.
T.F. : À ce sujet, je me souviens d’une présentation de La Classe américaine l’an dernier par Michel Hazanavicius. Il a pris lui-même la décision de dire : « il y a quelques blagues qui sont très problématiques, on était un peu idiots ». C’est très simple, mais ça suffit à relever que le film n’est pas immaculé et descendu des cieux, qu’il peut être critiqué. Mais oui, ce serait à généraliser, ce type de discours.
E.T. : Évoquons à présent la rétrospective Masumura. Je voulais commencer par un extrait trouvé dans le journal du festival, qui titre : « Femmes, femmes, femmes. Yasuzō Masumura, cinéaste au féminin. » Qu’en pensez-vous ?
L.R. : Avec un tel titre, on retrouve ce que Lucas disait sur Matilde Landeta. Ces citations décontextualisées prêtent aux films des intentions qui n’étaient pas les leurs au départ. Si les protagonistes des trois films projetés au festival sont bien des femmes, je ne crois pas qu’on puisse le qualifier de cinéaste féministe – le festival ne va, cela dit, jamais jusque là – ni même de « cinéaste des femmes ». À ce compte-là, pourquoi lui et pas un autre ? Shinoda, son contemporain, met aussi en scène des figures féminines puissantes et singulières, dans des films formellement très audacieux (Fleur pâle, 1964, par exemple), sans que leurs récentes ressorties ne les catégorisent ainsi. En outre, c’est une association que Masumura lui-même récuse, dans l’entretien qu’il donne aux Cahiers en 1970. Les femmes, dans son cinéma, sont surtout, à mon sens, l’instrument d’un propos qui me paraît antihumaniste. Si les hommes (masculins) sont tous lâches, veules, soumis, etc., les femmes, elles, ne sont pas plus réalistes. Elles servent une axiologie nihiliste. Les citations de Masumura qui dévalorisent l’homme au profit de la femme sont tronquées : il manque la suite de ses propos, bien moins consensuels sur le genre féminin.
C.D. : Si je peux donner une citation de ce numéro des Cahiers que tu évoques Louis : « Ce n’est pas pour exprimer la femme que je choisis la femme. » Tout est dit.
R.G. : Je complète : « Je ne suis pas un spécialiste des femmes, comme Mizoguchi. »
G.L. : Dans les textes de lui que j’ai lus, on trouve cette idée d’un Japon qui serait en train de se féminiser. Or les valeurs qu’il prête au féminin ne sont pas vraiment en haut de sa hiérarchie. Maintenant, il y a ce qu’il a dit et ce que l’on en voit… Personnellement, ses films m’intéressent. De là à parler d’un cinéaste des femmes… En entendant ça, je pense à Cukor, qui a été baptisé « cinéaste des femmes » parce qu’il était un grand directeur d’actrices. À l’inverse, ce que l’on apprend en lisant des textes sur Masumura, c’est que, lorsque les actrices nous racontent quelque chose à l’écran, qu’elles expriment quelque chose de singulier, c’est de haute lutte qu’elles ont gagné ce droit. Ayako Wakao présente cela comme un combat… Je trouve génial d’apprendre que le tempo de la scène finale de Confessions d’une épouse, c’est elle qui l’a trouvé.
R.G. : Oui, dans cette scène du suicide, elle a imposé son propre rythme, son propre jeu corporel… qui n’était pas du tout prévu par Masumura.
G.L. : Elle l’a jouée très lentement la première fois… Ils ont retourné la scène, mais finalement, c’est la première prise qui a été gardée. C’est une sorte de victoire pour elle !
R.G. : Ayako Wakao explique aussi dans ses entretiens qu’elle avait conscience du regard masculin posé sur son corps… Elle propose des jeux, des choses imprévues, comme des formes d’opposition dans la performance elle-même, par exemple lorsqu’elle cache son pied qui dépasse de son kimono.
G.L. : Dans le film, toute son attitude métaphorise cela : des photographes la suivent en permanence pendant le procès, et sa réaction à ces regards vient presque raconter le tournage.
C.D. : C’est un cinéaste qui, quand on le lit, est extrêmement complexe, et qui revendique son ambiguïté. Il a conçu un système philosophique poussé, mettant en regard l’histoire du Japon et de l’Occident. Donc ne vouloir proposer que cet angle-là, des femmes, qui est certes présent, je pense que c’est faire une erreur, quitte à retourner le spectateur contre le film à la fin. Si l’on m’annonce qu’avec La Bête aveugle je vais assister à une émancipation, quel choc ! … Masumura est clair à ce sujet : il choisit la femme parce qu’il la trouve « plus humaine »… sachant que, comme tu le disais, Louis, il n’a pas une très haute idée de l’humain… Ce n’est pas quelque chose de beau, c’est même plutôt quelque chose de sale.
E.T. : À nouveau, l’écart entre la présentation parfois lissée de ces films et l’audace de ces choix de programmation est frappant. Dans un contexte où l’on cherche souvent de « bons objets », aller vers ce type d’aspérité est intrigant. On aimerait qu’il soit possible de plus l’assumer.
L.R. : D’autant que les salles sont remplies à plus des deux tiers voire complètement, même pour les rétrospectives Landeta et Masumura, à toutes heures. Il y a effectivement de l’audace à prendre ces risques et voir qu’ils payent.
G.R. : Pour reprendre l’idée développée plus tôt, si on se décentre de la figure du réalisateur pour s’intéresser au cinéma comme fait collectif, on peut montrer que le film, à son insu, peut être, sinon féministe, du moins assez nuancé sur la vision des femmes, du fait de l’agentivité des actrices notamment. Si on met cette idée en parallèle avec la conceptualisation du matrimoine comme créneau à part, qui résume les femmes au féminisme (dans une perfection morale tout à fait illusoire), on voit là un cinéma qui remet frontalement en cause cette essentialisation. Il en montre les nuances, avec des femmes qui n’ont rien à voir entre elles, qui ne sont pas la femme, qui ne cherchent pas à l’être. Pourtant, les présentations tendent à réduire Masumura à un cinéma de la castration, comme si ses personnages féminins complexes menaçaient le statut du masculin.
C.D. : Là où on pourrait rejoindre la formule « Femmes, femmes, femmes » au pluriel, c’est que ces films présentent des trajectoires de personnages de femmes très différentes, très surprenantes, qu’on n’a pas l’habitude de voir et encore moins dans du cinéma de patrimoine. Leur ambiguïté est extrêmement riche. Elle est assumée par Masumura, bien que cela le dépasse. L’angle « cinéaste des femmes » a sa pertinence, si tant est qu’on accepte la polysémie de l’expression.
E.T. : Une idée à ajouter ?
G.L. : Je repense à la présentation d’un film classique hollywoodien par Hélène Frappat qui disait que ce qui était intéressant devant l’œuvre n’était pas tant de pointer la misogynie que de montrer comment elle y était posée comme un problème, comment le film en faisait son sujet, parfois même dans le dos de l’auteur.
L.R. : Dans un festival de patrimoine, qui comporte un risque a priori de muséifier un cinéma dit « classique », je trouve exaltant de pouvoir proposer des lectures parfois franchement anachroniques et assumer par exemple une approche gender de Masumura. Je pense que c’est une orientation qui peut être audacieuse, pour faire vivre le cinéma de patrimoine sans le figer.