Portrait-robot

À propos de Eight Postcards from Utopia

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le 22 janvier 2025

L’une des qualités fondamentales que l’on peut apprécier chez Radu Jude en tant que cinéaste, c’est qu’il a de la suite dans les idées. N’y allant pas par quatre chemins (mais plutôt huit), le montage d’images publicitaires qu’il co-réalise avec le philosophe Christian Ferencz-Flatz s’inscrit dans le prolongement direct du questionnement du rôle politique et culturel central de la télévision dans la société roumaine (qui occupe une place de choix dans ce que certain·es critiques ont appelé le « tournant auto-réflexif du Nouveau Cinéma Roumain[11] [11] Andrei GORZO, Veronica Lazăr, « A Slight Unease About Capitalism: Radu Jude’s The Happiest Girl in the World and the New Romanian Cinema. », Transilvania, n°4, 2022. Voir par exemple Match Retour (2014) de Corneliu Porumboiu.  »), et du passage de la propagande pro-Ceausescu des années 1980 et aux servilités (télé)visuelles du capitalisme flambant post-1989 que les écrans roumains ont successivement accueillies. Du long et pénible voyage du père et du fils de The Tube with a Hat (2006) pour réparer le téléviseur familial, aux tournages ubuesques d’une publicité de jus de fruit ou d’un spot d’entreprise dans La Fille la plus heureuse du monde (2009) et N’attendez pas trop de la fin du monde (2023) en passant par Uppercase Print (2020), alternant entre les rapports de la Securitate sur le dissident Mugur Calinescu et des images télévisuelles des années Ceausescu, Jude n’a cessé d’interroger les conditions matérielles de la diffusion et de la production de ces images, des aliénations et des processus de synchronisation qu’elles mettent en œuvre.

Eight Postcards from Utopia se place pour sa part sur un plan purement sémiologique[22] [22] d’où une première parenté avec les agencements de Plastic Semiotic (2021). : que trouve-t-on, au juste, aux extrémités de cette (re)production circulaire de l’idéologie capitaliste ? Avant tout, des films mal conservés par le temps, que ce soit matériellement (car supposément jetables après utilisation et nécessairement renouvelés au rythme de l’évolution du marché) ou par leur facture « datée » mais par-là très révélatrice de l’époque à laquelle ils devaient impérativement correspondre. C’est le sujet de la première carte postale du film, consacrée à l’« Histoire des Roumains », qui se retrouve ici folklorisée, tournée en dérision et finalement vidée de de toute substance, des Romains footballeurs et buveurs de Pepsi au volontaire pour rejoindre le Parti « Pour l’impérialisme ! » d’Imperial Vodca qui produisent le même récit stéréotypé : celui de la progression linéaire et inexorable vers le capitalisme et la démocratie libérale à l’Occidentale. Lorsque ces récits avoisinent d’autres publicités qui vantent les standards européens de leur produit, le « programme de privatisation de masse » dont vous êtes le héros, ou des actions boursières comme cadeau de noël idéal, les promesses capitalistes prennent des airs de prophétie autoréalisatrice, et les publicités sont transmutées, par un travail cinématographique qui se donne pour tel sans chercher à s’invisibiliser, en ruines benjaminiennes[33] [33] « De même que certaines fleurs tournent leur corolle vers le soleil, le passé, par un mystérieux héliotropisme, tend à se tourner vers le soleil qui est en train de se lever au ciel de l’histoire. L’historien matérialiste doit savoir discerner ce changement, le moins ostensible de tous. » Walter BENJAMIN, quatrième thèse « Sur le concept d’histoire », in œuvres III, « Folios Essais », Gallimard, 2000, p. 427 – 444. Traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch. .

Si Eight Postcards propose un cheminement critique à travers les images qui produisent le capitalisme (et non seulement l’inverse), l’exercice révèle surtout la manière dont cette production s’opère sur et dans le temps, c’est à dire dans la synchronisation des horizons temporels des futurs producteurs/consommateurs aux temporalités macrosociales (en l’occurrence, l’entrée dans la mondialisation de la Roumanie sur le plan historique, et l’accélération perpétuelle du système production/consommation). Le film s’intéresse aux trois niveaux identifiés par Hartmut Rosa au temps individuel[44] [44] Hartmut ROSA, Accélération. Une critique sociale du temps, traduit de l’allemand par Didier Renault, « Théorie critique », La Découverte, 2010. : le temps générationnel ou de l’époque (servi comme l’avènement tant attendu de la liberté d’entreprendre, de consommer et de s’informer par ce premier ensemble historique) ; le temps existentiel, particulièrement abordé dans la cinquième carte postale « Les Âges de l’Homme », dans laquelle se retrouve la critique de la standardisation (sexiste) des schémas d’existence de Plastic Semiotic (2021) ; et le temps quotidien, directement concerné par les injonctions à consommer et médié par un rapport au monde dont quatre autres cartes postales analysent la manufacture culturelle. Dans « L’argent parle », « Mirage magique », « La révolution technologique » et « L’anatomie de la consommation », Jude et Ferencz-Flatz brossent peu à peu le portrait-robot de l’« individu moderne » publicitaire, guidé par la maximisation de son profit et le plaisir sensuel des produits qui lui sont proposés, conçus pour lui par les mystères de la science et leurs termes incompréhensibles mais certainement très sérieux[55] [55] « Les particules intelligentes ZPT enlèvent 100% des pellicules ». Modélisations 3D colorées. Blouses blanches. , et véritablement magiques, à grand renfort de bruitages « pew-pew » et d’effets spéciaux de mauvaise qualité, bien que souvent très inventifs. Si l’on connaît les attributs de ce sujet capitalistique depuis au moins les situationnistes, le geste de collectage et de remontage de Eight Postcards from Utopia ne créé pas seulement une déshabituation ou une exposition des « mécanismes » de ce conditionnement spectaculaire. Il montre très concrètement comment la durée est le milieu nécessaire à cette biopolitique, comment ces publicités rythment la vie de leur public, se prolongent et se répondent entre elles jusqu’à former un système cohérent jusque dans leurs contradictions, l’une vendant les bonbons et l’autre le dentifrice pour former un monde clos sur lui-même. Ce modelage temporel de l’individu par la répétition — qui peut rendre le film légèrement indigeste, du moins au début — ne pouvait ainsi être mis en lumière qu’au moyen d’un médium lui-même inscrit dans la durée, et de ce fait propice aux réflexions phénoménologiques. Si la phénoménologie husserlienne était déjà à la base de la théorie de Bernard Stiegler visant à expliquer le mécanisme de synchronisation industrielle des consciences[66] [66] La thèse développée par Bernard Stiegler dans La technique et le temps 3. Le temps du cinéma peut se résumer ainsi : La conscience individuelle est un flux temporel libre, de tendances diachronique et synchronique qui composent l’une avec l’autre, et se construit à partir de rétentions mémorielles qui établissent une jonction entre présent et passé. Les objets temporels (comme le cinéma, la télévision, internet etc) fonctionnent d’une manière analogue à la conscience individuelle qui, lorsqu’elle est exposée à ces objets, coïncide avec eux. L’hyperindustrialisation de ces objets temporels crée alors une synchronisation industrielle des consciences par leur prothétisation donc une perte d’individuation et une prolétarisation des consciences. par les objets temporels, chaque image de Eight Postcards from Utopia semble également résonner avec les origines phénoménologiques de Christian Ferencz-Flatz. Le film se pose ainsi comme courroie de transmission entre l’hypothèse husserlienne d’une nécessaire typification des situations immédiatement vécues pour prévoir le futur et agir conséquemment dans le présent, la création subjective d’habitudes née de cette typification et la standardisation sociale de ces habitudes[77] [77] « Lorsque l’agent pratique est ainsi engagé dans sa situation pratique particulière, son monde environnant est, selon Husserl, appréhendé de manière dynamique par lui comme un ensemble de significations typiquement préfiguré et articulé, avec ses différentes couches de circonstances situationnelles correspondant à ses multiples sphères de buts, d’intérêts et de possibilités. […] En interprétant la tradition en général comme une “habitude pratique socialisée”, Husserl en vient à affirmer que toutes les habitudes possèdent en tant que telles une “normativité secondaire”, puisqu’elles ne sont pas vécues par le sujet comme de simples faits, mais au contraire comme des engagements effectifs de la volonté, même s’ils ne sont assumés par lui que de manière passive et inconsciente. Les habitudes sont obligatoires, et la “normativité secondaire de la normalité est précisément la passivité secondaire d’une préférence pratique dans un contexte intersubjectif et génératif. » Christian FERENCZ-FLATZ, « A phenomenology of automatism. Habit and situational typification in Husserl », Phenomenology and Mind, n°6, p.65–83. https://oaj.fupress.net/index.php/pam/article/view/7145 [dernière consultation le 14 janvier 2025] Nous traduisons. .

À mi-chemin donc, entre phénoménologie et critique culturelle, Eight Postcards from Utopia remonte le système de ces habitudes, en proposant une autre typologie sémantique des images qui ne permettent plus de prévoir (en les prescrivant) les réflexes du sujet-consommateur et les inflexions du marché ainsi orienté (puisqu’elles sont irrémédiablement situées dans les nineties) mais entraînent une nouvelle habitude critique poussant à se faire historiographe de l’évolution de ces catégories du récit publicitaire. Eight Postcards from Utopia permet ainsi de s’intéresser à une échelle très réduite et précise du mécanisme qui associe le fonctionnement le plus « immédiat » de la conscience humaine à la reproduction des superstructures sociales, là où chaque message publicitaire, chaque cadrage à la va-vite et regard-caméra comporte à la fois une injonction particulière évidente (vers ce savon, ce tissu, cette boîte de nuit) et un sous-texte général plus subtil.          

Plongeant leurs mains dans le cambouis des images, les cinéastes en révèlent cependant une certaine ambivalence. C’est ce qui différencie sans doute Eight Postcards from Utopia du mépris assumé à l’encontre des manifestations du spectacle (donc des images), présent dans les films situationnistes de Guy Debord dont les pratiques de détournement se rapprochent pourtant du geste artistique et critique de Jude et Ferencz-Flatz. Si l’humour du film, en particulier dans la petite anthologie de slogans tautologiques de la partie « Poésie glanée », est d’abord un produit du collage facétieux des cinéastes, il est aussi déjà présent dans les publicités elles-mêmes qui ne laissent pas d’utiliser les mêmes procédés de détournement d’images trouvées et d’ironie. On l’a dit, les effets spéciaux et les récits absurdes de certaines publicités témoignaient déjà, malgré ou par leur aspect cheap et kitschissime, d’une forme d’inventivité ludique, pouvant générer une sympathie parallèle au rejet de l’idéologie qu’ils soutiennent, qui peut aussi passer par un sentiment nostalgique, lui-même ambivalent, vis-à-vis de l’époque à laquelle elles renvoient[88] [88] Cette ambivalence se rapproche de celle que Veronica Lazăr et Andrei Gorzo identifient dans Aferim ! (2015), qui, en sa qualité de parodie de films de Haïdouks, joue sur la critique idéologique de l’exaltation du roman historique roumain et sur la nostalgie attachée à ce type de films par le public, à la fois convoquée et désamorcée. Andrei GORZO, Veronica Lazăr, « ‘…and Gypsies get many a beating…’: On the Significance of Radu Jude’s Aferim!. », Transilvania, n°6-7, 2022, p. 1-11 . La récupération symbolique comme mode de défense du capitalisme d’un côté et la persistance d’un « déjà-là » subversif de l’autre (comme la présence des animaux ou de la nature génératrice de chaos dans l’épilogue « L’Apocalypse Verte ») apparaissent alors comme deux faces inséparables d’une même image de la culture capitaliste. Eight Postcards s’inscrit en ce sens dans le prolongement spécifique de La Fille la plus heureuse du monde, qui soulignait la manière dont le tournage de publicités était un moyen pour les cinéastes de financer leurs films[99] [99] Andrei GORZO, Veronica Lazăr, « A Slight Unease About Capitalism: Radu Jude’s The Happiest Girl in the World and the New Romanian Cinema. », Op. Cit. , y compris ceux de Jude lui-même, tout critiques du système politico-économique qu’ils soient. Le réalisateur de La Fille la plus heureuse du monde, qui tourne le spot publicitaire « pour rendre service » et financer ses propres projets, était d’ailleurs incarné par l’acteur Serban Pavlu, habitué des films de Jude, que l’on retrouve au détour de certaines publicités de Eight Postcards from Utopia.

Jude et Ferencz-Flatz réinvestissent ainsi la force dialectique du geste de montage à la fois comme opération critique et comme mise en valeur des images les plus méprisables et méprisées, faisant du temps du cinéma une temporalité carnavalesque qui dévoile le potentiel subversif virtuellement attaché à chaque image, dont la dimension marchande, ironique ou critique dépend fondamentalement du contexte sémantique et matériel de leur diffusion. Renvoyant dos-à-dos la vision stéréotypée et aliénante de la publicité et une forme d’élitisme des régimes visuels, Eight Postcards from Utopia s’attaque alors surtout à toute forme d’autorité imposée à travers les images, de quelle que nature qu’elles soient.

À l'occasion du cycle « Dernier plongeon dans 2024 » de Contreplongée à la Filmothèque du Quartier Latin, Débordements programme Eight Postcards from Utopia le vendredi 24 janvier. Toutes les informations ici.