Presence, Steven Soderbergh

Ils ont des yeux pour ne pas voir

par ,
le 19 février 2025

« Le tableau, certes, est dans mon œil. Mais moi, je suis dans le tableau. »

Jacques Lacan, Séminaire XI

Steven Soderbergh publie chaque année sur son blog un « Seen, read », où il répertorie tous les films qu’il a vu et les livres qu’il a lu dans l’année. Ces listes sont souvent très surprenantes – en 2024, Soderbergh aurait ainsi vu quatre fois Les Dents de la Mer, et lu plusieurs livres qui en racontent le tournage. On peut ainsi savoir qu’au lendemain du début du tournage de Presence, le 9 septembre 2023, il a vu La Griffe du passé, grand film noir de Jacques Tourneur daté de 1947. En débutant le tournage d’un film de fantôme, on aurait plutôt pu s’attendre à ce qu’il révise les séries B horrifiques du cinéaste franco-hollywoodien, où il a, c’est bien connu, inventé une certaine esthétique de la « peur de l’invisible » (la fameuse scène de la piscine dans La Féline). Pourtant c’est ce film noir, où Kirk Douglas et Robert Mitchum faisaient leurs débuts, que Soderbergh a choisi de revoir. Il avait déjà vu le film le 24 mars 2023 – ainsi que le 7 juin 2020, le 11 août 2018, et le 30 décembre 2013 – et combien de fois auparavant. J’émets l’hypothèse que voir un film de Tourneur est un moyen de se rafraîchir la mémoire et de se laver les yeux, d’admirer la pureté d’un style, la caractérisation tellement mystérieuse et nette des personnages, la beauté des décors – j’ai d’ailleurs pensé, devant les décors tantôt très chargés et tantôt très épurés de Presence, à une phrase de Jacques Tourneur prononcée quelques mois avant sa mort, dans le documentaire pour la télévision Directed by Jacques Tourneur (1977)

« Quand je commençais la mise en scène, le décorateur venait la veille et il me disait de regarder le décor. Je me disais, il y a beaucoup trop de choses sur ces murs ! Enlevez-ça ! Alors on enlevait… Et j’ai vite appris que la caméra ne voit jamais tout, moi je voyais tout, mais la caméra voit des portions. Un mur où il y a des choses accrochées a l’air solide, un mur où il n’y a rien il a l’air d’être en carton, ce qu’il est vraiment ! Alors après j’ai toujours chargé, surtout dans les films d’époque, je mettais tellement de choses – c’est ce qu’Hitchcock fait – que c’était agréable à l’œil, on voit une portion, puis une autre portion… Et puis des choses de goût, pas des cochonneries. »

Quelques jours après le début du tournage de Presence, Soderbergh a vu un film d’horreur : le très étonnant Une soirée étrange de James Whale. Ce film de 1932, entre Frankenstein (1931) et L’homme invisible (1933), n’est cependant précisément pas un film fantastique, puisque le mystère qui l’habite n’est qu’un sous-entendu, une évocation : la vieille étrange maison (le titre original est The Old Dark House) où se déroule le film n’est pas hantée, sinon par la folie d’une famille recluse. Au fond que le scénariste de Presence, le grand David Koepp (auteur du scénario de Mission : Impossible, de Spider-Man et de plusieurs films de Spielberg, mais désormais collaborateur régulier de Soderbergh) y ajoute une véritable présence fantastique ne change pas le point d’attention central : le fantôme de Presence est un prétexte et un outil pour filmer des rapports familiaux complexes (un sous-entendu incestueux plane sur le film, comme sur The Old Dark House) et des moments de sentimentalités ouverts, décomplexés. Le film raconte comment, par-delà la mort, un jeune homme « mauvais » saura se sacrifier – son père, qui disait plus tôt « Il y a un homme bon à l’intérieur de toi, Tyler, j’aimerais le rencontrer bientôt », voit son vœu tristement et paradoxalement exaucé. 

Dans une scène au début de Presence, une agente immobilière jouée par Julia Fox fait visiter une maison à une famille. Elle désigne de la main un miroir en nitrate d’argent, dont elle dit qu’il a cent ans, et qu’il est « le cœur de la maison ». Ce miroir est aussi le cœur du film de Steven Soderbergh, qui le filmera à de nombreuses reprises, en évitant, bien sûr, soigneusement d’y capter son reflet – jusqu’à la dernière séquence, mais ce ne sera pas son reflet – ou plutôt ce sera celui du personnage et pas de l’opérateur.

« Son reflet » en effet, car comme à son habitude Soderbergh est metteur en scène, mais aussi chef-opérateur et monteur de ce petit film de moins d’une heure et demie, qui semble avoir été fabriqué en quelques jours – bien que ses films et séries se fassent dans une économie toujours plus modeste, l’unité de lieu, le dispositif de prise de vue (la caméra épousant le point de vue d’un fantôme qui hante la maison, toutes les scènes sont donc tournées en un seul plan), le nombre réduit de scènes et de personnages, tout cela nous ramène encore plus près de la série B, du cinéma de genre modeste, des sortes de films en modèle réduit. Nous citions Tourneur et Whale, deux cinéastes plutôt associés à la série B ayant tournés quelques grands films, les marquant autant de leur style inimitable que de cette transparence anonyme – l’idéal parfait de ce Soderbergh mineur que nous découvrons depuis quelques années, aussi bien metteur en scène « sur commande » officiant dans tous les genres (Presence est son premier film fantastique) qu’auteur au formalisme singulier.

Le dispositif formel de ce nouveau film, que nous avons résumé en quelques mots, gagnerait cependant à être décrit le plus précisément possible. La caméra est « à la place » du regard du fantôme, elle prend la place de son corps invisible et évanescent. Ce corps est à la fois très puissant et limité : il peut se déplacer très vite, agir sur quelques objets (dans une scène, il « souffle » sur les cheveux d’un personnage), mais il ne peut pas sortir de la maison, et ne peut se déplacer que comme un être humain (impossible pour lui de traverser les murs, par exemple). Dans ce film sans effets spéciaux numériques spectaculaires, le fantôme et la caméra sont réunis dans une seule entité qui se contente donc d’errer entre les pièces, dans les couloirs et dans les escaliers. Ses mouvements amples et élégants se font vite oublier : ils sont ceux d’un spectre qui n’est qu’une pure vision, comme l’est la caméra de fiction.

On pourrait aussi, commentant son rapport au savoir, faire un lien différent, non plus entre la caméra et le fantôme, mais entre le fantôme et le spectateur : pas seulement parce que ses deux visions se confondent, mais parce que ce fantôme « ne sait pas pourquoi il est là » au même titre que le spectateur ignore sa nature – on pourrait supposer que le fantôme découvre son origine au moment où le spectateur la découvre, c’est-à-dire au moment de la mort de Tyler – c’est pourquoi, dans la scène suivante, il attire la mère auprès du miroir, pour lui montrer qui il est. Mais le film conserve ses ambiguïtés : certaines scènes laissent penser qu’il a peut-être déjà une idée de son identité, sur laquelle il spécule, s’interroge (pourquoi détourne-t-il le regard lorsque sa sœur couche avec son petit ami ?). En cela Presence raconte une quête adolescente de découverte de soi, de construction fragile d’une identité : une construction qui, paradoxalement, passe d’abord par la mort. La medium qui apparaît à la moitié du film le dit : le temps ne fonctionne pas pour lui comme pour nous. 

Il serait bien plat de dire que Presence est un film « sur le cinéma », mais c’est certainement un film qui redouble le dispositif même de la vision spectaculaire, et les paradoxes de la position du spectateur. Et comment ne pas y penser dans cette manière de confondre travelling et mouvement « humain » (spectral certes), de rappeler à chaque instant que le regard de la caméra est une subjectivité portée vers d’autres subjectivités ? Ce qui est étonnant, c’est que ces travellings élégants et ces angles de prise de vue qui étirent légèrement les proportions sont, avant d’être les marques de la vision subjective d’un fantôme, simplement le résultat de la dernière manière soderberghienne (sans doute pour des raisons d’économie d’éclairage et de décors). Mais c’est le propre des formalistes, que tous leurs films puissent être interprétés comme des films « sur le cinéma ». Et que ce miroir autour duquel le film tourne (presque littéralement, puisqu’il est au centre géographique de la maison, la caméra traçant des arcs de cercle autour de lui) soit composé de nitrate d’argent, comme les pellicules photographiques fut un temps, est sans doute un indice de taille.

Ce fantôme-caméra a donc un temps d’avance : c’est ce qui motive son existence, et donc l’existence du film. Presence, tout en mettant en abîme ma place en tant que spectateur, en invente d’ailleurs une toute singulière : étant faussement confondu avec une subjectivité non-humaine, je reste spectateur d’un film narratif classique, que la présence du montage vient aussi révéler (on est comme téléportés d’une scène à l’autre, et d’une vision à l’autre). Au bout du compte je continue de suivre l’histoire, le drame de personnages humains – dont  j’entends parfaitement la voix, signe que le point d’écoute, comme dans la forme hollywoodienne la plus classique d’ailleurs, n’est pas placé au même endroit que le point de vue (sans parler de musique qui accompagne, presque à la Bernard Herrmann, toute la progression dramatique du film, et qui ne saurait être issue de la moindre « subjectivité »). Bien sûr, donc, que ce dispositif n’est qu’un leurre. Il ne trouve d’ailleurs sa motivation que dans un paradoxe temporel. Pour le plaisir, verbalisons-le : le fantôme de Tyler erre dans la maison parce qu’il doit se pousser lui-même à sauver sa sœur – mais en la sauvant, il se sacrifie, devenant ainsi la présence même qui le poussera au sacrifice.

C’est par le fameux miroir, filmé pour la troisième fois, que l’identité du fantôme se révèle. Mais est-ce bien lui qui se révèle à nous ? Est-ce le film qui nous le révèle ? Ou même est-ce le fantôme qui se révèle au film ? Et pourquoi la mère le voit-elle enfin, à travers le miroir – est-ce parce que lui s’y voit ? Parce qu’il s’est reconnu ? On sait que le miroir est pour Lacan une image essentielle, qui va bien au-delà du « stade du miroir » : il est un objet essentiel pour comprendre les processus d’identification du sujet. Or dans le Séminaire XI, dans les fameuses séances consacrés à l’anamorphose ainsi qu’à la dichotomie entre l’œil et le regard, le psychanalyste français cite à plusieurs reprises un poème d’Aragon :

Je suis ce malheureux comparable aux miroirs

Qui peuvent réfléchir mais ne peuvent pas voir

Comme eux mon œil est vide et comme eux habité

De l’absence de toi qui fait sa cécité

Or comme ce poème correspond bien, selon ses dires, à son analyse de la pulsion scopique, il pourrait également se plier à un commentaire du film de Soderbergh : la vision particulière que nous avons est celle d’un œil vide, sans présence matérielle et visible, et pourtant habité de sa propre absence paradoxale. Ce trouble prend des dimensions surprenantes lorsque les personnages regardent dans la direction du fantôme, et donc de la caméra. Ce n’est pas, ou pas seulement, une adresse, même paradoxale, au spectateur. C’est, par le redoublement formé par le dispositif, une manière de nous rendre notre regard, de refléter l’opacité de l’écran, d’en faire un miroir sans teint, de nous mettre dans le film même que nous sommes en train de regarder. Ce que les personnages regardent et ne voient pas, cette présence qui donne son titre au film et qui n’est que vision, ce n’est peut-être ni un fantôme, ni une caméra, mais un écran de cinéma, un écran qui les regarde. Lacan dit aussi, citant l’Evangile : « Les choses me regardent, et cependant je les vois. C’est dans ce sens qu’il faut entendre la parole martelée dans l’Evangile – Ils ont des yeux pour ne pas voir. Pour ne pas voir quoi ? – justement que les choses les regardent. »

Presence, un film de Steven Soderbergh, avec Lucy Liu, Chris Sullivan, Julia Fox, Eddy Maday, Callina Liang, West Mulholland...

Scénario : David Koepp / Image : Peter Andrews / Montage : Mary Ann Bernard / Musique : Zack Ryan

Durée : 1h25.

Sortie française le 5 février 2025.