La téléréalité, dont Le Loft, sa première occurrence en France, se parait d’oripeaux sociologiques pour se légitimer, devient l’objet de films de fiction naturalistes. Diamant brut d’Agathe Reidinger est l’un d’eux. À l’image de ses vingt premières minutes compilant des saynètes dans lesquelles Liane, l’héroïne, mène de nombreuses activités stéréotypiques d’une jeunesse contemporaine (aller en boîte de nuit, regarder Tik Tok, fumer des cigarettes électroniques « puff »…), le film ne cherche pas à montrer son objet – la téléréalité – mais à décrire l’environnement social et culturel qui pousse la jeune fille à candidater à l’émission « Miracle Island ». Un paradoxe en découle : le regard « sociologique » ne s’exerce plus au sein de l’émission mais par son hors-champ, à savoir la vie quotidienne d’une candidate. Par sociologie, nous n’entendons évidemment pas les méthodes propres au champ des sciences sociales mais cette façon dont le dispositif télévisuel ou cinématographique prétend exprimer une réalité sociale. Là où l’émission de téléréalité se voulait représentative d’une jeunesse populaire, Reidinger veut peindre la jeunesse en dehors des tournages, dans son milieu d’origine. Et ce paradoxe en cache un autre : censée donner à voir la « réalité », la télévision est ici prise par le biais de la fiction.
Le parti-pris que met en place Agathe Reidinger s’appuie sur une condamnation univoque de la téléréalité et des industries de divertissement contemporaines sans pour autant être sous-tendue par un cadre théorique. Parce que Liane est façonnée – et se façonne – en vue d’une notoriété à double tranchant, la cinéaste présente son objet, la téléréalité, comme une dégradation de l’image des femmes, assignant aux candidates un ensemble d’injonctions physiques et psychologiques, jusqu’à faire le lien entre ces médias (émissions, réseaux sociaux) et le travail du sexe dans sa dernière séquence. Ainsi la chirurgie esthétique et les maquillages élaborés de la jeune femme se conforment-ils aux attendus des castings. C’est d’ailleurs ce qu’implique le meilleur plan du film, celui de l’entretien avec la directrice de casting où c’est le corps de Liane, filmé en entier dans un plan large, qui est l’objet de questions. Un zoom avant se rapproche de l’aspirante candidate pendant que la recruteuse l’interroge sur sa sexualité, ses valeurs, et Liane de lui répondre parfois sincèrement, parfois par l’esquive. Le plan rappelle inévitablement les bobines d’un casting fameux de l’histoire du cinéma : celui de Jean-Pierre Léaud pour les Quatre cent coups. Aux réponses vivantes de Léaud se substitue le conformisme de celles de Liane. Comme dans le cas de Truffaut, Diamant brut est un premier film qui introduit Malou Khebizi, son actrice dans son premier rôle. Une double lecture naît alors, opposant la jeune actrice à la candidate, qui charrie une contradiction entre la mise en valeur de la comédienne recherchée par la cinéaste et les injonctions de la directrice de casting.
Hyper-sexualisée, Liane est pourtant vierge et entend le rester. Par ailleurs, elle s’occupe seule de sa petite sœur vivant avec une mère démissionnaire qu’elle condamne pour ses aventures répétées avec des hommes. Chez Liane, comme chez la réalisatrice, un certain puritanisme se dessine. Les lignes de fuite que trace Reidinger pour son personnage résident dans la religion – Liane est chrétienne – et une intrigue amoureuse avec un jeune homme qu’elle a rencontré en foyer. Mais elles ne vont pas bien loin. Marqueurs d’une conception traditionaliste des femmes des classes populaires, les contrepoints à l’hyper-féminité de Liane, requise par l’industrie, ne sortent aucunement des normes de genre, voire les renforcent. Si Reidinger prétend regarder de la téléréalité tous les jours, le diamant brut est bien poli par une cinéaste qui ne cherche pas à prendre au sérieux son sujet, seulement à répertorier – et déplorer – les signes d’un air du temps qu’elle a du mal à respirer.
En même temps que la sortie de Diamant brut, la deuxième saison de Frenchie Shore a commencé sa diffusion sur MTV et Paramount+ ainsi que sur un canal Telegram sur lequel j’ai pu suivre les aventures de dix candidat·es – cinq hommes, cinq femmes – caractérisé·es comme les « plus gros fêtards de France ». Objet d’une polémique sur les limites que ce programme, produit par Arthur, a franchies en termes de représentation et d’évocation de la sexualité, Frenchie Shore s’affirme d’autant plus vulgaire que son principe-même tourne autour du sexe[11] [11] Voir ici FRENCHIE SHORE : L’ÉMISSION LA PLUS TRASH DU PAF publiée sur la chaîne YouTube de Blast par les présentateurs Usul et Lumi. .Enzo, mascotte de la villa, tient en effet un « tableau de la ken » consignant publiquement les relations nouées pendant l’aventure. Nulle intention ici d’exonérer l’émission de tares bien présentes : elle est en effet vulgaire, s’approche par moments de la pornographie douce – le show est connu pour très mal flouter les scènes de nudité – et ne s’exempte pas de violences sexuelles – Kara, star de l’émission, a dénoncé l’agression sexuelle sous soumission chimique commise dans une soirée hors-tournage par l’ex-candidat Melvin, qui, pour ces raisons, n’a pas été reconduit dans la deuxième saison.
Frenchie Shore se déprend de l’ancrage sociologique que sous-tendent son genre, la téléréalité, et ses influences, à savoir l’émission américaine Jersey Shore – dont les candidat·es viennent du New Jersey, état réputé populaire outre-Atlantique. Ni Chtis, ni Marseillais, les shores ne sont pas caractérisés selon une origine (sociale, géographique) mais par une pratique commune, celle d’être des fêtards. Et pour payer leurs vacances, les candidat·essont mandaté·es par la production auprès de commerçants pour leur donner, bon gré mal gré, un coup de main, comme tout jeune vacancier. Ainsi se réunissent-ils autour d’un « esprit shore » qui rassemble un casting défendant une certaine diversité de profils jusqu’ici minorée par la téléréalité : Hardouin a grandi dans une communauté de gens du voyage, Ouryel a fait un coming-out trans, Enzo est ouvertement gay… Diversité en partie illusoire, d’ailleurs, car certain·es candidat·es se voient contraint·es de sortir de la villa pour trouver chaussure à leur pied : Enzo doit par exemple emmener ses ami·es dans un bar gay pour rencontrer de possibles conquêtes.
Le retournement des enjeux sociologiques a surtout pour rôle de faire de chaque shore l’emblème d’une composante de la jeunesse contemporaine mais aussi des personnages individué·es vecteurs de leur propre image et langage : ainsi en est-il de quelques formules marquantes comme la locution « bad horny » employée par Kara ou les métaphores florales qu’Ouryel utilise pour parler de sexualité. C’est à tout le moins ce que sous-tend le générique où chacun.e présente sa catchphrase censée le·la caractériser. Mais à l’annonce de la transition d’Ouryel, couplée à ses blagues rabelaisiennes sur la chirurgie esthétique, s’ajoute le discours à visée pédagogique que porte la jeune femme lors des interviews auxquelles elle est conviée. En ce sens, le·la candidat·e est recruté non seulement pour le personnage qu’iel pourrait devenir mais aussi pour la parole qu’iel pourrait véhiculer. Cela a évidemment pour effet de compenser l’image scandaleuse de l’émission auprès des médias spécialisés mais aussi d’ouvrir sa représentation de la sexualité à d’autres corps, d’autres profils et d’autres configurations.
Six des personnages de la première saison reviennent dans la seconde et trois autres vétérans apparaissent épisodiquement. Et, parmi les quatre recrues et demies – Guillaume quitte l’aventure en cours de saison pour que Patrick lui succède –, Yamina, jeune candidate francilienne, assume publiquement avoir été vierge jusqu’à ses vingt-sept ans. « Délicieuse, capricieuse et toujours allumeuse » selon sa catchphrase, celle-ci fait tourner en bourrique Tristan, dragueur benêt habitué des « coups d’un soir », qui la courtise pendant toute la saison. Comme des montagnes russes, leur relation alterne entre effusion d’amour et dépit et retarde la relation sexuelle. Dans cet entre-deux auquel Tristan est rarement confronté, se loge la parole et la tendresse auxquelles le jeune homme finit par céder jusqu’à fondre en larmes à la fin de la saison. Finalement, c’est en se détournant des enjeux de l’émission – la sexualité débridée – que ces deux personnages vont évoluer sans entrer en contradiction avec son esprit. En extrapolant un peu, on pense à la façon dont Stanley Cavell conçoit, à partir des comédies de remariage étudiées dans À la recherche du bonheur, la parole comme vecteur d’émancipation féminine déployé dans l’entre-deux que constitue le film pendant les aventures que vivent les personnages. Les évolutions des échanges entre Tristan et Yamina dans la durée donnent à voir une autre forme de relation. À contrepied des attendus des spectateurs et de l’industrie – qui font parfois part de leur agacement, ce récit donne à voir une séduction sur le temps long, où l’on discute de ses sentiments, où l’affection n’entraîne pas automatiquement une attirance sexuelle et où le désir ne se donne pas mais se construit.
Frenchie Shore a-t-il anticipé Diamant brut par ce personnage à rebours des attendus sexuels de son rôle ? Au contraire, Diamant brut est en retard, incapable d’appréhender les évolutions de son objet. Ces évolutions pourraient évidemment correspondre à celles de la société ainsi qu’au public ciblé : une jeunesse plus au fait des enjeux de féminisme et de racisme, adepte de programmes à l’image du progressisme contemporain. C’est une diversité de rapports au sexe que donne à voir Frenchie Shore bien loin de la traditionnelle opposition entre maman et putain du film de Reidinger. Mais, plus spécifiquement, elles indiquent la digestion par les industries culturelles d’une contre-culture, ici centrée autour des milieux festifs. Toutefois, l’intention cynique des directeurs de programme est concurrencée par un autre rapport spectatoriel et médiatique qui entoure l’émission et produit des effets originaux.
En effet, la glose entourant l’émission – journalistes, blogueurs, réseaux sociaux et les candidat·es elleux-mêmes – met en valeur l’envers du décor, à la fois dans sa facture ainsi que dans ses travers symboliques. Par exemple, le quatrième épisode de l’émission a conduit à une dispute violente entraînant un arrêt temporaire du tournage. Ces données non révélées par le show jaillissent dans des émissions suivies par des centaines de milliers de spectateurs qui commentent les épisodes après leur sortie. Deux candidats, Pepita et Hardouin, décident de coucher dans le « baisodrome » où Kara avait décidé d’installer sa chambre, sans lui demander, et en y laissant les traces de leurs ébats. Conçue comme une provocation par les deux candidats, cette scène est lue comme un moment de « téléréalité » par des commentateurs qui voient dans l’attitude de Pepita une stratégie d’autopromotion contraire à l’esprit « shore ». Pour ses suiveurs, Frenchie Shore s’oppose à la téléréalité classique, à ses stéréotypes, vue comme un dispositif de fiction, créé par la production mais aussi par les candidat·es qui ajustent leurs rapports pour gagner en notoriété.
Il n’y a pas dans Frenchie Shore de compétition institutionnalisée entre les personnages contrairement à Loft Story ou Secret Story et, précisément, le public sanctionne les candidat·es qui chercheraient trop à tirer leur épingle du jeu. Les disputes de Frenchie Shore sont régulièrement post-rationalisées lors de « scènes » où les parties prenantes expriment leurs griefs et tirent les conclusions de leurs effusions. Ces « scènes » complètent le traditionnel confessionnal de téléréalité où chaque candidat·e donne sa version des événements filmés dans la journée – occasion de fous rires dans Frenchie Shore. Ces apartés, où des candidat·es s’isolent du groupe, entendent approfondir des relations mais aussi constituer une matière à fiction, inscrire la réalité dans une narration. Dans un entretien récent, Kara déplore que sa « scène » de réconciliation avec Ouryel en fin de saison ait été expédiée par l’intéressée comme s’il fallait la faire pour achever le récit mais sans qu’il y ait de suite. La mise en récit de leur réconciliation aurait finalement aggravé leur rupture amicale.
En parallèle de la diffusion hebdomadaire de l’émission et entre chaque épisode, les candidat.e.s continuent à alimenter le récit non seulement sur leurs réseaux sociaux mais aussi sur des médias spécialisés. C’est notamment le cas sur la chaîne YouTube de Sam Zirah, journaliste spécialisé dans la téléréalité [22] [22] Sam Zirah a récemment décidé d’ouvrir sa chaîne au monde politique animant des débats entre des personnalités de gauche et d’extrême-droite. . Reçu·es en chaussettes, les candidat.e.s sont amené.e.s à discuter des « dramas » qui les opposent à d’autres membres de la villa ainsi que de thématiques personnelles, people et politiques : c’est ainsi qu’Hardouin s’exprime sur les violences sexuelles, Kara sur le racisme… Caisse de résonance de l’émission en temps réel, la chaîne de Sam Zirah prend l’initiative d’alimenter des récits parallèles, organisant, par exemple, une vidéo de réconciliation entre Kara et Ouryel, parties fâchées à la fin de la saison 2. À travers ces échanges tout aussi suivis que l’émission, on découvre un envers du décor. Par ailleurs, les candidat.e.s ne parlent pas aux dépends de la production : c’est librement – du moins en apparence – qu’ils s’expriment sur les conditions de tournage des émissions, conditions qui prolongent l’intérêt du public pour le show.
Dans Diamant brut, la télé et la réalité ne communiquent pas : ces deux mondes clos, divisés entre la villa et la vraie vie, entre l’illusion et la fiction naturaliste, ne se rejoignent que par l’intermédiaire d’un personnage-transfuge, Liane, qu’on ne voit jamais franchir la porte de l’autre monde. À cet égard, Frenchie Shore fait de l’extérieur, du contexte entourant les candidat.e.s, un élément de narration. C’est le rôle qu’occupent les vétérans qui s’invitent épisodiquement dans la villa, celui d’ouvrir le show à des parcours satellites. Par exemple, les événements qui opposent Julie, revenue au septième épisode, à Ouryel et Kara se sont produits hors caméra, lorsque les shores se sont revus en dehors du tournage. Un double niveau temporel naît alors : Frenchie Shore n’est pas uniquement le récit du mois de vacances d’un groupe de dix personnes mais aussi de l’entre-deux entre chaque été. Cette façon dont le show se nourrit du hors-champ donne une nouvelle caractérisation aux candidat·es : la téléréalité n’est pas leur unique profession et leur seule aspiration. En ce sens, la téléréalité, jusqu’ici recluse dans la villa, comprend un environnement large.
Louis Aragon déclarait à propos du réalisme dans l’épisode Cinéastes de notre temps dédié à Jean-Luc Godard : « Lorsque je vois un bout de trottoir dans un film de Godard, je sais que derrière il y a la mer, il y a un monde… » Diamant brut décrit un monde en vase clos et un enfermement inextricable signes d’une condition de son personnage principal uniquement perçue selon des stéréotypes. Ces symptômes sont ceux d’un cinéma naturaliste qui entend retranscrire par la fiction des données sociales et les mettre en récit. Ces films, qui veulent épuiser le réel, ne s’en approchent jamais, trop reliés aux intentions préconçues de leurs cinéastes. Dans un sens, la réalisatrice de Diamant brut se montre plus contraignante – par ses plans fixes surcadrés, par son récit implacable – qu’un format dont de nombreuses analyses postulent qu’il a initié l’hyper-surveillance contemporaine. Un dernier paradoxe en découle : la fiction prétend mieux retranscrire le réel que la télé-réalité quand ce format s’appréhende désormais, et ce assez largement, comme un dispositif de fiction. Au moins, dans Frenchie Shore, on sait qu’il y a la mer.