Le Mexique n’est pas un décor

À propos d'Emilia Pérez de Jacques Audiard

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le 26 février 2025

Avocate à Mexico, Rita Mora Castro (interprétée par Zoé Saldana) défend des criminels. Un soir, elle est soudainement kidnappée par les hommes de Manitas del Monte (Karla Sofia Gascon), le leader d’un important cartel. À sa surprise, il l’engage pour qu’elle l’aide à réaliser son rêve : devenir femme. Pour le monde et sa famille, c’est ainsi que Manitas meurt et qu’Emilia Pérez (Karla Sofia Gascon) naît en secret. Quelques années plus tard, Rita et Emilia se retrouvent, prétendument par hasard. Emilia réussit à rentrer au Mexique et, se faisant passer pour la cousine de Manitas, à faire en sorte que sa famille s’installe sous le même toit qu’elle. Les deux femmes orchestrent la rédemption d’Emilia en créant La Lucecita, une ONG qui aide les familles à trouver les corps de leurs êtres chers disparus. Emilia Perez aborde de nombreux thèmes sensibles tels que le narcotrafic ou bien la transexualité. À en croire une bonne partie de la critique, le pari consistant à interpréter la violence de ce monde en chantant paraissait réussi. Pourtant, d’autres voix, en particulier mexicaines, se sont élevées pour souligner les angles morts, voire la dangerosité du discours porté par ce regard, depuis la France, sur la réalité dans ce pays.

Au moment de sa sortie tardive au Mexique, Jacques Audiard défend ainsi Emilia Pérez dans les Inrocks : « Le cinéma, ça n’apporte pas de réponses. Le cinéma, ça pose des questions. » Suite aux nominations des Oscars, des critiques fleurissent sur les réseaux sociaux. Ces derniers jours, le débat s’est focalisé sur la polémique concernant les propos racistes et islamophobes de Karla Sofia Gascon remontés à la surface des timelines des réseaux sociaux. Réapparaissent aussi les propos d’Audiard à l’égard de l’espagnol comme étant la langue des « pays modestes, en voie de développement, des pauvres, des migrants. » Au Mexique, le terme « cringe » est souvent utilisé pour décrire Emilia Pérez : on décortique les détails d’un décor absurde ou on se moque de Selena Gomez pour son accent en espagnol. Afin de moquer les innombrables clichés d’Emilia Perez, comme l’enfant qui se rappelle en chantant que son père sentait le mezcal et le guacamole, une femme trans mexicaine, Camila D. Aurora  a même réalisé une satire intitulée Johanne Sacreblue. Dans une des scènes de celle-ci au restaurant, on fait référence au film Ratatouille avec un gag simple : chaque fois que l’on passe au contrechamp, il y a davantage de rats sur le corps de Johanne. Les piques sont acérées, assez pour égratigner la francophilie mexicaine – et pour susciter un rire bien mérité.

Dans une des premières scènes, Rita (Zoe Saldana) sort tard le soir de son cabinet et, de manière invraisemblable, continue à travailler sur son ordinateur portable au tianguis — marché ambulant, qui soit-dit en passant, se tient de jour et non de nuit. Rita est assise à un stand de tacos où la commerçante lui propose une autre tasse de café — on ne sert pas de café dans un stand de rue comme celui-ci et traditionnellement, d’ailleurs, ce sont les hommes qui préparent les tacos, on retrouve les femmes plutôt aux stands de quesadillas ou autres antojitos. Ces détails nous permettent, dès les premières minutes du film, de voir l’incongruité entre la création d’un monde fictif qui témoigne, à la fois, d’un désir forcené de vraisemblance sans intérêt pour son modèle. On voit qu’Emmanuelle Duplay et Sandrine Jaron (département artistique) ont travaillé d’arrache-pied, peaufinant les nombreux détails du paysage urbain de Mexico jusqu’au point où l’on se demande même si tout a vraiment été tourné dans un studio à Bry-sur-Marne. La bonne foi exige de rappeler que ce film est en effet une comédie musicale, ou bien, comme Audiard ne cesse de le répéter, une opérette ou un opéra. On conçoit bien que de ce fait, le jeu soit exagéré, que les personnages soient des archétypes, qu’on veuille amplifier leurs émotions par le biais de paroles rocambolesques. Qui plus est, de nombreux·ses spectateur·ices ont su apprécier le caractère camp du film et l’on arrive, tant bien que mal, à dire que ce n’est pas nécessaire d’être un expert sur un thème pour pouvoir l’aborder au cinéma. Il y a, cependant, un tournant dans le film, un moment décisif qui fait tout basculer.

Rita et Emilia sont assises au tianguis, lorsqu’une femme seule vient déposer une affiche de son fils, Octavio, disparu lors d’un voyage vers le sud, depuis Michoacan. Ce genre d’affiches circulent tous les jours sur les réseaux sociaux ici, sous un autre format : une photo récente à gauche, et du côté droit : l’endroit précis où la personne a été aperçue pour la dernière fois, comment elle était habillée, couleur de peau, de cheveux, taille, etc. Plus tard, lorsque les ossements sont exhumés grâce aux efforts des hommes qu’Emilia engage, on voit la femme s’approcher du sac mortuaire avant de se lever et d’embrasser la main d’Emilia. Dans la séquence suivante, cette dernière raconte à Rita que c’est à ce moment-là qu’ elle s’est aimée pour la première fois. Emilia dispose des moyens financiers pour faire parler ceux qui se sont débarrassés du corps du disparu, et obtient l’information pour effectuer la recherche, ce qui ôte à cette mère tout pouvoir d’action quant à la disparition de son fils. Il faut aussi noter qu’Emilia semble agir sans craindre que sa vie ne soit mise en danger par cette quête. Plutôt qu’une forme de réparation ou d’acte politique, on a plutôt affaire à une vengeance personnelle sur la violence perpétrée dans le passé par Manitas. Au Mexique, les disparitions sont vécues de manière personnelle mais constituent aussi une douleur collective car on estime qu’aujourd’hui, une personne disparaît toutes les quarante minutes. Officiellement, on recense 116 386 personnes portées disparues dont le cas des 43 étudiants d’Ayotzinapa, attaqués par « la police locale, complice d’organisations criminelles, et d’autres branches des forces de sécurité mexicaines, y compris la police d’État, la police fédérale et l’armée.[11] [11] Je conseille vivement le visionnage de la recherche faite par Forensic Architecture à ce propos.  » Cette affaire témoigne de la complexité mais aussi du danger qu’encourent les personnes qui décident de parler de ces sujets, notamment car “au lieu de garantir la justice aux familles des victimes, l’État mexicain a élaboré un récit frauduleux et manifestement incohérent des événements de cette nuit-là.” Selon le rapport du Comité pour la Protection des Journalistes, le Mexique est un des pays les plus dangereux : en 2025, quinze journalistes sont porté·es disparu·es. Ces chiffres finissent par ne plus susciter d’indignation au sein de la société mexicaine, comme anesthésiée par ce traumatisme sans fin. C’est sans doute pour combattre cet effet de sidération que de plus en plus de films tentent de représenter la lutte de ces personnes qui cherchent leur êtres chers.

Ainsi, de nombreux détails dévoilent la négligence d’Audiard. Pour les mexicain·es, le regard que porte le film sur les mères chercheuses (buscadoras[22] [22] C’est un terme que je ne traduirai pas, car il est important à mon avis, de le maintenir dans son contexte. ) fait preuve d’un manque de respect immense. Tout commence lorsque cette buscadora est mise en scène seule, sans défense. Dans le monde réel, le plus souvent ces femmes appartiennent à des collectifs de recherche, ce qui leur permet d’être accompagnées par une communauté de soutien indispensable[33] [33] « Ces personnes qui recherchent les disparus, et qui sont en majorité des femmes, sont devenues également de véritables experts médico-légaux, arrivant à identifier le type de sol, l’humidité, les odeurs. En outre, elles reçoivent des informations, souvent anonymes, sur l’emplacement possible de corps, coordonnent les recherches sur le terrain et se soutiennent mutuellement » indique l’OHCHR. . Par ailleurs, Emilia mentionne que La Lucecita ne prétend pas « remplacer les pouvoirs de l’État, mais collaborer avec eux pour aider ceux qui en ont le plus besoin ». On touche ici à un point très sensible car l’impunité et la corruption règnent au Mexique en particulier du fait de l’inaction du pouvoir judiciaire. Les autorités sont complices, notamment en tant qu’actrices d’une re-victimisation lorsque les buscadoras entreprennent la démarche de déclarer une personne disparue. Les policiers qui recueillent leur témoignage afin d’entamer une enquête, sont nombreux à les blâmer en les reprochant d’être de mauvaises mères, responsables de la disparition de leur enfant. De plus, le film ne mentionne que des cas où la personne disparue est présumée morte mais les recherches se font tout aussi en vida – c’est à dire en vie – qu’en campo – c’est à dire littéralement au champ, lorsque l’on cherche les ossement pour pouvoir leur offrir une sépulture.

Il y a quelques jours, j’entendais à la radio Delia Quiroa, porte-parole du Collectif de Victimes du 10 Mars, dire qu’elle et ses camarades allaient adresser une lettre à l’Académie pour partager leur colère. Ce qui, selon elle, était sans doute le plus douloureux c’est que le seul cas mentionné dans le film – celui d’Epifania, soulagée d’entendre que son mari avait été retrouvé mort, car il la battait – dépeint la personne disparue comme « mauvaise ». Les buscadoras luttent beaucoup contre les idées reçues que leurs époux, leurs filles, leurs fils, leurs sœurs, leurs frères soient impliqués dans le trafic de drogues ou le crime organisé. La scène du gala a particulièrement suscité la colère, tant la réalité est éloignée des chandeliers et des robes de soirées. Comme le dit bien Delia Quiroa, ce sont souvent les voisins ou les proches qui soutiennent les buscadoras, qui veulent surtout pouvoir s’équiper dignement pour leurs recherches (chapeaux, bouteilles d’eau, pelles). La majeure partie des ressources sont en général dédiées aux déplacements lorsque des recherches sont organisées dans une autre ville ou un autre état ; les analyses d’ADN sont aussi très coûteuses. Il est donc très rare de trouver de généreux bienfaiteurs qui soutiennent cette cause et encore une fois, en prétendant que ce soit les narcotrafiquants et les politiciens corrompus qui seraient prêts à mettre de leur poche, le crime et la violence sont glorifiés tandis que la lutte des buscadoras est rendue complètement invisible. Il semble assez net que ce film n’a aucunement pour but de mettre en lumière cette lutte et utilise la souffrance comme un outil narratif pour son récit et les péripéties de son personnage principal.

L’acteur Lazaro G. Rodriguez a récemment publié un article sur son blog signalant que l’indignation collective que suscite Emilia Pérez est bien moindre comparée à la révolte vis-à-vis de l’impunité et de la souffrance que cause cette violence réelle : « Pourquoi Emilia Pérez nous met-il plus en colère que l’état de fait que le film banalise et exploite ? ». Ce genre de questions témoigne de la véritable complexité de cette situation et malgré les propos d’Audiard : « Le cinéma, ça pose des questions », il semblerait plus juste de penser qu’ici, le contexte mexicain avait plutôt pour intention de servir d’arrière-plan pour une anecdote qui illustre un monde bien plus binaire – celui des femmes et des hommes ou bien celui des gentils et des méchants – avec des personnages qui n’arrivent à susciter que très peu d’empathie malgré la dureté de la réalité qu’ils prétendent incarner. Il n’est cependant jamais trop tard pour quiconque d’essayer de comprendre la difficulté qui entoure cette situation et d’essayer de l’aborder avec la subtilité qu’elle mérite. En effet, de nombreux films documentaires mexicains fournissent un contrepoint intéressant à Emilia Perez, en particulier vis-à-vis des disparitions et des familles de personnes portées disparues. Notamment, on les films de Tatiana Huezo (Tempestad, 2017 ou Ausencias, 2015), le plus récent portrait réalisé par Carolina Carral dans Volver a Verte (2020), No sucumbió la eternidad (2017) ou bien Ayotzinapa, el paso de la tortuga (2018).