La Voyageuse, Hong Sangsoo

Traduire dit-elle

par ,
le 5 mars 2025

Une faute d’harmonie
Pour qu’une autre mélodie
Se mette en place oui, je suis
de trop ici

Je suis de trop ici, Françoise Hardy

La méthode a de quoi étonner. Pour faire apprendre le français à des Coréens (notons que les dialogues en anglais procèdent déjà d’un premier effort de traduction), Iris leur demande d’exprimer leurs sentiments – les plus profonds, insiste-t-elle –, avant de les reformuler elle-même en français. Elle note ces quelques phrases sur un papier, les enregistre sur une cassette, puis confie le tout à ses interlocuteurs et interlocutrices. Rendez-vous la semaine prochaine. La méthode surprend tellement qu’on a du mal à comprendre, lors de la séquence d’ouverture, qu’il s’agit réellement d’un cours : après avoir tripatouillé un livre, évoqué de possibles exercices, Iris propose de sortir. La Française, en bonne avatar hongienne, passe donc par la bande pour toucher à une forme d’expression la plus sincère qui soit. Mais cette « sincérité profonde » atteinte après quelques détours paraît rapidement creuse, normée. Les deux premières leçons fonctionnent en miroir : l’« élève » se met à jouer de la musique (guitare, piano), se donne en représentation (particulièrement le couple du second cours), puis exprime des banalités d’usage (impression d’être heureux en jouant) ; lorsque Iris demande par la suite d’approfondir, les dialogues résonnent d’un même écho (agacement de ne pas jouer assez bien, désir de montrer son talent). La puissance démoniaque de la répétition, pour reprendre Deleuze, n’est pas une nouveauté chez Hong, mais voilà longtemps qu’elle n’avait pas été ainsi activée, imprimant une sensation d’amertume. Cette parole bégayante tresse un réseau d’interactions humaines comme vidées de leur sens, où le travail de maïeutique de la Française tourne presque à vide.

Iris semble être à l’intersection des précédentes compositions d’Isabelle Huppert pour Hong (les trois Anne d’In Another Country et la Claire de La Caméra de Claire), cultivant à la fois leur nonchalance et leur excentricité (particulièrement celle de Anne 2, qui bêlait face à des chèvres) – il faut la voir, avec le mari de sa seconde élève (Kwon Haehyo), badiner à coup de rires et de sourires déphasés se répandant dans un silence gêné. Mais c’est surtout sa marginalité qui déroute, car si Claire errait d’une même insouciance apparente dans Cannes, elle n’était pas étrangère en son pays. Si La Voyageuse circonscrit aussi sensiblement son retrait du monde, c’est parce qu’il réussit à capter son inscription de plus en plus ambivalente dans le paysage. Iris c’est une couleur, le vert. Grâce à sa veste entre les verts émeraude et irlandais, quasiment jamais quittée, sur ses épaules ou à sa taille, elle est toujours repérable dans le plan. Une couleur qui envahit parfois complètement le cadre, par l’entremise des feuillages des parcs arpentés, d’un mur ou du sol d’un toit, teintes dont la brillance paraît provenir de la saturation de l’image numérique au tournage. Un vert dont Iris semble vouloir qu’il contamine le plus infime des détails, comme ce stylo dont elle enroule l’extrémité avec un bout de scotch (vert). Mais il serait presque trop facile de se glisser avec une telle évidence dans le tableau : lorsqu’elle s’éloigne de ses élèves, empruntant d’une démarche singulière des chemins allant vers les arbres, elle manque presque de s’évaporer, comme avec le couple, où, en un panoramique aller-retour, la voilà déjà disparue du cadre. La traductrice serait un paysage inaccessible, détaché du flux narratif, à l’image de ce montage pas si coutumier chez Hong, où chaque leçon se conclut faussement avec un plan de contemplation de la nature, avant de retourner par la coupe aux personnages – au contraire de films tels que La Femme qui s’est enfuie ou Introduction, qui reliaient les deux par des panoramiques.

S’inscrire dans le paysage, donc, mais seule. Comme dans in water (La Voyageuse est toutefois une réussite plus mineure, ses gouffres émotionnels paraissent moins retors et abyssaux), la solitude, horizon choisi, est un possible espace de réconfort (La Femme qui s’est enfuie, De nos jours…) dans lequel se fondre, mais qui menace de se refermer sur ses invités, voire de les faire disparaître. Iris adresse cette phrase particulièrement émouvante et percutante à Ingeok (Ha Seongguk), jeune homme qui l’héberge, lorsque celui-ci se met à jouer non sans balbutier sur son synthétiseur : « Résiste à la tentation de te laisser séduire par le souvenir » ; conseil que l’on serait tenté de lui adresser vis-à-vis de son vagabondage. Après avoir quitté Ingeok et sa mère, puis ne pas avoir osé retourner à l’appartement (grand moment comique où Huppert écoute et renifle à la porte), Iris finit par errer dans un parc, sirotant du makgeolli[11] [11] Alors que l’alcool joue souvent un rôle de révélateur chez Hong Sangsoo, Iris, en dépit de ses légers excès, ne se laisse aller à aucun grand déballage. jusqu’à s’endormir sur des rochers en hauteur. Jusqu’où peut aller la fabrique d’une figure inaccessible, dont les pensées et les émotions, par ricochet, le seraient tout autant ? N’est-ce pas là une forme de complaisance dans une solitude terminale ? Quand le jeune homme finit par la rejoindre, c’est un autre rapport à l’espace qui s’envisage : à la gauche du cadre leurs deux corps, à droite l’horizon, confrontation sonnant tel un défi, celui de s’y projeter sans s’y dissoudre. Mais au contraire des précédents départs d’Iris, à travers lesquels se lisait une certaine fantaisie dans la clarté du jour, elle quitte les lieux accompagnée d’un ami. Si disparition il y a dans le paysage, au milieu de la végétation, elle se fait à deux, sans doute loin de toute velléité définitive.

Alors que son « travail » consiste à faire le lien entre les individus et leurs sentiments, et donc, pourquoi pas, trouver une place entre eux grâce à son effort de médiation, Iris se heurte à une comédie sociale qui l’astreint continuellement. Ainsi, cette femme, dont le jeune Ingeok semble presque dire qu’elle a illuminé sa vie, n’arrive jamais à s’inscrire pleinement entre les individus – décalage qui ne naît pas uniquement de son excentricité déphasée. Sa figure de voyageuse ne s’envisage pas sans une forme de méfiance, comme si sa légèreté sans attache – pour que, c’est le propre des itinérants, ses départs ne soient pas synonymes d’arrachement – était trop opaque pour permettre une relation de confiance (pas pour tous, toutefois). Si Iris n’est pas évincée à proprement parler par ses apprentis, on sent qu’elle est de trop, que cela soit avec le couple, voire entre sa première élève et le souvenir de son père disparu. La situation est plus trouble avec Ingeok, à l’arrivée de la mère de ce dernier, et touche plus explicitement à l’impossible incorporation du vagabondage de Anne à une comédie humaine déjà bien en place. Hurlant sur son fils, la mère d’Ingeok (Jo Yoonhee, décidément la grande actrice de Hong pour les reproches véhéments) enjoint très fortement son fils à demander à son invitée d’où elle vient, ce qu’elle a fait, le poussant à creuser l’image qu’elle consent à lui donner. En somme, elle lui ordonne, par l’intermédiaire de son fils, de se définir ; injonction à révéler son « secret » – heureusement préservé par le cinéaste –, son intimité, en dépit du simple réconfort de sa présence. C’est cette capacité à s’arrimer à la morale d’Iris, à préserver son intégrité, qui déjoue le piège d’un personnage trop brumeux et le charge d’une certaine émotion.

La traduction, pourtant force de rapprochement dans les premières séquences, entre l’élève et ses sentiments, mais aussi entre celui-ci et son enseignante, paraît acter l’éloignement d’Iris vis-à-vis des autres. L’exercice ne se fait pas seulement à partir des mots qui flottent dans l’espace, mais émane également du solide sur lequel on bute : une statue, une stèle, une façade ; trois supports gravés d’hommages ou de poèmes en coréen (on retrouve pour les deux derniers cas des poèmes de Yun Dongju, poète coréen mort à vingt-sept ans) qu’on traduit cette fois-ci à la Française. Malgré cet effort, ce pas vers la langue de l’autre, nouveau détour pour toucher à soi (la statue permet de parler du décès d’un père, son nom y étant inscrit ; Iris interroge la femme sur ce qu’elle a ressenti vis-à-vis de la révérence de son mari envers le monument), rencontre entre la langue maternelle d’Iris et l’écriture poétique (à la demande de la jeune femme présente, elle lit la traduction française du poème sur la façade), quelque chose résiste et conduit à une inévitable séparation. C’est à ce moment précis que se fait le plus latent le coût de la traduction, le poids qu’elle dépose sur les épaules de celle qui en a la charge. Comme si Iris n’était au final qu’une interprète de supports, rivés aux êtres et aux textes, seule avec ses propres formulations.

Depuis Conte de cinéma, et ce n’est pas une nouveauté, la grammaire hongienne ne bouge quasiment pas d’un iota : zooms, panoramiques, plans très longs voire plans séquences. Les ruptures avec celle-ci ne paraissent dès lors que plus intéressantes à relever, en ce qu’elles révèlent des inflexions de la mise en scène de Hong : les plans tremblotants de Hotel by the River, un plan séquence interrompu par le gros plan d’une photographie dans La Caméra de Claire, l’absence de zooms dans Walk Up ou encore le flou total d’in water. Ici, c’est un très gros plan, l’avant-dernier du film, qui déroute complètement. Tandis qu’Ingeok est à la recherche d’Iris, la tête de cette dernière surgit au premier plan, en énorme et légèrement floue. Si le plan résorbe la distance entre eux (Ingeok apparaît progressivement à l’arrière-plan), il résorbe aussi celle entre Iris et le spectateur. Cette proximité nouvelle serait comme un moyen détourné de s’approcher de ce qui plaît tant à Ingeok, et ainsi faire vaciller cette marginalité peut-être trop savamment entretenue. Sa proximité avec elle devient dès lors la nôtre, transformant Iris en une masse débordant du cadre, à la fois enfin tangible et profondément insaisissable. Avec ce plan, elle prend l’allure d’une planète, monde-Iris sur lequel Ingeok pourrait donner l’impression de marcher, astre solitaire las d’avoir traduit nos affects cachés.

La Voyageuse, un film de Hong Sangsoo, avec Isabelle Huppert, Lee Hyeyoung, Kwon Haehyo, Ha Seongguk...

Scénario, image, montage, musique : Hong Sangsoo

Durée : 1h30.

Sortie française le 22 janvier 2025.