C’est peu dire que l’ « effondrement » est en bien en vue sur la bourse des valeurs linguistiques. Sa hausse tient à sa nature de catégorie fantasmatique, davantage que conceptuelle (elle projette au lieu de décrire, et entretient l’indétermination propre aux angoisses[11] [11] Il s’agit par ailleurs d’une catégorie qui, historiquement, a pu être instrumentalisée à des fins de dépossession coloniale ou de confiscation politique. Jean-Baptiste Fressoz a beaucoup fait pour en historiciser les usages ambivalents. Voir par exemple son bref texte, « Effondrement : l’écologie des riches » ). La certitude de la prédiction n’a d’égale que le flou entourant le visage de l’événement. Aussi les collapsonautes[22] [22] Celleux pour qui cet horizon anxiogène a valeur de viatique de chaque instant. A ne pas confondre avec les collapsologues (bien que ce soit parfois les mêmes), qui font profession d’étudier avec une science plus ou moins assurée ce même horizon. vivent-ils au creux d’une double brisure : celle du temps – impossible de raccorder notre présent à cet avenir si lointain, si proche – et celle de l’imaginaire – impossible d’arrimer au réel humain les images précises de sa future dévastation (le réel non-humain, lui, est déjà démoli). Hormis des fantaisies à la Roland Emmerich, plus anxiolytiques que projectives, le cinéma s’est finalement peu préoccupé de combler ces lacunes[33] [33] Une série française justement intitulée L’Effondrement (collectif Les Parasites) l’a en revanche fait avec un incroyable brio. . La Fin de l’âge de fer est donc d’autant plus bienvenu que le film n’a rien d’un chant du cygne civilisationnel : pas d’apocalypse ici, mais une gangrène en slow-motion ; et surtout, pas de pleurs, mais un espoir. Sa force est d’avoir inversé à la fois l’angoisse et le sens du cataclysme. Ce dernier signe la fin de « leur monde » et le début du possible, une fois l’étau de l’État desserré. Quant à l’angoisse, elle change d’objet : le héros, Ulysse, biologiste anarchiste (« écoterroriste », dans le langage darmaninesque), dit avoir fini par comprendre que l’anxiété face à la fin des temps est l’ultime ruse des puissants pour assurer leur sauvegarde. Ce qui est terrifiant, en réalité, c’est que ce monde perdure, face à quoi l’effondrement a quelque chose d’une promesse (sans garanties toutefois : le film ne berce pas d’illusions et se contente de pointer ce à quoi pourrait ouvrir l’abîme – à un zadisme élargi aux dimensions du pays). Et, de fait, La Fin de l’âge de fer semble moins préoccupé par l’iconographie de la chute – malgré un sympathique plan sur une tour Eiffel s’effondrant – que par les dynamiques de refondation (de rejardinisation).
Mais expliquons (et divulgâchons). Ulysse, biologiste de formation et totoïde de cœur, soutient sa thèse en début de film ; un post-doc l’amène ensuite à rejoindre un laboratoire œuvrant en apparence à instrumentaliser des organismes capables de recycler certains matériaux. L’affaire est toutefois plus louche : on y sent la main noire de l’État, qu’Ulysse coupe en subtilisant un champignon capable de manger les métaux. Il le répandra ensuite dans le pays pour précipiter la fin du règne de l’iniquité. À partir de là, l’effondrement se littéralise : les armatures grignotées, les bâtiments s’écroulent – avec dessous « nos » morts, parce que, dit en somme Ulysse (en apôtre ambivalent), la fin d’un monde n’est pas un dîner de gala. Le film ne suit pas (moralement) son héros jusqu’au bout de son geste ; il se déporte assez vite vers son meilleur ami, Alexandre, qui à la fois célèbre et subit ce que l’autre provoque.
Le but, aussi, est moins de chanter une action directe empêtrée dans les impasses du groupusculisme que d’apprécier l’enchevêtrement complexe des effets et le spectre des positions. Cela n’empêche pas ce film de dégager une belle odeur de gauche : c’est ce qu’indique assez sa fin concentrée sur un zadiste accueillant l’entrée dans le « Mycocène » comme un bienfait, qui va au-delà de toutes les espérances portées par les luttes du siècle. On pourrait appeler « motricité de l’arrêt » cette belle croyance voulant que les énergies ne se libèrent qu’au repos. Le précédent film de Clément Schneider, Un violent désir de bonheur, tournait déjà autour de l’entrain inhérent à la trêve. Quentin Dolmaire y vaquait sans rien faire, seul, dans un monde que la Révolution française était en train d’ébranler. Comme l’a remarqué Sophie Wahnich dans un entretien pour Mediapart, le point commun aux deux films est l’intimisation d’événements atomisant le passé. L’autre point commun, outre une sensibilité exacerbée au végétal et au fungique, tient dans l’allégresse comme élixir de résistance. Ce pourquoi la question de la panique est à peu près absente d’un scénario qui s’y prêtait pourtant si bien : ce qui importe à Schneider, c’est de repérer par où s’engouffre le bonheur.
Mais ce n’est pas tout. La Fin de l’âge de fer se range dans la jeune mais déjà longue lignée du pseudo-found footage façon screenlife movie. Rien de nouveau sur le principe : Noah, Redacted, The Bay ou Searching sont déjà passés par là, et tatouer les images de fiction en leur apposant le sceau des anciens et nouveaux médias est devenu monnaie courante. La nouveauté réside plutôt dans la façon de pasticher cet imaginaire médiatique sans trop faire semblant de vouloir faire vrai. Car les fausses retransmissions de France Inter ou de Public Sénat, les simili-allocutions présidentielles, les vidéos d’un YouTubeur en jardinage (Alexandre) ou celles siglées Brut ne cherchent guère un réalisme mis sous le signe de la vraisemblance. On est loin, très loin de l’esthétique pourléchée propre à la télévision ou aux médias viraux (même la revendication « écoterroriste » apparaît bricolée avec rien, au point de faire passer les vidéos des Anonymous pour des blockbusters). Et de même que l’image ne cherche jamais à nous convaincre qu’elle copie correctement ce qu’elle n’imite que schématiquement, le jeu des actrices et acteurs se moque ouvertement de toute tentation naturaliste. On pourrait croire que tout cela est lié aux peu de moyens dont a bénéficié l’équipe de réalisation. Mais une autre hypothèse est plus enthousiasmante : posons que ces calques formels piratent (ou parasitent) au lieu de copier, en une sorte de brechtisme 2.0. La Fin de l’âge de fer semble toujours rire sous cape des imitations que lui-même produit, essayant moins de se conformer à quoi que ce soit que d’infliger une rouste esthétique à l’imaginaire médiatique contemporain. Il y a bien de l’allégresse dans cette irrévérence. C’est ce qui ressort du film à tous les niveaux, dans sa clinique de l’effondrement comme dans sa critique de l’audiovisuel fossilisé : une joie violente. Celle-là même dont sont faites les luttes.