De cette 22e édition des Rencontres internationales du moyen métrage de Brive, au moins deux lignes se sont dessinées. L’une qu’on pourrait dire axée vers l’espièglerie, inventive dans ses formes et ses expérimentations ; une autre plus sombre et empreinte d’une certaine lourdeur, dans laquelle l’aridité de la mise en scène corroborait parfois une forme de classicisme. Trois films de la première catégorie ont retenu mon attention, plus un quatrième qui serait peut-être à la croisée de ces deux mouvements, avec dans chacun des cas un élan vital qui soutient la force de l’essai cinématographique.
On pourrait d’abord croire que La journée qui s’en vient est flambant neuve (Mention du Jury) relève de la fiction. Des visages à lunettes cartonnées semblent attendre le surnaturel, nez levés vers le ciel. Une éclipse solaire va avoir lieu mais on se dit qu’il ne serait pas surprenant de voir surgir des extraterrestres de la pellicule. Finalement, on regagne bien vite l’intérieur de la Corvette, restaurant québécois dans lequel évolue le film et qui rappelle l’environnement familier des authentiques diners américains (espaces en voie de disparition). Par ce portrait d’un lieu à l’heure du petit déjeuner, Jean-Baptiste Mees parvient à capter une certaine marge de la population, celles et ceux qui ne dorment pas ou peu, se lèvent plus tôt et ont pour douce habitude de commander des œufs-bacon à prix abordable. Le cinéaste pose un micro, enclenche sa caméra Super 8 et saisit des anecdotes, des fragments, des rires, des manières singulières de se raconter. Des personnages mélancoliques ou malicieux se livrent à la caméra et lui donnent de nouveaux rendez-vous, sculptant l’armature d’un projet de film au long cours, au fil des saisons. Les variations de lumières, orangées ou bleutées, traduisent par les reflets de la neige ou du bitume chaud un temps documentaire palpable. Des interconnexions se créent entre les gens, le geste de filmer provoquant la rencontre entre certains des habitués. C’est assez ténu, l’image aussi est fragile, mais c’est beau car tout tient à cette sincérité du temps déployé, une petite économie qui crée sa magie propre et une confiance qui s’installe progressivement entre la caméra, le lieu et les êtres.
Du matin, un autre film fait son sujet. Partant de photographies de ses arrière-grands-parents endormis et de l’amusante anecdote du knocker-up[11] [11] Métier apparu pendant la révolution industrielle et qui consistait à réveiller les gens en toquant à leur fenêtre avec un bâton en bambou. , Meis Vranken construit avec The Morning (Compétition) une sorte de conte documentaire dans lequel elle explore son propre rapport au sommeil, ainsi que celui de ses amis. Probablement le plus libre et le plus plastique de la compétition, ce moyen métrage met en place une approche expérimentale intimiste. Avec des textures numériques bricolées qui donnent l’effet de panneaux en carton-pâte – ceux-là mêmes qu’on est susceptibles de faire coulisser lorsqu’on est enfant et que l’on souhaite fabriquer son propre théâtre de marionnettes –, le film s’ouvre et se referme sur le spectateur comme le rideau d’une fenêtre sur le lever ou le coucher du soleil (évoquant dans le même temps l’obturateur d’un appareil photo ou le mécanisme d’un projecteur de diapositives). Cette entrée en matière des plus artisanales donne le ton puisque d’autres expérimentations de l’artiste plasticienne lui répondront plus loin dans le montage, notamment avec ces grandes fleurs de tissu animées simulant une croissance accélérée au milieu des hautes herbes.
S’amusant de l’étrangeté de la bascule du monde du sommeil vers celui des éveillés, l’artiste se met elle-même en scène au réveil, caméra infrarouge à l’appui ou bien face au miroir de sa salle de bains. Dans un plan médusé hors du temps, elle se grime en créature pailletée émergeant du dessous de sa couette, sorte de poisson-porc-épic dont on ne saurait dire s’il est issu d’un rêve ou d’un cauchemar. C’est à partir de ces images qu’un récit documentaire se déploie, avec des images d’archives de knocker-uppers que Vranken confronte à des mises en situation contemporaines de cette pratique (désopilante caméra accrochée au bout d’une perche qui vient se cogner contre les vitres). Des individus ouvrent leurs fenêtres, les yeux encore endormis mais rieurs d’apercevoir leur amie au bas de l’immeuble. Juste dosage d’humour sensible et d’excentricité, le film est aussi le prétexte pour Meis Vranken d’aller à la rencontre de ses amis dans un moment de leur intimité qu’elle ne partage habituellement pas avec eux.
Cet état de veille perturbé, entre songe et éveil, fait d’une certaine façon écho au film de Marie Losier, Barking in the Dark (Compétition), programmé lors de la même séance. Fidèle à son approche portraitiste espiègle, la cinéaste s’intéresse cette fois-ci au collectif américain The Residents, connu depuis les années 1970 pour ses performances musicales art rock. L’anonymat de ses membres participe d’un univers fantasmagorique mystérieux où le merveilleux et l’horrifique se côtoient sous plusieurs formes, que ce soit dans la musique elle-même mais aussi dans les costumes, les clips vidéo et le merchandising développé par la Cryptic Corporation (compagnie de production dont Homer Flynn est le dernier représentant). Mêlant archives de plateaux télé, mises en scène en extérieur et images tournées dans les coulisses de la Cryptic Corporation, Losier fait le portrait d’un groupe, mais aussi d’une Amérique. Il est particulièrement émouvant d’écouter Homer Flynn se livrer en off, comme une sorte de legs qu’il s’autorise à donner ici de sa pensée, de ses souvenirs et de sa vision des Residents. Me reviennent les images de ce passage dans le film, le soleil est couchant sur les vastes étendues californiennes… Flynn parle de cet amour-haine qu’il a pour la culture américaine, mais l’importance pour The Residents de s’inscrire dans cette culture, quand bien même ils en sont à la marge. Peu après, sur des images tournées au Musée Mécanique de San Francisco, il évoque cet espace de l’entre-deux dans lequel se niche le groupe.
« L’espace entre fantaisie et réalité, c’est là que The Residents habitent. Enfant, je suis tombé sur cet espace, en allant au Freak Show voir Grace McDaniels, la femme au visage de mule. De l’extérieur vous voyez une incroyable affiche représentant une femme à tête de mule. Tu es un gosse de 12 ans, tu veux voir ça. J’y suis entré, et cette pauvre femme si pitoyable se tenait là. Elle avait une sorte de maladie de la peau qui faisait que la peau tombait en plis de son visage. J’ai ressenti beaucoup de pitié pour cette femme qui se montrait. Quand je suis rentré dans cette tente, ayant payé mes 25 cents, j’étais qu’un gamin super excité. En l’espace de quelques minutes, tu sors en te sentant sale. C’est ça, à bien des égards, l’esthétique des Residents. Ce qui est devenu si fascinant pour moi ce n’est pas l’affiche accrocheuse qui se trouve à l’extérieur ou la figure si pitoyable de cette femme désespérée à l’intérieur, mais l’espace entre les deux. C’est là que se trouve la magie. »
Cette révélation donne une clef précieuse pour interpréter l’ambiguïté sur laquelle se construisent bon nombre de démarches artistiques : la fascination comme une zone où l’être humain est dessaisi de lui-même, désarçonné ; le vertige d’un sentiment suspendu qui ne trouve pas de résolution univoque, élargissant les possibles d’un imaginaire sans balises, et ouvrant une voie pour exorciser ses peurs et ses hontes.
Ce désarroi, que traduit si bien en mots Homer Flynn en s’attardant sur les visions de son enfance, m’évoque la tristesse que je retrouve sur le visage de Riccardo Rosselli, l’homme et ami que filme Diane Sara Bouzgarrou dans Mon cœur ne bat pour personne (Prix du jury Diffusion et Champs-Élysées Film Festival). Devant le terrain vague sur lequel se dressait jadis l’habitation du tueur en série Jeffrey Dahmer, Riccardo paraît désemparé. Il ne s’agit pas de déception à proprement parler, mais davantage d’un sentiment de déphasage. Une tristesse liée à une absence. Comme si quelque chose s’était décalqué en se décalant, ne laissant d’un sentiment original que sa pâle copie. La promesse d’un fantasme, d’une fascination morbide qui rencontre une réalité insaisissable.
Diane et Riccardo se rendent dans le Wisconsin pour tourner un film en lien avec l’obsession de Riccardo pour celui que certains surnomment « le cannibale de Milwaukee ». Ils s’installent à l’Ambassador Hotel (lieu associé à l’un des crimes) et entament un pèlerinage dans la ville. Progressivement, Riccardo se renferme sur lui-même. Lors d’une visite guidée macabre, il ne témoigne d’aucun enthousiasme et s’isole du groupe. Le système de tournage à plusieurs caméras permet de passer d’un plan à distance au point de vue plus rapproché de la caméra DV que tient la réalisatrice, juste à côté de son ami. Le regard de ce dernier est littéralement perdu dans le vague, il ne trouve plus d’image à laquelle s’agripper. C’est par ce biais que Bouzgarrou devient une sorte de relais et qu’elle construit en tant que cadreuse une passerelle de la fiction vers le documentaire, et inversement. Son double statut d’amie et de cinéaste la conduit à penser sa mise en scène en cohérence sensible avec sa posture. Elle se sert de sa caméra comme d’un entonnoir pour tenter de capter d’autres images, à la fois plus sourdes et plus fines malgré l’aspérité du grain de la DV. C’est à travers ce dispositif que l’émotion trouve son chemin et qu’un récit hybride émerge. Du risque de romantiser le lugubre, le film s’en détache petit à petit pour dessiner le portrait d’un homme en proie à la plus grande des solitudes, presque un étranger pour lui-même. « J’ai compris qu’à l’intérieur de moi était l’endroit où je me sentais le plus en danger. » À eux deux, filmeuse et filmé parviennent à investir cet espace de l’entre-deux qui offre à Riccardo la possibilité de recalibrer sa place dans la relation qu’il entretient avec l’objet de sa fascination, tissant en creux un propos assez poignant sur l’homosexualité et la perception monstrueuse que l’on peut avoir de soi.