Victor Morozov et moi avions jeté les premiers mots de cet échange il y a un an et demi. J’étais très engagé dans le jogging, un peu dans la natation, maintenant je préfère la musculation ; il faisait plus de vélo qu’aujourd’hui. Une rencontre à l’arrivée du Paris-Roubaix en avril 2025 aura relancé la machine et l’envie d’enregistrer quelque chose, moins sur les rapports entre sport et cinéma, que sur les « images du sport », profitant de Rolland-Garros comme contexte propice à la publication (sans compter la Ligue des Champions, et le Tour de France qui débute bientôt). Hasard de calendrier, Victor a publié en mai, en Roumanie, Ecranomanie, un recueil d’articles consacrés à des images qui ne relèvent pas du « cinéma » à proprement parler : des images de sport donc, mais aussi des images de télévision, des TikToks, des installations, etc. Ce sont deux amateurs qui discutent ci-dessous, mais l’un de ces amateurs a publié quelques dizaines de pages sur le sujet à l’étude ; c’est donc plutôt l’autre amateur qui l’interroge. [11][11] Nous publions également cette semaine un texte de recherche de Thomas Choury consacré aux rapports entre images sportives et imagerie scientifique.
Débordements : Quand on avait discuté pour la première fois de cet entretien, à Porto, tu avais parlé en ces termes : « Écriture critique, écriture sportive ». J’avais trouvé la formule intéressante. Pourquoi cette formulation ?
Victor Morozov : Je ne sais plus ce que je voulais dire à ce moment-là, mais je peux te dire ce à quoi ça me fait penser aujourd’hui. Entre l’écriture « critique », sur le cinéma, et l’écriture sur le sport, il y a des affinités. Le fait que le geste sportif, comme un film, produise du sens, que le geste sportif aussi est une écriture, par exemple. J’ai toujours été intéressé par le fait de frayer un passage entre les deux, ou d’essayer de le faire. Et puis à ce moment-là il me semble que j’avais autre chose en tête : c’est l’écriture critique comme écriture sportive, c’est-à-dire d’écrire dans une forme d’urgence, de fébrilité, de prendre ça comme une épreuve physique.
D. : C’est marrant que tu dises ça, car je me suis mis à faire beaucoup de sport au moment où j’ai commencé à beaucoup écrire, et à écrire à Débordements. Tu publies un livre où il y a beaucoup de textes sur le sport, j’imagine. Est-ce que ça t’a toujours intéressé ? C’est venu avant le cinéma ? Et quels sports ?
V. M. : Je consommais beaucoup de sport à la télé, plutôt du tennis et un peu de cyclisme, mais je ne comprenais pas comment ça fonctionnait. Et puis le foot bien sûr. Mais je consommais ça – tiens, même le fait de dire « consommer »… – sans arrière-pensées, je considérais cela comme pas très digne d’intérêt. Et puis, en lisant, en grandissant, je me suis rendu compte que j’avais quand même beaucoup de connaissances sur le sport, c’était même, au collège, le seul moment de partage entre les types cool de la classe et moi… Et puis j’ai vu qu’on pouvait s’intéresser au sport autrement. Le cinéma est devenu important de la même façon, en fraude, pour avoir un peu plus de liberté, dans le climat un peu provincial d’où je viens ; c’était aussi un objet moins digne, moins noble. Mes profs, au lycée, voyaient ça comme du pur divertissement, alors forcément c’était très libérateur de le prendre au sérieux. C’est comme ça que je me suis retrouvé à écrire et à penser le sport, clandestinement, en tant qu’objet déconsidéré, dévalué par la plupart des gens, qui n’y voyaient qu’un jeu, une compétition, des valeurs assez superficielles, voire nuisibles, comme la compétition, etc.
D. : Mais donc, toi, quand tu t’intéresses au sport, que ça te plait, est-ce que tu as l’impression que c’est quand même parce qu’il est question d’image, ou d’une impression esthétique ?
V. M. : C’est venu après, dans un deuxième temps, et maintenant c’est de plus en plus le cas, quand je regarde ça je ne peux plus ne plus le voir. Mais quand même, l’émotion vient en premier. Je reste un spectateur naïf, qui jouit d’un spectacle. Toutes ces questions, même celle du spectacle, sont des questions communes au sport et au cinéma. Je me suis plu à une certaine époque à essayer de mélanger les deux, avec plus ou moins de réussite…
Car aujourd’hui l’image joue un rôle primordial dans le sport, et le sport, par la façon dont on le conçoit aujourd’hui, joue un rôle dans les différents âges de l’image. On voit que dans l’Histoire, le sport moderne et le cinéma sont à peu près contemporains.
D. : Oui, les Jeux Olympiques modernes c’est à la toute fin du XIX siècle [en 1896].
V. M. : Il y a une histoire commune, et au moment où la télé se développe et se démocratise, le sport est influencé par ça. Le tennis moderne est un résultat du plan et du cadrage télévisuel. Et puis il y a aussi le fait que je suis assez francophile dans ma formation, et c’est clair que réfléchir sur le sport en tant que personne qui vient du champ de l’image, c’est une affaire française, et ça ne date pas d’hier – ça date de bien avant Daney même.
D. : J’ai l’impression que la télévision en tant que telle, c’est un peu foutu pour elle, mais à la limite une des dernières choses qu’on regarde encore à la télé, c’est le sport.
V. M. : C’est vrai que moi aussi j’ai envie de dire que c’est foutu : j’ai pas de télé, les gens de notre génération ne regardent pas la télé… Mais la télé reste quand même un gros truc. Dès que je rentre chez mes parents, j’allume la télé pour voir du cyclisme, quand ce n’est pas mon père qui est scotché devant son match de tennis. J’ai l’impression bizarre que, au moins dans la réflexion, on est passé directement d’un âge du cinéma à un âge des médias numériques, et la télé est un peu prise en étau, on ne s’intéresse plus trop à elle. Mais c’est vrai que la télévision reste le sanctuaire du sport. Par la question du direct…
D. : …et du temps aussi : être devant un téléphone pendant une heure et demie, c’est quand même difficile, la télé reste le bon dispositif.
V. M. : Tout à fait, mais en plus ça dépend aussi des sports. Le cyclisme, c’est un sport qui vit tout l’année, même dans la pause hivernale il y a le cyclocross, mais le marathon tu vas le regarder aux Jeux Olympiques et puis c’est tout, le reste du temps c’est un truc de niche : il y a des sports comme ça qui vivent deux semaines tous les quatre ans. De plus en plus j’aime regarder ces sports qui ne fonctionnent que dans la durée : pour être un bon cycliste il ne faut pas faire 10 kilomètres, il faut faire des sorties de cinq ou six heures. Le marathon pareil, ça dure quelques heures. Donc ça crée quelque chose de particulier, voir une étape de cyclisme à la télé pendant quelques heures c’est forcément intéressant : tout à coup ils sont obligés de faire des choix de mise en scène pour combler le temps, le manque, parce qu’il n’y a pas que de l’action. Si tu regardes l’ensemble d’une étape à la télé, il y a beaucoup de temps de vide, et ce vide, tu le sais en bon lecteur de Daney, c’est ce qu’on ne voit jamais à la télé ! Le vide, l’inaction, la stase, dans une étape de plaine où rien ne se passe, tu as juste les commentateurs qui parlent des sites touristiques, de la bouffe ou je sais pas quoi.
J’ai rencontré mon ami Patrick Holzapfel après qu’il ait écrit une courte notule dans Notebook où il parlait d’un tel vide lors d’une étape du Giro d’Italia : il avait neigé, la course était arrêtée, alors la régie a décidé de montrer des plans quasi-abstraits depuis l’hélico avec le paysage brumeux de la haute montagne. Il se trouve que j’étais moi aussi devant la télé, chez moi, à ce moment-là, mais il m’a fallu lire le commentaire de Patrick pour comprendre que déceler ces « aberrations » de mise en scène télévisuelle, c’est quand même un truc de critique, et je dirais même un truc de cinéphile. Tout à coup, il y a un petit événement d’images qui se produit au sein d’un cadre qui ne change jamais[22][22] Pour en savoir plus sur les accrocs dans la diffusion de cette étape, on pourra lire cet article de Cycling Weekly..
D. : Tu as dit que tu regardais du foot, c’était les matchs internationaux, ou la compétition locale ?
V. M. : Plutôt les matchs internationaux. Je me suis intéressé un peu aux matchs internes à la Roumanie, mais bon, impossible de passer sa vie à faire ça, parce que les équipes sont nulles… [rires] Pour moi c’était d’abord un spectacle international, c’était un événement, qui se reproduisait tous les deux ou quatre ans.
Je sais qu’on va parler de plusieurs dimensions, de spectacle, de cadrage et tout ça, mais il y a trois jours je rentrais du cinéma, il était 23h30, près du Panthéon, et il y avait un restaurant très bourgeois qui montrait un match de la Ligue des Champions. Il y avait des livreurs, noirs évidemment, qui regardaient dehors, et à l’intérieur des blancs. Et pile quand je passe, il y a une grosse occasion du PSG, et alors que tout était calme, tout à coup tout le monde s’emballe, crie… Et c’était quand même une image, le sport peut faire ça aussi. C’est folklorique, un cliché, un discours de marketing, mais ça garde une part de vérité : ça reste un grand égalisateur, par cette immédiateté, ce côté nu de l’émotion, alors qu’il y a énormément de fric par ailleurs.
D. : Ça me fait penser à des images de la politique française. Toutes les images de Macron sont nulles (on peut penser à son passage aux Rencontres du Papotin, qui pourtant est une émission plutôt pas mal[33][33] Nous avions publié un texte de Pierre Feytis sur cette émission en 2022.). Mais quand Macron a un rapport au foot, ce sont les rares moments où il me semble assez authentique. Par exemple il y a la vidéo où il s’écrie : « Oh merde ! » parce que Monaco a battu l’OM, et Brigitte Macron qui dit « Mais on s’en fout »… Moi je pense que c’est vrai, que c’est une des seules images de l’humain derrière la machine. Même tout le truc avec Mbappé, c’est de la communication, mais c’est une communication qui est vraie.
V. M. : Le sport est une quadrature, un champ de forces contraires. Il y a de la vérité, de l’émotion, et ça rencontre la communication, le marketing, les gros budgets. C’est conflictuel, mais aussi intéressant. Quand j’écris sur le sport ou les images – puisque j’ai aussi écrit quelques chroniques sportives lambda sur un site spécialisé – je ne suis pas seulement dans une approche démystifiante. Par exemple j’ai écrit un texte sur la Coupe du Monde au Qatar, et en effet c’était très problématique d’assister à ça, une Coupe du Monde dans un pays qui n’a aucune tradition autour du foot, et puis tout ce qu’on savait sur les morts sur les chantiers pendant la construction des stades : bien sûr tout ça est affreux, et c’est bien d’en parler, mais moi ce que je voulais apporter (car d’autres font ce boulot d’investigation mieux que moi) c’était mon regard à moi, un regard de cinéphile, un regard qui ne change pas, alors que l’objet change. On aurait pu aussi avoir le regard d’un sociologue ou d’un anthropologue, mais ce n’est pas mon regard.
D. : Quand tu commences à écrire sur le cinéma, tu écris tout de suite sur les images sportives, ou ça vient après ?
V. M. : Non, j’ai commencé plus tard, en 2022. C’était une affaire française justement, et pour la plupart des textes c’est venu après des lectures, Daney notamment, avec la lecture du Tome 3 de La Maison-cinéma et le monde qui a été assez libératrice pour moi, où il écrit sur le sport, mais aussi les débats télé, la guerre, la révolution roumaine… Tout à coup ça ouvre un champ des possibles, comme écrit Pierre Eugène c’est cette ferveur de la curiosité qui permet d’éviter le deuil, parce qu’il se prend lui-même de vitesse.
Ça m’a aussi mis dans une autre durée du texte par rapport à l’écriture, dans une position de journaliste, où il fallait vite avoir une réaction. Il faut que le texte se charge de cette vitesse et de cette intensité : si tu publies ça deux jours plus tard, c’est mort, plus personne ne va être intéressé. Un autre truc que j’ai fait pour ce livre, c’est tester plusieurs vitesses d’écriture : un texte plus documenté, recherché, une mise en perspective historique à côté d’une réaction à chaud.
D. : C’est vrai que se dire que Daney a vu les matchs de tennis comme il a vu les films, c’est très étonnant.
V. M. : Oui, c’est la critique de cinéma de la vie, le cinéma comme moyen de penser la vie… Enfin c’était toute son idée de la critique. Pas seulement pour le sport, pas seulement pour les images, mais pour plein d’autres choses : le montage, on peut le voir partout, dans la littérature, dans les devantures des cafés… Je dois quand même dire que même si Daney écrivait depuis son point de vue, depuis le cinéma, il s’y connaissait vraiment bien en tennis, donc c’était pas juste une vue extérieure : il était dedans aussi. Et ça aussi c’est important.
Dans les universités anglo-saxonnes, en général, il y a cette formation appelée media studies, où on se penche sur d’autres objets que le cinéma, mais pour moi c’était différent, ce que fait Daney, ce que j’ai fait – je n’ose pas me comparer à Daney bien sûr, mais tu vois ce que je veux dire.
D. : Oui, il vient quand même du cinéma, donc il décrit un pays étranger mais depuis son point de vue.
V. M. : C’est exactement ça : tester cette possibilité. Est-ce que ça a une valeur heuristique d’étudier ça « comme le cinéma ».
D. : C’est un autre lien que moi je peux faire entre sport et cinéma : quand je regarde une finale de Roland-Garros et quand je regarde un film qui me bouleverse, il y a ce truc qui m’obsède, c’est que certes je regarde l’image mais suis un peu dedans, je suis dans les corps. C’est existentiel, sentimental, érotique aussi ; il faudrait faire des erotic studies… D’une certaine manière quand je regarde Alcaraz gagner, ou plutôt perdre, quand il foire son service et qu’il est mort de rire, là je suis dans son corps, et ça c’est incomparable. C’est pas juste que c’est une expérience sensible, ce n’est pas du tout le même rapport au fait d’écrire, de ressentir, d’analyser.
V. M. : Bien sûr que ça se recoupe quelque part : en effet, l’idée est que d’une certaine manière toutes les choses se valent, que tout est bon pour l’analyse : un film de Bresson, une pub et un match de tennis. Mais la manière est différente.
D. : Mais donc, quand tu écris sur le sport, tu n’écris pas non plus un simple commentaire sportif ?
V. M. : Non, mais les choses se mélangent, c’est ça qui est intéressant. Pour moi c’est important de ne pas plaquer sur le sport un discours qui vient d’ailleurs. J’essaye d’abord d’avoir une petite base, de « m’y connaître » comme amateur du sport, d’être un peu dedans, comprendre les règles, le sens du jeu… C’est aussi ça qui permet d’avoir le recul nécessaire pour voir ce qui se répète et pouvoir aussi se dire « ça c’est une image un peu nouvelle », que le jeu ne devienne pas transparent, que c’est quand même un spectacle médié. J’essaye d’être à mi-chemin entre une critique de cinéma et, disons, un essai de Barthes dans les Mythologies.
D. : C’est peut-être ça la différence : dans le sport il y a une particularité, c’est qu’il y a des règles, qu’on doit « connaître » le sport. Un critique qui regarde un film sur la chasse, qu’il connaisse ou pas la chasse, ça ne va pas forcément l’éclairer, alors que dans le sport, quand même, le commentaire esthétique qu’on fera sera forcément augmenté par notre connaissance du jeu. Par exemple, sur Tardes de Soledad, les spécialistes de la corrida n’étaient pas vraiment passionnants, alors que les critiques, qu’ils aiment ou pas, qu’ils connaissent ou pas, ils pouvaient être plus ou moins intéressants, ça n’avait rien à voir.
V. M. : Tout à fait. Et d’ailleurs je ne suis pas du tout un précurseur : un théoricien qui a beaucoup compté pour moi là-dessus, qui a produit selon moi une des pensées les plus vives par rapport aux images de toutes sortes, en France, c’est Patrice Blouin. Il a été un temps rédacteur aux Cahiers, et entre 2008 et 2010 il a publié trois livres, à mon avis absolument fondamentaux, qui parlent de sport et des images du sport. Le dernier s’appelle simplement Images du sport et synthétise sa pensée : il y analyse beaucoup d’images, des photo-finish, de la technique de transmission… Et c’est là que j’ai pu me confronter – à part chez Daney, qui est quand même très connu – à cette histoire, qui commence avec Rohmer. En 1960, Rohmer écrit un texte magnifique sur les JO de Rome : un texte absolument révélateur, qui n’a rien à voir avec l’image de papi conservateur qu’on a parfois de lui aujourd’hui (à mon avis à tort de toute façon), mais un texte frais, courageux, où il s’intéresse à la mise en scène du spectacle sportif télévisuel. Il fait une sorte d’analyse cinéphile, presque de politique des auteurs de la transmission télévisuelle, et il termine en disant qu’il faut s’intéresser à ce type d’images[44][44] « Il importe de poursuivre cette exploration, sans oublier les activités parallèles, annexes – fonctionnelles aurait dit Bazin – d’un moyen d’expression qui, trop fort de sa bonne conscience et du zèle indiscret de ses adorateurs, ne court pas aujourd’hui de plus grand danger que se laisser enfermer dans la même tour d’ivoire que les autres arts contemporains. » Eric Rohmer, « Photogénie du sport », in Cahiers du Cinéma, n°112, octobre 1960, pp. 57-60. En ligne sur le site des Cahiers du Cinéma à cette adresse.. Donc c’est quand même une vieille histoire : après bien sûr il y a eu Charles Tesson, Jean Hatzfeld, et puis Daney bien sûr, des choses qui me manquent un peu aujourd’hui. C’est ce à quoi je voulais venir : le sport à la télé, c’est un rendez-vous régulier, on sait que ça va revenir tous les deux ou quatre ans…
D. : Parfois une fois par an : tous les ans je regarde Roland-Garros et Wimbledon. Je sais que ça va avoir lieu, je l’attends, j’ai hâte que ça arrive, etc.
V. M. : Cette périodicité, c’est comme de l’agriculture : chaque année tu sèmes, chaque année tu vois ce que tu peux récolter, et tu peux voir si a changé ou pas, si c’est pareil que la dernière fois ou pas. La Coupe du Monde de football c’est très intéressant, puisque ça a lieu tous les quatre ans, et la technique évolue très vite. Il y a une sorte de dialectique entre ce qui est toujours pareil, qui reste inchangé depuis la nuit des temps, et ce qui change. Il y a toujours de nouvelles inventions, des nouvelles technologies…
D. : Il y a une évolution des mouvements et des gestes aussi. Je sais qu’on dit ça dans le baseball par exemple, qu’il y a une évolution des gestes qui est très lente mais qui progresse petit à petit, année après année, décennie après décennie.
V. M. : C’est aussi le cas dans la transmission. On peut en tirer des bilans et voir ce qui a changé, par exemple avec la VAR [dans le football, Video Assistant Referee, ou l’assistance vidéo à l’arbitrage], le Hawk-eye [Système d’arbitrage vidéo au Tennis, aujourd’hui utilisé dans la plupart des grands tournois], les simulations… Il y a deux ou trois éditions de la Coupe du Monde, ils ont amené ce qu’ils ont appelé la « spidercam », puis ils l’ont retiré, parce que ça n’a pas pris. Or c’est important, car la manière avec laquelle un sport est transmis joue sur la perception du sport dans la mentalité des gens, de quoi il doit avoir l’air. C’est difficile d’introduire du nouveau dans ces architectures, car elles sont très ancrées. C’est aussi pour ça que le sport m’intéresse, par ce rapport périodique : à la fois changeant et figé.
Je me dis qu’un fan d’un sport qui regarde ça constamment à la télé, il ne voit plus du tout la mise en scène : on la voit la première fois, et puis on oublie. Mais dès qu’on introduit un nouvel élément, ça saute aux yeux ! Ça m’est arrivé avec le cyclisme : j’étais à Dublin, je regardais une coupe du monde de cyclo-cross, ça se déroule sur des petits parcours, dans des sous-bois… Et tout à coup je vois que l’image bouge à fond dans les airs : c’était un drone. Ça a brisé cette illusion, cette transparence, parce qu’il y avait un nouveau mouvement, un nouveau régime de visibilité. Là-dessus il y a beaucoup à dire : sur le replay, sur le slow-motion, le noir et blanc… Il y a des figures comme ça, quand on est spectateur à la télé, on s’habitue, on ne les remarque même pas, alors que si on fait un pas de recul c’est très étonnant, très significatif. Par exemple Blouin écrit que le slow-motion est tellement connoté qu’on sait instinctivement qu’il représente le passé.
D. : D’ailleurs il y a une émotion très particulière dans le sport, qui est provoquée par ces dispositifs visuels et esthétiques, c’est la question du doute, de la preuve. Typiquement dans le foot : est-ce qu’il y avait hors-jeu ou pas ? Et alors l’image répond à l’ambiguïté.
V. M. : Dans le foot, c’est aussi accompagné par la VAR, et par le commentaire. D’ailleurs je suis sceptique sur la VAR, qui ramène un peu l’image au statut de preuve… J’ai fait une blague quand j’écrivais là-dessus : si les comités qui ont décidé d’introduire la VAR avaient lu plus de critique de cinéma, ils sauraient que voir plus ne signifie pas forcément voir mieux. J’ai l’impression que maintenant dès que quelqu’un marque un but, il y a cette séquence, comme un gag, où le joueur regarde vers l’arbitre effrayé, parce qu’on a vu des buts annulés pour un rien : avant il y avait ce sentiment d’injustice, mais ça allait avec le jeu, le hasard…
D. : Quand je me suis mis à regarder beaucoup de tennis j’étais très étonné par le fait qu’ils utilisent finalement assez peu le Hawk-eye, qui a modifié une des dynamiques du tennis, le joueur qui râle. Les joueurs râlent toujours, mais moins : soit ils demandent un Hawk-eye, soit ils arrêtent. Cette figure a toujours été ambiguë – le tennis étant un sport bourgeois, le joueur qui râle est parfois mal vu – mais il y a quand même un petit plaisir, à condition qu’il se calme rapidement…
V. M. : Au foot, ça faisait un drôle d’effet de voir l’arbitre se déplacer tout le temps vers cet écran, et agir comme un critique de cinéma, chercher le sens, la preuve… C’est une image très étrange, avec l’image de la régie où il y a beaucoup d’écrans, la procédure… Ça introduit une autre tonalité dans le jeu, un peu policière en fait. Tout à coup, le jeu est plus surveillé, plus cadré, scruté. Il y a plein d’événements qui ne pourraient plus jamais arriver : le but de Maradona avec la main, la main de Thierry Henry, ou, encore pire, le coup de tête de Zidane à Materazzi, qui s’est un peu passé hors-champ. Ça ne pourrait plus jamais arriver un truc comme ça, qui passe inaperçu, qui échappe à la visibilité !
D. : En même temps, le changement que ça a induit dans le sport n’est pas qu’à jeter : le Hawk-Eye, par exemple, c’est aussi un moment de grande intensité, de tension. D’ailleurs il y a un très beau film de Theo Anthony qui s’appelle Subject to Review (2019), qui porte spécifiquement sur la marge d’erreur du Hawk-Eye.
V. M. : Ça me rappelle une très belle réflexion du même Blouin, qui disait que « [d]’abord, en tant que reconfiguration numérique d’un ensemble de données, [le Hawk-Eye] propose, au sens policier du terme, une reconstitution de la scène et non pas un simple témoignage. » Il montre que le Hawk-Eye, ce n’est pas ce qui s’est passé, c’est une potentialité, c’est « le parcours plus probable » d’une balle visualisée comme « une entité géométrique ne connaissant ni la violence de l’impact ni les chocs de la déformation [55][55] Patrice Blouin, Images du Sport, Montrouge, Bayard, 2012, p. 142-143. ».
D. : Oui, ce qu’on voit bien dans le film de Theo Anthony c’est que le Hawk-eye produit des images opératoires qui calculent la position de la balle mais qui ne la filment pas, c’est une interprétation mathématique.
V. M. : Voilà, ce n’est pas une trace, c’est, toujours d’après Blouin, « une variable possible du jeu ».
D. : On a relancé l’idée de conversation parce qu’on est allé voir l’arrivée du Paris-Roubaix, et je voulais poser la question de « voir en vrai ». On sait que la question se pose beaucoup dans le tennis : il y a d’un côté Daney qui parle de « privilège télégénique du tennis », et de l’autre il y a David Foster Wallace qui dit exactement le contraire, qui dit que le tennis c’est bien plus puissant en vrai qu’à la télé – il dit même que « le tennis à la télé est à l’expérience du tennis ce que le film porno est à l’expérience de l’amour humain[66][66] David Foster Wallace, « Roger Federer as Religious Experience », in New York Times, 20/08/2006, accessible en ligne, traduit en français par Gaëlle Rowarch ici. ».
V. M. : Pour ce qui est de regarder le sport, moi je suis un téléspectateur – je suis plutôt Daney [rires]. Le cyclisme – c’est le sport que je connais le mieux, dont l’histoire m’est familière – c’est particulier : si tu vas le voir en vrai, ça dure 10 secondes, donc c’est fait pour la télévision. Avant la télé, le cyclisme était un sport qu’on ne voyait pas, qu’on lisait, c’était fait par les chroniqueurs. Le Tour de France a été mis en place par la presse, c’était une forme de promotion pour un journal. C’était un exploit journalistique aussi ! On ne le voyait pas, mais le lendemain on ouvrait la gazette et on lisait. Et puis la radio est apparue, et après la télé. Le cyclisme est vraiment un sport à part, par son économie du temps, qui est complètement étendue. J’ai parfois été au bord d’un stade de foot ou de handball, mais alors je ne pensais qu’au côté sportif, et c’est tout.
D. : Je sais que tu as écrit un texte sur la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris, et que ça t’a beaucoup intéressé. [77][77] Sur le hors-champ de cette cérémonie et les enjeux politiques liés à l’organisation des Jeux Olympiques, on peut lire ce texte de Brunelle Lapeyre consacré à La Terre des Vertus de Vincent Lapize, qui revient sur l’évacuation des jardins ouvriers d’Aubervilliers.
V. M. : J’étais devant la télé pendant les derniers JO – pour moi c’était un grand spectacle télévisuel. Ça m’arrive encore d’en parler avec des gens, des jeux mais aussi de la cérémonie, qui pour moi a été une date. Pareil : la cérémonie d’ouverture des JO, c’est une date régulière, d’ailleurs c’est la seule qu’on regarde pour de vrai (qui regarde la cérémonie d’ouverture de la Coupe du Monde ?). Et c’est un prélude, un régime d’images différent : c’est la contre-image de ce qui va se passer pendant les deux prochaines semaines. C’est un peu l’art contre le sport, et en même temps c’est connecté ; il y a tout le monde dedans et après on verra les individus… Et c’est un événement géopolitique, idéologique, on connaît les enjeux internationaux. Et puis ça pose la question : qu’est-ce qu’on peut dire de « mainstream » sur un pays, en l’occurrence sur la France ? Quelle est l’image qu’on veut donner de ce pays ? Quelles sont les politiques qu’on défend, quelle est la mise-en-scène qui convient ? D’ailleurs on a beaucoup comparé cette cérémonie avec celle de Yang Zhimou en Chine en 2008, qui était une autre date marquante.
Plus je regardais la cérémonie de Thomas Joly, plus je me disais que c’était vraiment un spectacle audiovisuel, fait pour un spectateur devant sa télé. Pour profiter de cet événement dans son intégralité, pour rester « fidèle » à sa conception, sa genèse, il fallait être devant la télé, pas dans les gradins (en plus il pleuvait…), puisque le spectacle gagnait en dimensions, il se développait dans des dimensions réelles et virtuelles. Il y avait des séquences pré-enregistrées raccordées avec la réalité, par exemple ce raccord pour moi absolument hilarant avec les surfeurs à Tahiti, en short, bronzés, alors qu’à Paris il pleuvait à mort… C’était fou, c’était une pure opération de cinéma, de raccord hyper classique entre deux univers complètement déconnectés, et donc d’autant plus révélateur. Pour moi il était évident que l’équipe de ces jeux s’adressait au spectateur de télé, que c’était fait pour passer par l’image.
D. : J’ai appris des semaines après, alors qu’on ne parlait que de Thomas Joly, que Patrick Boucheron était le co-auteur du spectacle, et ça explique tout, parce que c’est un homme d’images, qui connaît l’histoire de l’art, qui aime les associations d’images…
V. M. : D’ailleurs ces associations étaient très hétérogènes. Là où en Chine on avait tout concentré dans un stade, tout était millimétré, à Paris il y avait une atomisation, avec plusieurs scènes, des images d’archives qui s’inséraient dans le live, des sketchs, de la comédie musicale… Toutes sortes de choses qui à cause de la pluie – ou plutôt grâce à la pluie – créaient des ruptures, de la discontinuité. C’était peut-être une arrogance de ma part, mais quand on m’a demandé de faire la liste des 10 meilleurs films de l’année 2024 j’ai mis ça en première position : pour moi c’était le spectacle audiovisuel de l’année, avec tout ce que ça charrie, les faiblesses, les contradictions, le fait que c’est un spectacle fait par la France afin de rayonner dans le monde, les couacs, les temps morts, mais aussi tout ce que ça renvoyait de beau, de collectif, de sportif, de corporel… pour avoir le vrai ressenti de cet événement il me semble qu’il fallait en faire la critique de cinéma.
D. : Est-ce que tu as une consommation d’images sportives via YouTube ou les réseaux sociaux ? Quelles images ? Puisqu’on peut voir du best-of, des archives, ou plutôt du commentaire, de l’explication…
V. M. : Je regarde beaucoup de highlights, de best-of, tout ça. Pas trop d’archives : pour moi le sport a à voir avec l’immédiateté, ça doit se consommer dans l’instant, et puis on oublie, on passe au prochain match… Ou alors ça reste un souvenir magnifique, mais un souvenir. C’est aussi ça la différence avec le cinéma : je ne revois pas de vieux matchs ou de vieilles courses. C’est fait pour être oublié. Écrire là-dessus, d’ailleurs, c’est se tenir face à cette aporie, écrire sur ce qui sera oublié demain, et c’est très bien comme ça. Mais c’est aussi le rapport avec la critique, ce rapport avec l’actualité : la critique doit faire de la place pour un film, mais parfois pour mieux l’oublier, et il faut l’oublier pour passer au prochain. Il y a une grande futilité, mais aussi une grande liberté là-dedans. Donc je consomme des best-of, mais dans un autre rapport : là c’est un rapport assez sportif, je ne m’intéresse pas trop au style ou à la mise en scène. C’est pour revoir le geste.
D. : En fait ce que je me demande, c’est si c’est une nouvelle image – quelque chose d’autre, pas la télévision. D’ailleurs il y a quelque chose dont on n’a pas parlé du tout, sans doute parce qu’on ne les connaît pas assez, c’est les sports de combat. C’est encore une autre économie d’images : images publiques, privées, commentaires… C’est ce qui se développe le plus en ce moment, il faudrait en parler, notamment – il faut bien le dire – parce que c’est hyper populaire, surtout dans la jeunesse. Sans parler de l’esport…
Quelque chose qui m’a étonné c’est que les comptes qui partagent ça sont les comptes de la compétition elle-même : c’est le compte Instagram de Wimbledon qui partage les highlights de Wimbledon. C’est comme si l’événement produisait sa propre image, il s’autocongratule. Jamais Wimbledon n’avait pu dire que Wimbledon c’était génial, il fallait un journaliste indépendant. Je pensais aussi à ce qu’on pourrait décrire comme du néo-commentaire sportif, qui à la limite revient presque au commentaire écrit, comme un compte rendu.
V. M. : Là où tu touches très juste c’est que c’est d’autres images que la télévision. Parfois ils peuvent prendre des images de la transmission officielle, mais ce n’est pas toujours le cas : parfois, dans le cyclisme par exemple, ils reprennent des images des spectateurs au bord de la route.
D. : Je pense aux streams de Mohamed Henni, qui se filmait en train de réagir aux matchs de l’OM, il s’énervait, il cassait sa télé à coups de marteau… C’est encore un nouveau truc, c’est à côté de la télé. Est-ce que c’est pas plus « vivant », plus proche de nous ?
V. M. : Peut-être plus immédiat, spontané, terre-à-terre… Ça se lie aussi à ce que tu disais, que la télé perd son privilège, et qu’elle est peut-être en train de le perdre aussi sur le sport.
D. : J’ai aussi envie de dire que plus c’est un sport populaire, plus c’est le cas : le tennis, ça va rester à la télé, et pour longtemps. Mais le foot, je ne sais pas. Sans parler de tout le problème sur des droits : si tu veux regarder la Ligue 1 en France, il n’y a quasiment plus aucun match à la télé, les plateformes coûtent extrêmement cher [88][88] Le principal fournisseur en France, DAZN, propose des abonnements à partir de 15 euros par mois, mais les abonnements complets peuvent coûter près de 40 euros par mois., alors que le foot est censé être « le sport populaire ».
V. M. : Ça l’éloigne aussi de cette base populaire. C’est pareil en cyclisme : il y a un gros scandale au Royaume-Uni parce qu’il n’y aura plus de retransmission du Tour de France à la télévision à partir de l’année prochaine, ça ne sera qu’en ligne et payant.
D. : Un autre usage des images du sport, très largement accéléré par les réseaux sociaux, c’est l’apprentissage. Moi, quand je me suis mis au sport, au jogging d’abord et plus récemment à la musculation, et je trouve une quantité de contenu pour apprendre complètement folle – surtout pour la musculation. J’ai partagé récemment une vidéo de Mike Israetel, qui a fait une vidéo sur pourquoi il arrêtait les compétitions de bodybuilding. La vidéo dure une heure, on le voit faire son entraînement, il pousse comme un dingue, et entre chaque exercice, il est à bout de souffle, et il raconte des choses très personnelles, sur son rapport aux stéroïdes, ses difficultés par rapport aux compétitions, pourquoi il arrête, etc. C’est assez triste d’ailleurs. Et j’ai trouvé ça très beau : comment il enseignait, par l’exemple, et en même temps il vulgarisait une pratique qu’en plus on ne connaît presque pas en France – la plupart des gens qui font de la musculation ici ne font pas de shows de culturisme. Et c’était tout en même temps : le voir pousser 150 kilos dans des exercices où moi je tremble en en soulevant 30, et la manière qu’il avait de se raconter, son ouverture…
Dans le bodybuilding, il y en a un qui a explosé les réseaux sociaux, c’est Sam Sulek, qui se filme pendant des heures en détaillant son régime colossal, ses entraînements invraisemblables, ses trajets en voiture, et dont les vidéos marchent très bien parce qu’il est très sympathique, qu’il a de la gouaille quoi. C’est un sport bizarre car c’est un sport dédié uniquement à la monstration : les compétitions sont des concours de beauté, il n’y a aucune démonstration de force.
Enfin bref : moi, la pratique que j’ai du sport est très liée aux images, le jogging c’était pareil, j’ai regardé des vidéos sur la meilleure manière de respirer, comment on se prépare à un marathon, etc. D’ailleurs c’est un sujet qui m’intéresse de manière générale, le potentiel pédagogique des images.
V. M. : Un de mes meilleurs amis est hyper passionné par le vélo, mais il ne regarde pas le cyclisme à la télé par exemple. Pour moi, les deux viennent ensemble, et en même temps c’est différent… J’ai pas trop réfléchi à ce truc mais pour moi aussi ça a été très important : comment se tenir, comment pédaler, comment se nourrir…
Mais tu me mets sur une autre trajectoire qui m’inspire : celle des rapports que les sportifs décident de cultiver avec leurs fans, presque un tête-à-tête avec la fanbase. Je parle de vélo parce que c’est ce que je connais : il y a des cyclistes, et certains très importants, qui ont une chaine YouTube où ils partagent, par exemple, « à quoi ça ressemble une journée dans la vie d’un sportif pro ». Ça c’est intéressant, puisque le sport avait quand même gardé cette aura, on ne connaissait pas trop les coulisses. Si on ne faisait pas partie du staff, qui est quand même une très petite marge de personnes, on ne savait pas : on ne voyait que le visible, le tip of the iceberg, mais on ne savait pas ce qu’ils faisaient vraiment.
D. : Ou à la limite un reportage télé, mais hyper sécurisé…
V. M. : Oui, très cadré. Alors que là tu te retrouves avec un sportif dans sa chambre d’hôtel, tu vois comment c’est chez lui, ce qu’il cuisine, comment il calcule les calories, les glucides, et puis il part à l’entraînement, il y a quelqu’un qui le suit avec une caméra, ou bien il se filme avec son propre téléphone… C’est une autre dimension : le hors-champ du spectacle. Je m’étais passionné à un moment par la manière dont les cyclistes façonnent leur image publique sur Instagram : la plupart gardent une image très standard, avec beaucoup de photos de compétitions, aujourd’hui troisième place, on fera mieux la prochaine fois, « full gas! », enfin des clichés. Il y en a d’autres, très peu, qui essayent d’en sortir, d’avoir un contact humain, avec leur copine, leur chien, tout ça. C’est pareil pour les interviews à la fin des courses, et c’est pareil en foot : tout le monde fait des déclarations bidon, on respecte nos adversaires, on s’est bien battu…
Tout ça pour dire – et ça me fait revenir au début de la conversation, sur « l’écriture sportive » – qu’il y a une manière de se construire comme sportif. En tennis il y avait McEnroe, hyper colérique, qui imposait sa marque de fabrique, et d’autres qui ne sont pas du tout charismatiques. La plupart du temps aujourd’hui ça ne donne rien, parce qu’il y a des sponsors qui exigent qu’ils se comportent d’une certaine façon…
D. : J’étais très déçu en suivant Alcaraz sur Instagram, parce qu’en tant que joueur il a une aura très particulière, et sur les réseaux il est insipide.
V. M. : La plupart des cyclistes que je suis c’est pareil. Ils essayent de sortir le moins possible du lot, parce qu’ils ont les marques, les fringues, la montre…
D. : J’ai l’impression que les seuls qui peuvent totalement maîtriser leur style, c’est les plus connus sur la Planète, à savoir Ronaldo et Messi. Tous les deux ont réussi à avoir une image publique hyper travaillée, mais ils sont à un tel état de richesse, de pouvoir, qu’ils peuvent au contraire imposer des trucs aux sponsors. Il y a la fameuse image de Ronaldo en conférence de presse, qui pousse la bouteille de coca et met une bouteille d’eau à la place…
V. M. : Oui, il arrive à se moquer d’un sponsor comme Coca-Cola. Et si tu suis quelqu’un comme ça, tu peux trouver, percevoir son style… Tu peux quand même établir une sorte de « politique des auteurs » d’écriture sportive, même si c’est assez difficile.
Il y a ce film sur McEnroe, grosse référence, L’Empire de la perfection, où on peut le voir. Bien sûr il s’intègre un peu dans le discours qui dit qu’à mesure que le temps passe, les joueurs sont de plus en plus sages, il n’y a plus de passion, plus de vivacité, on connait ça, c’est une plainte assez récurrente. Mais ce film arrive à trouver la clé de ce personnage, de sa façon de jouer d’images qu’il produit lui-même. Pour moi c’est un geste un peu exemplaire de ce qu’on peut faire sur ce terrain-là. Le réalisateur, Julien Faraut, travaille à l’INSEP, l’Institut National du Sport, il est archiviste, et on voit qu’il connait le sport : il connait les règles, la norme, et c’est comme ça qu’il peut dire que McEnroe défie la norme et s’en éloigne.
D. : Je voulais finir en te demandant si tu avais vu des films, des films de cinéma, qui t’avaient habités vis-à-vis de leur rapport au sport ?
V. M. : Bonne question… Les films de Julien Faraut, mais c’est des films de critique, de théoricien. Toi, tu en penses quoi ?
D. : Il y a quelques jours j’ai vu Pumping Iron, un documentaire sur la carrière de bodybuilder d’Arnold Schwarzenegger, et j’ai été assez déçu – je suis souvent déçu. J’avais entendu un cinéaste dire que Raging Bull était complètement nul parce que ça n’avait rien à voir avec la vraie boxe, que c’était fait par quelqu’un qui n’y connaissait rien. Mais moi je pense qu’on s’en fout un peu. Par exemple j’adore Rocky, tous les Rocky. J’ai dû voir deux matchs de boxe dans ma vie, mais ça m’a suffi pour voir que Rocky ça n’a rien à voir avec la boxe. Mais Rocky c’est magnifique quand même, ça n’a pas besoin…
V. M. : Voilà, c’est ça la question que tu poses. Récemment je parlais avec Barnabé, avec toi, de Challengers. Moi je n’avais pas aimé, mais toi et Barnabé disaient une chose, c’est qu’il filme le tennis comme on ne le filme pas à la télé, il met la caméra sur la balle, il filme l’aporie, l’impossible, l’interdit, constamment. J’avais reproché au film qu’il ne sache pas filmer le tennis, mais en fait il l’assume à fond, et il le revendique même. Il y a ce texte fameux de Charles Tesson, « Le ballon dans la lucarne [99][99] Cahiers du Cinéma, n°386, juillet-août 1986, pp. 40-47 », une très fine analyse sur la transmission de la Coupe du Monde de foot en 1986, où il dit que dès que quelqu’un comme Mocky dans À mort l’arbitre, filme depuis le milieu du terrain, « dès qu’il passe par l’œil physique pour filmer le football, ça sonne faux » par rapport à cette nécessité d’extériorité, cet « interdit physique d’être sur le terrain que la télévision a imposé ». Mais en y pensant, je me dis que c’est peut-être, quand même, une voie pour le cinéma.
D. : Ce qui m’intéresse aussi dans Challengers, c’est qu’il s’intéresse à des trucs qui ne sont possibles que parce que c’est du tennis, mais qui n’ont rien à voir avec le tennis. Par exemple les corps des acteurs – autant Josh O’Connor, il peut faire illusion, autant Mike Faist pas du tout…
V. M. : Oui, il ressemble à un cycliste, à Jonas Vingegaard !