Entre Déménagement (1993) et Jardin d’été (1994), tournés à un an d’intervalle, quelque chose se déploie comme un diptyque secret dans l’œuvre de Shinji Sōmai : deux récits d’enfance confrontée à la disparition, aux mouvements du deuil et aux silences hérités. Si Déménagement mettait en scène Renko, une fillette prise dans les turbulences d’un divorce, arpentant des territoires urbains et ruraux dans une instabilité permanente, Jardin d’été – adaptation du roman de Kazumi Yumoto – opère un recentrement spatial et émotionnel : l’enfance se trouve au centre, comme espace de présence intense à la finitude, au monde, à la mémoire. Trois garçons, Kiyama, Kawabe et Yamashita, passent l’été auprès d’un vieil homme – qu’ils ont d’abord observé en secret, fantasmant sa disparition – installé dans une maison isolée, à la lisière d’un terrain sauvage. Marqué par la récente perte de sa grand-mère, Yamashita porte un regard chargé de mélancolie sur la finitude, tandis que Kawabe, qui n’a jamais connu son père et se perd dans des récits mythomanes sur sa vie flamboyante, nourrit une obsession troublante pour la mort et l’absence. Le film s’ancre dans un entre-deux fragile – ni tout à fait réel, ni totalement fantasmé – où les adultes sont clownesques ou muets, et où les enfants tâchent, dans l’observation du monde et la transformation des lieux, d’inventer un lien. Là où Typhoon Club (1985) captait la violence adolescente dans un lycée déserté par les adultes, Jardin d’été choisit une autre voie : une attention patiente plutôt qu’une crise ouverte, un geste de soin à la place du chaos.
Le film s’ouvre sur une spéculation enfantine, distanciée, presque moqueuse : « s’il meurt tout seul… son cadavre restera tout seul, et puis c’est tout. » « Raison de plus pour le trouver en premier. », répond un autre. Cet échange, sans pathos, montre déjà la manière dont la mort circule dans le discours enfantin comme un objet abstrait, fictionnalisé bien que lucide, dans une tentative de border l’angoisse. Comme l’analyse Julia Kristeva dans Pouvoirs de l’horreur[11][11] KRISTEVA Julia, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Éditions du Seuil, 1980., le langage opère ici un « travail du fantasme » : il ne cherche pas à comprendre, mais à contenir ce qui ne peut encore être pensé – l’abjection du corps inerte, l’intrusion du réel dans l’imaginaire. La parole, loin d’un outil rationnel, devient fabrique de récits : elle donne forme à l’horreur, elle rend jouable l’informe. Là où la parole organise un récit qui permet d’enfermer l’effroi dans des contours narratifs, le geste ouvre une relation directe et sensible avec le réel. Dans Jardin d’été, ce passage se traduit par les actions concrètes des enfants, qui s’emploient à repeindre le toit, débroussailler le jardin, laver les carreaux : autant de tentatives pour transformer l’espace, pour y inscrire une présence attentive et vivante. C’est par ces gestes que les enfants incarnent leur rapport à la disparition et à la mémoire, non plus seulement en y pensant ou en en parlant, mais en la touchant, en la modifiant doucement, en s’en occupant. Cette translation du langage vers le corps induit un changement d’intensité : à l’expressivité brute et souvent chaotique des adolescents dans Typhoon Club – cris, nudité, tempête – répond ici un calme actif, presque joyeux, où l’attention silencieuse et manuelle prend le relais.
Ce basculement du langage vers l’action inscrit Jardin d’été dans une logique liminaire au sens de Victor Turner[22][22] Victor Turner développe le concept de liminalité dans The Ritual Process: Structure and Anti-Structure (Chicago, Aldine, 1969), à partir des rites de passage chez les Ndembu en Zambie. Bien que fondée sur l’anthropologie rituelle, cette notion éclaire aussi des formes contemporaines de transition : dans Jardin d’été, la maison abandonnée devient un espace liminaire où les enfants, à l’écart des adultes, expérimentent une transformation discrète face à la mort et à la mémoire. : un seuil où l’identité se reconfigure hors des cadres établis. Contrairement à Déménagement, où Renko réagit à la désintégration de sa cellule familiale en fuyant, en s’éloignant de toute forme de stabilité, ici les enfants restent, habitent, restaurent. Déménagement est un film de déplacement ; Jardin d’été, de ré-ancrage : les garçons investissent une maison abandonnée, la réparent pièce par pièce, comme si le soin apporté à cet espace pouvait conjurer l’absence, permettre le passage. Le jardin devient le cœur symbolique du film, comme l’épicentre d’un travail de mémoire. Ce n’est ni un décor bucolique, ni un simple symbole : c’est un lieu vivant de mutation. Dans Typhoon Club, une catastrophe naturelle déferle sur l’espace, mettant à nu la vulnérabilité des structures sociales. Ici, le dérèglement est plus intime, plus silencieux : le jardin, d’abord perçu comme un simple terrain vague envahi par la végétation, se révèle peu à peu comme une figure de l’oubli et de l’abandon, mais aussi la possibilité d’un réapprentissage par l’action, un espace potentiel de créativité où les personnages expérimentent une forme de subjectivité renouvelée. Les cosmos qu’on replante, les mauvaises herbes qu’on brûle, sont autant d’actes de réinscription des souvenirs enfouis. Le jardin devient un lieu de mémoire : un espace où le passé, absent un temps du discours, affleure par les gestes, les matières, les saisons.
Le passé, ici, affleure sous une forme à la fois intime et collective, lourd d’un poids que les mots seuls ne peuvent résoudre. Le vieil homme, Kihachi Denpo, ancien soldat, dont la séparation avec son épouse semble liée à son retour tardif au pays, incarne une mémoire enfouie, longtemps tue, mais qui finit par éclater dans une parole brutale. Lors d’une tempête, les enfants, soucieux de leurs plantations, se précipitent chez lui. Alors qu’ils s’abritent ensemble dans la maison, un papillon – peut-être un ancien camarade de l’armée – entre, déclenchant un mouvement de parole inattendu. Le vieil homme raconte sans détour : « À l’intérieur, il n’y avait que des femmes, des enfants et des vieillards. Et moi, je les ai tous tués. Femmes, enfants et vieillards. » À la question des enfants – « Pourquoi ? » – il répond simplement : « Si je les avais épargnés, ils auraient prévenu l’ennemi et on serait tous morts. » Kawabe, sans réaction morale apparente, se lève et mime une mitraillette. Kihachi le reprend, il n’a pas utilisé de mitraillette mais un couteau, dont il s’est également servi pour tuer une femme enceinte. Les enfants, d’abord vus de dos puis de face comme reflets dans les carreaux, se taisent. La caméra se rapproche du visage de Kihachi. La parole est filmée frontalement, devenant insoutenable dans sa sécheresse et sa durée. Et pourtant, elle ne déclenche ni rejet ni explication : elle est absorbée dans le silence des enfants. Le film ne traite pas cette mémoire comme un drame à résoudre, mais comme un fait brut transmis par l’écoute, par la densité du moment, la suspension du jugement, par ce lien ténu qui se maintient malgré tout. La réparation ne passe pas par le discours, mais par la cohabitation, par ce qui suit – ou survient malgré – l’irréparable. Le lendemain, le souvenir de cette scène refait surface, mais glisse à nouveau vers le jeu. En cours de natation, les enfants s’interrogent sur l’histoire du grand-père. L’un aurait préféré ne pas savoir, l’autre y repense sans cesse. « Si le grand-père s’est séparé de sa femme, c’est sûrement à cause de ça. Il a pas pu rentrer, parce qu’il avait tué une femme. » « Sacrée découverte, détective Kawabe », se moque Kiyama, sautillant avant de plonger à l’eau. Kawabe le rejoint en riant, lui lançant son bonnet de bain à la figure. Là encore, ils semblent rejouer la guerre sur le mode du jeu. Jardin d’été, sans frontalité judiciaire ni didactisme, travaille ce silence – ou plutôt, cet inconfort de la parole.
Sōmai filme la cohabitation dans une économie formelle qui tranche avec le chaos contrôlé de ses films précédents. Les plans-séquence, souvent chorégraphiques, déplacent l’attention du dialogue vers les surfaces, les rythmes, les circulations lentes. L’enfance n’est pas idéalisée, mais rendue capable : capable d’écouter, de faire, de transformer. Là où les jeunes de Typhoon Club ou l’héroïne de Déménagement étaient dans la révolte ou l’incompréhension, ceux de Jardin d’été accueillent sans comprendre, s’impliquent sans poser de questions. C’est une position politique discrète : elle suspend le ressentiment, ne nie rien, mais cherche d’autres modalités de passage. Le film dessine la possibilité d’une réparation et d’un lien de reconstruction intergénérationnel. Plutôt qu’une logique de punition ou de justice rétributive, il propose un geste de transformation : la maison et le jardin deviennent les lieux d’un travail discret, presque politique, où la souffrance – même celle liée à un passé aussi lourd que les crimes de guerre – ne se nie pas, mais se métabolise en jeu, en attention, en possible leçon pour demain. Si le langage conserve une place, ce n’est plus comme vecteur de récit, mais comme appel. Une tension constante traverse le film entre ce qui peut se dire et ce qui doit rester tu. Face au mutisme du vieil homme, ce sont les enfants qui prennent la parole, non pas pour produire un discours, mais pour inventer un lien, une fiction minimale qui tient ensemble les vivants et les morts.
Ce déplacement rejoint, en creux, la dynamique de Déménagement. Là où Renko s’isolait dans un trop-plein verbal, les enfants de Jardin d’été explorent un autre rapport à la parole – plus ténu, faite d’écoute et de murmures. Lorsqu’ils appellent la femme disparue de Kihachi, ce n’est pas pour rétablir une vérité factuelle, mais pour restaurer une circulation, une possibilité d’échange. La parole devient un rite. Le film glisse alors vers une dimension quasi chamanique. Dès le début du film, une scène installe cette tension : l’un des enfants croit suivre le vieil homme dans les couloirs d’un hôpital, dans une lumière blafarde, un silence épais, une architecture sans issue. La silhouette se dérobe, réapparaît ailleurs – est-ce le vieil homme, un double, un fantôme ? La scène semble suspendue au seuil du rêve et de la conscience. Ce moment d’égarement ouvre un espace quasi liminal, où le spectateur, comme l’enfant, ne sait plus s’il suit un corps ou un esprit, une figure réelle ou un écho du passé. Cette oscillation du réel annonce la tonalité générale du film, où l’on parcourt les lieux comme on franchit des seuils : avec incertitude, mais une vigilance accrue à ce qui émerge. La séquence finale – les papillons lumineux s’élevant du puits, l’adieu au vieil homme – n’est ni un miracle ni une illusion. Elle relève de cette esthétique de la suspension propre à Sōmai, où le réel est transfiguré sans basculer dans le merveilleux. La parole n’y est plus nécessaire : elle a été remplacée par la lumière, le mouvement, le souffle. Les papillons ne sont pas une fin, mais une réponse visuelle à une question longtemps posée dans le langage. Ils incarnent cette forme de passage que la parole, tout au long du film, préparait sans en avoir les moyens. Le papillon, dans la tradition japonaise comme dans une certaine pensée taoïste[33][33] L’épisode du « rêve du papillon » dans le Tchouang‑Tseu raconte comment ce dernier rêve qu’il est un papillon, insouciant et libre, puis se réveille en s’interrogeant : est‑il un homme qui a rêvé qu’il était un papillon, ou un papillon rêvant qu’il est un homme ? Jean-François Billeter, dans ses analyses, souligne que cette histoire incite à penser l’être non pas comme une essence fixe, mais comme un flux en perpétuel mouvement. Cette conception rejoint l’apparition du papillon dans Jardin d’été : un passage fluide entre vie et mémoire, un moment suspendu où la frontière entre tangible et intangible s’efface., touche à ce qui tremble entre les mondes : l’âme des morts, le rêve, l’élan vital. Ici, il incarne une légèreté retrouvée. Le puits relie la terre au ciel, l’enfoui à l’élan, le passé à un envol indicible.
Jardin d’été n’est ni un apaisement, ni un repli. Il prolonge les tensions des œuvres antérieures – conflit générationnel, dérive affective, solitude – mais les reformule dans une poétique du soin, du geste, de l’attention. Sōmai y atteint une forme d’épure : un cinéma où la lenteur devient force, et la réparation, action. La mémoire ne s’y dit pas : elle s’arrose, se repeint, se nettoie. Le jardin devient une syntaxe de gestes, où les vivants dialoguent avec les morts sans les nommer. Cette lenteur particulière, hypnotique, naît d’un décalage subtil : malgré une structure narrative relativement conventionnelle, le film ménage au cœur des scènes des plages de dilatation, des gestes prolongés, des temps morts qui en deviennent vitaux. C’est là, dans ces trouées silencieuses, que se fabrique la réparation : non pas comme une résolution dramatique, mais comme une disposition sensible au monde. Le film donne à voir une image rare de l’enfance, non pas dominée par l’impatience ou l’agitation, mais habitée par une attention patiente et active au réel. Plutôt qu’une morale abstraite ou des valeurs figées, les enfants découvrent un rapport au temps, à l’attente, à l’autre. Une manière de grandir, peut-être : en apprenant à éprouver le monde sans l’épuiser par des mots trop grands.