Dans cette seconde partie de notre entretien, Radu Jude prolonge ses réflexions sur les rapports entre technologie, modernité et avant-garde, et revient plus longuement sur Dracula, en salles la semaine prochaine.
Débordements : Avec l’IA dans Dracula, l’iPhone dans Kontinental 25, la définition VHS dans Eight Postcards et la basse définition dans Sleep#2, l’image pauvre est au cœur de tes films les plus récents. Comment as-tu travaillé sur ce rapport altéré à l’image numérique ?
Radu Jude : Pour chaque œuvre, c’est une stratégie différente, même si le résultat peut être comparable. Pour les films de montage, c’étaient des matériaux qui existaient, donc c’était à prendre ou à laisser. Et bien sûr cette dimension de la destruction de l’image, de la destruction de la qualité de l’image, c’est une dimension sociale ou politique, mais aussi métaphysique. On parle beaucoup de l’histoire du cinéma mais on oublie combien de ces images disparaissent et ont disparues. La fragilité de notre vie et la fragilité de l’image sont liées. Pour Kontinental’25 ou pour Dracula, il y avait le désir de faire une image qui n’est pas conforme aux standards du cinéma mais il y avait aussi une dimension économique. Pour Kontinental’25, on a utilisé l’iPhone pour pouvoir tourner sans avoir des soucis avec les autorités, parce qu’on n’a pas payé la mairie pour avoir le droit de tourner dans les rues comme ça. C’était un tournage très sauvage. C’était la seule solution. On pouvait trouver une autre caméra si on voulait mais la qualité de l’iPhone était bonne. C’est seulement la sclérose de l’industrie qui nous fait dire que cette caméra n’est pas correcte.
D. : Warhol a créé sa propre structure de production avec la Film Factory. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui se joue autour de Sleep#2 et de de cette revendication de l’indépendance.
R. J. : Oui, bon, je travaille avec un producteur mais je suis libre, je fais ce que je veux. Ce n’est pas un problème de liberté artistique mais la possibilité même de faire du cinéma, comme je le disais, pour moi et pour ma génération. Je pense que c’est encore la question numéro un, mais tout d’un coup ça devient un peu ridicule parfois quand tu rencontres un collègue qui dit qu’il n’a pas tourné depuis quatre ans parce qu’il n’a pas l’argent et qu’il te regarde comme un crétin si tu lui dis de prendre un iPhone ou une GoPro. Je ne suis pas contre avoir une grosse caméra. Mais qu’est-ce que tu fais si tu n’en as pas ?
D. : Sleep#2 filme la sépulture d’Andy Warhol mais elle est inscrite dans des rapports socio-économiques. En suivant les ouvriers qui s’en occupent, les touristes qui viennent la visiter, le film revêt une dimension anthropologique. Le thème de la sépulture revient à la fin de Kontinental 25 mais aussi dans N’attendez pas trop de la fin du monde où les cimetières sont objets de grignotage territorial. La mort s’inscrit chez toi dans une perspective matérialiste.
R. J. : Je n’avais jamais pensé à cette connexion qui me semble maintenant assez évidente ! Mais là où tu vois une rencontre, je vois des schémas différents. Je pense à la mort, comme tout le monde. Mais dans N’attendez pas top de la fin du monde, le montage de croix sur cette route où ont souvent lieu des accidents, c’était pour montrer la bêtise institutionnelle et humaine d’une situation qui cause beaucoup de morts que les autorités ont le pouvoir d’empêcher en cinq minutes. Dans Sleep#2, c’est le fait que cette caméra, à la base, constituait déjà un dispositif warholien. Warhol était obsédé par la mort. Mais comme tu l’as dit en parlant de la dimension anthropologique, c’est un film sur la vie ! Je cherchais un contraste ou une dialectique entre cette sépulture et la vie autour d’elle. À propos de cette caméra qui, aléatoirement, enregistre certains trucs bêtement, quelqu’un qui a aimé le film m’a dit qu’en réalité je n’avais rien fait. Il avait en partie raison, bien sûr, mais j’ai quand même choisi et rassemblé ces morceaux épars ! Il m’a répondu que ce n’était pas grand chose. Mais ça soulève la question suivante : qu’est-ce que c’est que de faire du cinéma ? On parle de quelqu’un qui a fait un film, une photo, un montage ou une image mais en fait, personne ne fait rien. On utilise certains outils pensés par des ingénieurs ou des scientifiques. On appuie sur le bouton d’une machine créée par quelqu’un d’autre.
D. : La plupart du temps, on appuie sur le bouton à ta place.
R. J. : Bien sûr ! Ici, je n’ai rien fait ! Godard faisait déjà cela dans Masculin Féminin ou Bande à Part. Au générique, il indiquait que les auteurs de l’image étaient Raoul Coutard et Kodak. Celui qui crée l’image, c’est Kodak, c’est Caméflex, c’est l’iPhone mais ça n’est pas moi. Je ne suis pas capable de créer une image comme ça, aucun humain ne l’est. On a seulement le choix du cadrage au moment où on appuie sur le bouton.
D. : J’ai l’impression que ce que tu dis peut renforcer ton regard sur le lien entre les images contemporaines et sur les images des premiers temps. Tu t’inspires des vues Lumière pour Kontinental’25. On peut aussi penser aux Archives de la Planète d’Albert Kahn. Chaque image dans ton cinéma a l’air trouvée, glanée. Il y a le found footage dans Sleep #2 ou Eight Postcards mais aussi toute cette matière du cinéma primitif dans Kontinental’25.
R. J. : Je trouve que le début de chaque art, et du cinéma en particulier, exprime des potentialités qui changent en fonction du contexte et de la technologie. Quand j’ai fait Kontinental’25, je pensais beaucoup au début du cinéma, soit Edison, soit aux frères Lumière. Ça m’a libéré du désir d’être original et créatif. Je pouvais dire que la mise en scène du film était comme celle du Repas de bébé. Tout d’un coup, c’était très facile de penser la mise en scène sans devenir névrosé. Est ce que cette mise en scène est créative ? C’est vrai pour la peinture aussi. Quand tu regardes la peinture soi-disant primitive ou même les grottes de Lascaux, c’est très moderne, non ? Et Lumière, c’est très moderne, mais tous les primitifs sont très modernes.
D. : Est-ce le cas aussi pour Roberto Rossellini dont tu adaptes Europe 51 dans Kontinental’25 ?
R. J. : Oui et non. Je pense que Rossellini a changé un peu les choses. C’était un original. Rossellini c’est un peu Corman. C’était quelqu’un qui savait s’adapter avec une grâce très surprenante selon ses conditions de production. Dans le livre Rossellini par Rossellini, il dit qu’il ne faisait pas beaucoup de prises, il ne faisait pas beaucoup de répétitions. C’est par paresse qu’il faisait cette mise en scène réaliste avec un fort effet de réalité. Il a trouvé une façon de faire les choses en restant paresseux. C’est peut-être très anecdotique mais je pense qu’il y a une part de vérité. Si tu es intelligent, tu peux utiliser cette paresse ou ces manques. La question numéro 1 pour chaque artiste, c’est de faire une force de ses propres limites.
D. : Comment l’idée de faire un remake d’Europe 51 est-elle apparue ? Le film de Rossellini est un film de conversion où Ingrid Bergman devient une sainte quand Kontinental’25 est plus cynique ou désabusé. L’une des dernières séquences du film montre un prêtre orthodoxe légitimer l’ordre social et empêcher l’héroïne de se poser des questions morales.
R. J. : Rossellini est très important pour moi et pour le film. Mais Kontinental’25 n’est pas une tragédie comme Europe 51. Je me suis demandé ce qui restait dans notre société si l’on n’était pas cynique. Rossellini était un idéaliste et il voulait idéaliser cette conversion. Il était catholique et marxiste. Mais en Italie, les choses se mélangent parfois. Je voulais utiliser une perspective qui vient de son film même si c’est une histoire différente.
Sans faire un cours d’histoire des religions, les différentes formes de christianisme donnent des formes différentes de morale et de pensée. Ça pose la question de l’institutionnalisation qui veut dire quelque chose de différent en France, en Norvège ou en Suède. En Roumanie, la religion orthodoxe est une religion institutionnalisée. Elle concentre un énorme pouvoir, pas seulement sur les chrétiens mais aussi un pouvoir politique, idéologique, financier, sur toute la société. Elle a un pouvoir financier et idéologique énorme. Encore aujourd’hui, les cours d’éducation chrétienne orthodoxe sont obligatoires à l’école. Des milliers de prêtres sont payés par le Ministère de l’Éducation. Alors souvent, la parole des prêtres vise à justifier le statu quo politique, économique ou social. Je ne suis pas croyant mais j’ai parlé avec certains prêtres. Le texte que le prêtre dit dans le film est un collage de textes que j’ai lus dans des livres orthodoxes contemporains. Mon film est évidemment très stylisé. Cette conversation pourrait durer trois heures mais elle dure dix minutes. Un prêtre ne va pas pousser les croyants à imiter Jésus, mais justifier l’ordre social et économique. C’est une stratégie de survie de l’Église orthodoxe roumaine qui a un nom très drôle : « la symphonie État-Église ».
D. : Tout un programme. Kontinental’25 et Europe 51 diffèrent dans le rapport à la misère. Là où Rossellini s’inscrit dans une sorte de misérabilisme, ton film s’ouvre avec une scène de dix minutes assez grotesque.
R. J. : Oui, mais je n’ai pas pensé ça comme une opposition. Il y a toujours beaucoup d’humour. Comme Marx disait : « L’histoire se répète toujours deux fois, la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. » Ce ridicule est un peu lié à la situation de la Roumanie. Ce type d’humour un peu agressif est adressé contre un humour qui existe dans la société. Je ne l’utilise pas dans ma vie privée parce que je trouve cet humour très toxique. Tout ce que quelqu’un fait de bien devient déviant.
D. : Ce qu’on appelle la post-ironie ?
R. J. : Non, c’est même pas très ironique ou alors c’est une ironie agressive. Par exemple, quand j’ai dit que j’avais fait Kontinental’25 avec un iPhone, les gens se sont moqués en disant que j’aurais dû le faire avec une caméra d’interphone ! Il y avait des dizaines de commentaires comme ça.
D. : On sort de Dracula avec l’impression d’avoir vu un film-somme sur la Roumanie, sur Dracula, sur ton cinéma. On y retrouve la plupart des comédien·nes avec lesquels tu as travaillés et beaucoup de problématiques que tu t’es déjà posées. Mais le film navigue aussi entre des genres auxquels tu t’es rarement frottés comme le récit réaliste-socialiste.
R. J. : Après Dracula, j’ai senti que j’arrivais au bout d’un cycle, même si je vois aussi qu’il y a des expérimentations nouvelles dans ce film, sur l’intelligence artificielle, par exemple. Ce n’était pas une commande, j’ai saisi l’opportunité de faire ce film. J’ai promis à un certain producteur étranger de faire un film sur Dracula mais je n’avais aucune envie de le faire. J’ai commencé à voir des films, à lire et j’ai trouvé une stratégie moderniste pour l’aborder. Je voulais faire une sorte d’hommage à la narration, au récit pulp. C’est pour le côté histoire, mais pour la mise en scène, on a été obligé de se conformer au budget. J’ai utilisé certaines techniques proches d’Uppercase Print parce qu’on tournait dans des studios télévisés. On n’avait pas d’argent pour des frais de location. J’ai fait ce que je pouvais pour faire le film. Ce n’était pas un désir mais une obligation pour sauver le film.
D. : L’intelligence artificielle, au-delà de tous les discours qu’on peut porter sur elle, a l’air de te servir comme un moyen de mettre en œuvre des artifices de cinéma tout en soulignant leur artificialité.
R. J. : Oui, c’est vrai. Mais les images faites par intelligence artificielle ont beaucoup évolué. Il y en a certaines pour lesquelles tu ne peux pas dire qu’elles sont faites par IA. C’est troublant. Mais c’est un autre problème. L’IA me permettait de laisser le film respirer et de donner un peu de plaisir supplémentaire au spectateur. On a déjà parlé de Rabelais ou de Diderot. Chez Diderot, il y a toujours un narrateur-auteur qui conduit l’histoire. C’était la même stratégie : je devais trouver un principe qui faisait tout entrer en même temps dans le film, et j’avais l’obligation de faire avec ce que j’avais. Je pense qu’au final, ça a joué en faveur du film. Si j’avais un million d’euros de plus, je n’aurais pas été obligé de le faire comme ça. Mais ça serait un film moins intéressant à mon avis.
D. : J’ai l’impression que c’est un film qui naît du refus de s’inscrire dans la continuité des œuvres déjà existantes sur Dracula. L’IA constitue le seul endroit où le film reprend à son compte le vocabulaire esthétique conventionnel de Dracula (gothique, baroque, etc).
R. J. : Parce que l’IA prend tout ce qui existe sur Dracula et la plupart des images sont de ces images gothiques, etc. Je me suis demandé, en tant que Roumain, ce que je pouvais faire sur Dracula qui n’avait pas déjà été fait. On m’a dit des centaines de milliers de fois pendant la production que Luc Besson faisait son film en même temps et que c’était une tragédie ! Je disais qu’il était impossible que les films se ressemblent parce que j’adopte une perspective locale, celle de la vraie Transylvanie et de l’héritage ottoman de Vlad l’Empaleur. Je n’avais aucune peur de cette « concurrence ».
D. : En dépliant le mythe central de la Roumanie, le film entre en conflit avec les attentes d’un public étranger. Le registre vulgaire, le rapport débridé à la sexualité et à la grivoiserie mais aussi le remake d’un film réaliste socialiste, genre « méprisé » en Europe de l’Ouest, rapportent une identité roumaine complexe qui entre en conflit avec la figure stylisée et stéréotypée de Dracula.
R. J. : Wittgenstein dit, à un certain moment : « Rentrant chez moi, je m’attendais à une surprise. Mais il n’y avait pas de surprise à mon intention. Aussi, bien entendu, ai-je été surpris. » Il y a tout le temps un jeu de miroir entre les attentes des gens et ce qu’ils reçoivent. Il y a eu beaucoup de gens très fâchés parce qu’il n’y a aucune mention de Bram Stoker dans le film. Mais Dracula n’est pas un personnage dans mon film, c’est le film qui est Dracula !
La question de la vulgarité m’a souvent été posée. Mais les gens oublient que c’est le narrateur qui veut faire un film commercial avec toutes ces histoires vulgaires ! A-t-on oublié que c’est là la route du succès ? Je l’ai fait à ma manière. L’attente du public c’est tout ce que l’histoire du cinéma nous a enseigné. Si tu veux faire un film commercial, tu dois avoir des vampires, de la nudité, de la sexualité et des blagues vulgaires – comme les films de Peter Farelly !
D. : Le film regarde beaucoup vers le théâtre. Le casting est composé de différents acteurs qui ont déjà joué pour toi qui se constituent en quelque sorte en troupe. Tu permutes aussi les rôles des comédiens entre eux.
R. J. : J’ai fait quelques mises en scène de théâtre il y a quelques années. Mais je n’en fais plus. J’aime beaucoup le théâtre comme spectateur, notamment dans la direction d’acteurs. Il y a une plus grande liberté au théâtre qu’au cinéma. Si tu mets trois acteurs sur une planche et que tu dis qu’on est au Danemark, ça fait Hamlet. Même s’ils parlent en français, en roumain ou en japonais. Si je fais la même chose dans un film, les gens disent que le décor n’est pas réaliste et que les comédiens parlent roumain. Hamlet c’est une histoire anglaise et seuls les Américains peuvent faire Alexandre le Grand en langue anglaise. Mettre en scène du théâtre accorde plus de liberté par rapport au matériau original, même si c’est plus codifié. Tu peux faire des grands décors mais tu n’as pas besoin du réalisme du cinéma. J’ai voulu m’inspirer de cette liberté que le théâtre peut offrir.
D. : Adonis Tanta, l’acteur principal, imite ton phrasé au début du film. Par ailleurs, tu apparais en caméo à l’intérieur. Jusqu’alors, les alter egos étaient médiés.
R. J. : Je t’arrête. On avait pas d’argent pour avoir des figurants donc j’ai demandé à ma compagne et à mon fils qui étaient avec moi en Transylvanie de figurer dans le film ! J’ai un timbre de voix que je ne contrôle pas et parfois je monte dans les aigus. Adonis, qui est chanteur d’opéra à la base, m’a dit qu’il aimerait m’imiter et j’ai accepté !
D. : La Transylvanie est par ailleurs comprise dans des enjeux complexes : le rapport aux communautés hongroises et les projets hôteliers dans Kontinental’25, le Dracula Park et le tourisme dans Dracula. Comment as-tu intégré cet espace à tes deux films ?
R. J. : Je suis originaire de Transylvanie par mon père. Donc je connaissais ces problèmes d’identité et l’histoire compliquée de cette région. Si ces problèmes n’existaient presque pas sous Ceaucescu, c’est qu’ils étaient plus faciles à contrôler dans une dictature. Comme en Yougoslavie où les conflits ethniques ont éclaté en guerres sanglantes après Tito. On a eu de la chance que ça n’ait pas eu lieu en Roumanie. C’est une région en tension entre le nationalisme roumain et celui de Viktor Orban et chacun peut utiliser ces tensions à des fins politiques. Le leader du parti fasciste roumain George Simion s’était fait connaître il y a 10 ans en alimentant ce conflit autour d’un cimetière de soldats de la Première Guerre mondiale. Les nationalistes avaient causé des bagarres là-bas. C’est une région que je trouve très intéressante à explorer.
D. : Et qui dit quelque chose, dans ton cinéma, de l’identité multiculturelle roumaine. Il y a une mention dans le film de l’immigration vietnamienne pendant la période communiste.
R. J. : C’est une question qui devient de plus en plus importante en Roumanie. C’est devenu récemment une terre d’immigration, principalement du Pakistan, du Bangladesh et d’Inde. J’ai l’intuition que c’est un nouveau problème à explorer.