NB : Le second numéro papier de Débordements vient de paraître. Consacré aux relations entre le cinéma et l’écologie, il s’intitule “Terrestres, après tout”. On peut en consulter le sommaire et le commander en cliquant ici.
« À Mansourah, tu nous as séparés » : cette phrase est prononcée par une femme qui témoigne, hors-champ, du massacre puis de la déportation des habitants du djebel Ref-raf pendant la guerre d’indépendance algérienne. Tandis que la lune brille au milieu de l’écran, elle poursuit — « Ô France, accepte de ma part une réponse » — et cette parole est saisissante, grave par sa texture sonore comme par les faits qu’elle énonce, de quelque part dans la nuit, dans le silence de l’Histoire.
Entre 1957 et 1962, la moitié de la population rurale algérienne a été séparée de ses terres et de son bétail, et regroupée dans des camps ou au centre de villages cerclés de fils barbelés, à l’exemple de celui de Mansourah. L’objectif de l’armée française était de priver le FLN du soutien que lui apportait cette population paysanne. Cette stratégie a causé de profonds bouleversements dans les modes de vies et les mentalités, et re-dessiné toute la société algérienne en entraînant un exode massif vers les grandes villes, après la libération. Peu satisfaite de ce qu’elle trouvait dans les archives de l’armée française à propos des regroupements (présentés comme un moyen de moderniser le territoire…), la journaliste indépendante Dorothée-Myriam Kellou a accompagné son père à Mansourah, son village d’origine, où il n’était jamais retourné, pour y collecter ses souvenirs enfouis et ceux d’autres habitant·e·s. À leurs côtés, Mohammed Ilyes Guestal enregistre le son, et c’est Hassen Ferhani qui tient la caméra. Celles et ceux qui ont vu Dans ma tête un rond point reconnaîtront immédiatement le style de ce jeune cinéaste d’origine algérienne, diplômé de la FEMIS : cadrages au cordeau, traitement pictural de la lumière, rareté des raccords et des mouvements d’appareils.
Sans discuter l’attribution d’À Mansourah, tu nous a séparés à Dorothée-Myriam Kellou dont c’est le premier film — et cela fait d’ailleurs partie des compétences d’une cinéaste que de savoir agencer les personnes et les appareils autour d’elle —, on peut dire qu’il s’est fait à plusieurs. Ce film frappe d’ailleurs par l’harmonieuse coordination de ces points de vue différenciés. Il y a d’abord Malek Kellou, le père de l’auteure : non seulement il connaît intimement son sujet pour des raisons biographiques, mais il est également réalisateur (il a travaillé pour la RTA en Algérie, puis pour la télévision française). C’est lui qui, quelques années auparavant, avait offert à Dorothée-Myriam les premières pages d’un projet de film sur son enfance pendant la guerre d’Algérie. Le documentaire À Mansourah, tu nous as séparés trouve donc son origine dans le dialogue entre ce père exilé et sa fille, née à Nancy. Cela, les premiers instants du film l’entérinent avec, d’abord, trois cartons introductifs intercalés entre quelques bribes de leur voyage en train à travers la campagne algérienne, puis une séquence nocturne autour de la statue nancéienne du sergent Blandan, qui apparaît comme un flash-back explicatif.
L’anecdote vaut le détour — à mettre en regard de l’actualité récente, concernant les statues liées à l’histoire esclavagiste et colonialiste française qui jalonnent l’espace public — : la statue du sergent Blandan, militaire enrôlé dans la conquête de l’Algérie de 1837 jusqu’à à sa mort en 1842, avait été érigée à Boufarik, à 35 km à l’ouest d’Alger, en 1887. Elle a été déplacée à Nancy après la guerre d’indépendance algérienne. Les statues migrent aussi. Malek Kellou, que ce monument dressé sur la route de Mansourah effrayait lorsqu’il était jeune (et pour cause : la colonisation de l’Algérie par la France, au 19ème siècle, a causé la disparition d’un tiers de la population autochtone) devra à nouveau lui faire face, bien des années plus tard, au bout de son parcours jusqu’à Nancy. Au début d’À Mansourah, Malek Kellou, dont on devine le visage dans la pénombre, projette le faisceau d’une lampe torche contre ce corps de pierre qui le poursuit, et qu’il connaît jusque dans ses moindres détails : sous cet éclairage avisé, toute la perfidie de la propagande nationale fait retour en l’index du sergent Blandan, crochu comme celui d’un vampire.
En somme, cette scène introductive présente Malek Kellou dans son rôle vis-à-vis du film : celui d’instigateur, médiateur et traducteur, oscillant entre l’ombre et la lumière. Rôle délicat s’il en est. Le risque n’était pas mince que ce documentaire, qui repose sur une relation père-fille, ne s’enlise dans une affaire de roman familial. Mais l’équilibre est tenu. Après le carton-titre, une longue et belle séquence est consacrée au retour de Malek Kellou dans la maison de son enfance (j’y reviendrai). Il intervient ensuite, lorsque c’est nécessaire à la compréhension des témoignages recueillis après le sien. Mais son dialogue avec l’auteure n’apparaît pas comme une fin en soi. La dernière scène d’À Mansourah les montre pour la première fois réunis dans la même image, échangeant quelques mots, inaudibles : ils participent à une fête qui rassemble beaucoup de monde. Aussitôt, la caméra se détourne d’eux pour s’attarder sur les musiciens, des danseurs, des groupes d’anonymes : À Mansourah n’est pas un film sur un problème de transmission familiale mais bien sur la possibilité de faire communauté, là où « tu [la France] nous as séparés ».
Peut-être l’équilibre du film tient-il aussi à la manière dont Hassen Ferhani exerce sa fonction d’opérateur de prise de vue sur ce tournage, manière remarquablement scrupuleuse — j’emploie ce mot en un sens strictement mélioratif avec tout ce qu’il connote d’exigence, d’inquiétude morale. Le début d’À Mansourah donne peu d’indices de son intervention. La première séquence est tournée caméra au poing, et ponctuée de cartons de présentation conjugués à la première personne du singulier. Un raccord à presque 180° entre Malek et Dorothée-Myriam Kellou, installés l’un en face de l’autre, laisse dans l’esprit du spectateur peu de place à l’éventualité d’un tiers présent à leurs côtés. L’atmosphère de la scène suivante, tournée la nuit aux pieds de la statue du sergent Blandan, demeure très intimiste. Ainsi, Hassen Ferhani prend soin de ne pas s’arroger l’origine du projet. Il ne s’y inscrit qu’après le carton-titre. Malek pénètre alors dans la maison de son enfance, pour la première fois depuis des dizaines d’années. Il porte sous le bras un portrait photographique de sa mère, contrecollé au dos d’une reproduction de La Joconde. Il s’adresse à sa fille qui, hors-champ, l’interroge sur ses souvenirs. Ce plan est de facture plus manifestement professionnelle que les précédents. Une lumière subtile, orangée, effleure la surface crayeuse du mur situé derrière Malek et l’image laisse ainsi deviner une ouverture à proximité. L’évocation de la figure de Léonard de Vinci par l’accessoire que Malek tient dans sa main apparaît comme une heureuse coïncidence, sinon comme un fait de mise en scène : l’œil auquel on doit cette image pourrait bien être celui d’un peintre. Tourné sur pied, ce plan fixe ne dure pas moins de cinq minutes. C’est bien Hassen Ferhani qui par tous ces indices visuels, signale son entrée en scène. La direction du regard que Malek adresse à la réalisatrice, cette fois très oblique, laisse beaucoup de latitude à l’implantation de ce troisième œil. À partir de cette séquence, l’auteur·e composite d’À Mansourah s’est présenté : il y aura la réalisatrice, son guide (Malek Kellou) et son œil (Hassen Ferhani)… coordonnés autour d’un portrait.
En effet, les témoignages des habitant·e·s de Mansourah qui se succèdent ensuite à l’écran fonctionnent comme autant de petits portraits cinématographiques relativement autonomes. Chacun se définit par un lieu, une personnalité, un vécu, une voix, une luminosité, un cadrage, par une disposition particulière des corps et des appareils. Les propos ainsi recueillis ne sont pas enchevêtrés au montage au prétexte de leur complémentarité, ni ne s’interrompent les uns les autres dans une perspective comparative. C’est qu’il ne s’agissait pas tant, pour les auteur·e·s, de fournir un « bon » exposé des faits historiques que de se demander comment faire advenir la parole de celles et ceux qu’ils concernent, c’est-à-dire comment parler du passé, mais aussi comment parler avec lui, en sa (paradoxale) présence. Car le passé ressurgit parfois dans le présent, non plus porté par le discours mais bien plutôt dressé à son encontre : un chant, une ruine, une photographie, un visage blessé, un oubli, un sanglot, un silence… et c’est une grande force du film de Dorothée-Myriam Kellou, que de montrer toutes ces façons dont l’Histoire tue s’impose à la parole, l’étrangle, la coupe, comment elle travaille dans l’instant présent à même la voix qui voudrait la dire.
À Mansourah, tu nous as séparés (2019) de Dorothée-Myriam Kellou (image : Hassen Ferhani. Son : Mohammed Ilyes Guestal. Montage : Mélanie Braux) est actuellement visible sur Médiapart, dans le cadre d’un partenariat avec Tënk, la plateforme du documentaire d’auteur.