Gabriel Bortzmeyer : Ce qui me touche le plus dans les deux films « pédagogiques » de Guillaume Brac, Contes de juillet et À l’abordage, c’est la manière dont il préserve chez ces élèves de conservatoire une part de l’embarras que leur formation vise généralement à surpasser. Non que leur jeu pèche, loin de là. Mais il garde quelque chose de cette incertitude d’avant l’incorporation du métier, lorsque les façons se cherchent encore. Et je crois que mon émotion devant le film vient aussi de ce qu’on y observe ce double devenir, celui des actrices et acteurs s’exerçant sur le chemin de la maîtrise et celui de jeunes apprenant à vivre avec leur gêne. Bien qu’il repose en partie sur des conversations de Brac avec les premiers, le scénario semble moins cousu autour de leurs vies personnelles que de leur parcours vers la profession. Peut-être est-ce une manière d’entendre le titre : comme le montre l’actrice se produisant dans la rue pour les enfants, on ne crie « à l’abordage » qu’au seuil de l’assaut (du navire, ou du milieu). D’où, donc, ces trois personnages masculins différemment embarrassés (l’un est à vrai dire surtout embarrassant, mais pour de semblables raisons), tout en gestes indécis et qui, justement, ne savent pas jouer la séduction.
Bien sûr, ce programme narratif – galérer, draguer, mûrir – vient aussi de la comédie et surtout du teen movie, vers lesquels le film penche ouvertement (le trio rappelle parfois celui de Superbad). Mais il semble avant tout procéder de ce choix de travailler avec des élèves qui, échappant à l’antique opposition entre amateurs et professionnels, offrent la perspective d’une sorte de « troisième voie » dans la quête du naturel. Pour d’évidentes raisons, Rohmer s’invite dans bien des critiques sur Brac. Mais s’ils aiment pareillement les contes et l’été, les demi-déceptions et le découpage réduit à son strict minimum, leurs naturels diffèrent. Rohmer élabore le sien en se référant aux moralistes du Grand Siècle ou, dans ses accès de modernité, à l’entomologie balzacienne des espèces sociales ; il le fait donc reposer sur des postures d’ostentation et une éloquence à la fois sociotypée et sublimée, qui le range du côté du naturalisme idéaliste. Brac emploie certes de temps à autres des kékés hâbleurs, mais rares sont ceux qui dans ses films ont le verbe facile et les avis décidés. Son naturel n’est pas plus du côté du texte que de celui du corps (à la Kechiche, avec la chair comme nature socialisée), plutôt dans les tâtonnements de leur rencontre. Disons qu’il réside sur la spontanéité de l’hésitation.
Pierre Jendrysiak : Cette « troisième voie » dans la recherche du naturel me semble bien résumer le film. Je crois qu’il parvient avant tout, et surtout grâce à cette situation intermédiaire des acteurs, à creuser sa voie dans une forme de trivialité. Sa force est de tirer de cette trivialité à la fois son humour et sa dureté, souvent les deux en même temps. La scène de karaoké, par exemple, est à la fois drôle et dure, comme un véritable karaoké peut l’être : irrésistible cocasserie de personnes qui chantent alors qu’elles ne savent pas chanter, et confrontation difficile à sa propre timidité et à ses propres sentiments (c’est souvent des chansons d’amour qu’on chante dans les karaokés – ici, Aline de Christophe).
Ce qui créé la familiarité avec ces personnages, c’est aussi que l’on apprend à les connaître par leurs côtés les moins glorieux. Dès le covoiturage initial, ils font tous preuve d’une certaine mauvaise foi et ce sont leurs actions les moins flatteuses qui sont mises en exergue : Félix et Chérif ont menti sur leur identité pour trouver un covoiturage, mais on comprend tout de suite qu’Edouard ne semble accepter de covoiturages que si c’est avec des jeunes femmes… On a plutôt l’habitude de films où les personnages ont « tous leurs raisons » ; voilà un film où tout le monde a ses torts. Torts qui, progressivement, s’effacent, mais pas sans passer par des situations de conflits ouverts, eux aussi triviaux, drôles et graves : une voiture qui casse, une blessure lors d’une bagarre, un refus amoureux… Des problèmes de vacances minuscules et banals, auxquels les acteurs réagissent avec un naturel étonnant.
Romain Lefebvre : À propos de l’inévitable référence rohmerienne, il faut souligner à quel point la trivialité fait une différence, et l’aisance avec laquelle Brac collabore avec ses jeunes acteurs est peut-être aussi liée à son attirance pour les figures populaires. Si on peut trouver des personnages issus de classes sociales inférieures chez Rohmer, et même des histoires de rencontres entre milieux différents (qu’on songe aux aventures de Reinette et Mirabelle), on voit mal ses personnages passer leurs vacances au camping, alterner le canyoning et le karaoké. Il est d’ailleurs symptomatique que le personnage d’Edouard, fils-à-maman qui semble le plus socialement aisé, n’amène aucune éloquence particulière : au contraire, il fait d’abord les frais de ses comparses qui s’amusent en le chambrant. Les personnages de Brac gravissent des cols à vélos, mais ils sont moins versés dans les hauteurs réflexives et les calculs de l’esprit, un peu plus terrestres (ce qui ne veut pas dire moins sensibles).
Si Brac investit le terrain rohmérien des jeux de l’amour et des sentiments, c’est avec un style propre, qui l’en éloigne aussi. Le découpage minimal allait aussi de pair chez Rohmer avec une écriture affichée, un souci du combinatoire dans les rapports des personnages : Rohmer c’est aussi cette synthèse entre un maximum de simplicité et un maximum de sophistication. Je me rappelle par ailleurs que Brac, dans un texte où il exprimait son amour pour Hong Sang-soo, pointait aussi chez ce dernier un risque de formalisme, notamment à propos de La Vierge mise à nue par ses prétendants [11] [11] « Hong Sang-soo, si petit, si grand », Cahiers du cinéma n°706, décembre 2014, p. 24-26. . Brac se tient loin de ce risque et tout dans son récit, à partir du coup de poker de Félix qui décide de rejoindre Alma dans le Sud, semble se nouer naturellement, au fil des événements et des rencontres. On pourrait dire que son style se veut avant tout aéré, libéré des démonstrations formelles ou des carcans structurels pour mieux mettre l’accent sur les interactions du moment, entre les acteurs, et entre les acteurs et un décor. Avec cette fois, par-dessus Rohmer, Renoir (ou la racine Lumière commune).
GB : C’est vrai que cette autre cartouche critique qu’est Renoir s’arme facilement lorsque l’on écrit sur Brac, parce que théâtre et manège sentimental, parce que rivières et élan narratif (les personnages d’À l’abordage ont beau être indécis, tout s’y enchaîne très vite, sans vraie préparation ou explication et loin des lourdeurs de la motivation dramatique). Face à L’île au trésor déjà, situé dans la base de loisir de Cergy, j’avais le sentiment de voir une version documentaire et modernisée de grands films de l’âge Front populaire comme La vie est à nous ou Partie de campagne, filant une même interrogation sur les joies communes (simples, et partagées) comme ciment démocratique. Ce pourquoi peut-être Brac évite tout pathos trop poussé, parce que l’émotion extrême excepte ceux qui la subissent du lot ordinaire des êtres. Et je crois que l’un de ses aspects les plus singuliers tient à cette mesure du moyen, qui lui fait choisir des personnages échappant aux pôles sociaux (ni pauvres ni riches chez lui, seulement des gens modestes, comme l’est son cinéma) et dont les destins virent au gris mais écartent le terne (rien ne se perd ni ne se gagne, les conversions demeurent relatives : l’amplitude est volontairement limitée). Au lieu d’un cinéma de la classe moyenne ou du moyen terme, on peut y voir une sorte de modération passionnée dont Tonnerre cherchait la formule sous la forme d’une tempête tempérée.
PJ : Ce sens de la modération et de la modestie est aussi ce qui place ses films « juste au bon niveau », par rapport aux personnages et aux acteurs, mais aussi aux lieux filmés. Bien que le choix du lieu de tournage soit souvent motivé par la relation personnelle que Brac entretient avec celui-ci, il est remarquable que ses films se déroulent toujours dans des lieux eux aussi intermédiaires, plus ou moins connus mais rarement filmés, tantôt charmants (la Drôme) et tantôt glauques (Tonnerre), qui restent toujours comme ils sont, sans que s’opère un processus de réenchantement : leur beauté est bien la leur, elle n’est pas plaquée, fantasmée. Ce qui participe aussi à l’enjeu démocratique de son cinéma, puisque ce sont des lieux doublement partagés, des lieux de vie commune (campings, bases de loisirs) dans lesquels Brac met en scène des espaces restreints que les personnages doivent pourtant partager (ici une tente, ailleurs une chambre). On pourrait ainsi avancer qu’À l’abordage est un film sur le commun, dans le double sens que tu soulignes : le partagé, donc, mais aussi le trivial, l’habituel. Et l’aspect accueillant, le charme à peu près irrésistible du film, tout cela participe aussi à en faire un objet commun : peut-être un peu anodin, mais facile à partager. Finalement la disponibilité du film sur Arte tombe bien, puisqu’il est littéralement accessible à tou·te·s…
RL : Il y a quand même autre chose qui joue dans le charme irrésistible du film, qui le rend assez facile à aimer et à partager : j’ai été frappé après-coup par son côté ostensiblement réparateur. S’il met en scène des conflits, il n’y a pas une blessure, sentimentale ou physique, qui ne soit suivie d’une excuse ou d’une réconciliation. C’est peut-être au fond dans ce mouvement qui implique une part de volontarisme que de l’écriture se laisse deviner. Il y a d’ailleurs un personnage surprenant, qui navigue à contresens au milieu des phéromones estivales : le maître-nageur qui souffre d’éco-anxiété, plus tourné vers l’apocalypse à venir que sensible aux joies du présent (et qui dans une certaine mesure m’a rappelé un autre personnage secondaire : celui de l’artiste interprétée par Maud Wyler dans Alice et le maire). Or ce discours dissonant est sans suite, ce personnage trouvant lui aussi son apaisement en jouant les baby-sitters. On peut se demander ce qu’un tel personnage vient faire ici, si le fait de l’intégrer n’est pas une manière pour le film d’assumer une part de futilité et de légèreté et de se présenter comme un remède passager à la gravité d’une époque, d’offrir un peu de bien-être dans un monde qui va par ailleurs à sa perte. Libre à chacun de trouver que c’est peu ou beaucoup, de se laisser aller à ce sentiment réconfortant ou de s’en méfier.
Mais si le plaisir que procure le film est lié à ce parti pris de la réparation, sa valeur vient aussi de mouvements plus subtils et disséminés. Car le tâtonnement et l’hésitation que l’on peut trouver au niveau du jeu des acteurs se trouve aussi dans l’évolution des personnages : le film, à partir d’une répartition initiales des rôles, fonctionne sur toute une série de déplacements, parvenant à faire exister dans un bel équilibre les différentes trajectoires. Au fond il n’y a que la voiture d’Edouard et sa blessure mécanique qui tarde à être réparée, mais pour le mieux : son immobilisation est ce qui va permettre de faire “bouger” le personnage. Le caractère amusant ou touchant de plusieurs scènes découle directement d’une mobilité des caractères. Lorsqu’Alma doit se jeter à l’eau, on est surpris par l’absence totale de compassion de sa sœur qui prêchait avant la non-violence, puis touché par le fait que ce soit Edouard qui en vienne aux mains pour séparer Alma du rival de Félix. Cette réaction inattendue manifeste toute la considération qu’il a pour Félix tout en changeant la perception de ce « chaton », devenu capable de sortir les griffes.
Que ce soit dans le changement d’axe du récit qui bascule de Félix et Alma à Chérif et Héléna, ou, de manière plus ponctuelle et comique, dans le rapprochement de la sœur d’Alma et du maître-nageur Martin, tout inspire le sentiment que rien n’est joué d’avance et que l’on ne trouve jamais mieux (l’amour, ou soi-même) qu’en ne cherchant pas. On peut bien sûr déceler là-dessous l’idée assez courue d’un fluctuation et d’un mystère des sentiments. Mais il faut aussi voir ce que mettait déjà en scène Le Naufragé où l’intervention non désirée d’un quasi-inconnu finissait par révéler indirectement au personnage principal ses propres sentiments : chaque rencontre met potentiellement en jeu une influence. S’il se peut que rien ne se perde ou ne se gagne, aucune rencontre, pourtant, qu’on le veuille ou non, ne compte pour rien. Et ce jeu d’influence participe aussi d’un goût du commun. Brac a intitulé son texte sur Hong Sang-soo « si petit, si grand ». On répliquera, venant de qui sait si bien prendre la mesure du moyen : c’est celui qui dit qui est.