Asako I et II, Ryusuke Hamaguchi

Ce rêve étrange et pénétrant

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Romain Lefebvre : Asako I et II est l’histoire d’une double rencontre : une jeune femme, Asako donc, tombe passionnément amoureuse d’un beau et mystérieux garçon, Baku, qui disparaît un jour sans donner de nouvelles. Des années plus tard, elle rencontre un autre garçon qui lui ressemble à s’y méprendre, Ryohei – de fait, un seul acteur, Masahiro Higashide, prête ses traits aux deux personnages. Asako tombe amoureuse de ce sosie, non sans un certain trouble, cette seconde relation restant hantée par la précédente. Ce rapide résumé permet déjà de saisir quelques changements par rapport au film précédent d’Hamaguchi (et le seul qui soit sorti en salles en France jusqu’alors), Senses : le groupe est ici remplacé par le couple, et les femmes d’une quarantaine d’années par des jeunes gens. De plus, les ellipses séparant les différents moments d’une histoire étendue sur plusieurs années prennent ici le pas sur les pauses et les détours. Il y a d’ailleurs si l’on veut une raison assez simple à cela : Asako I et II dure « seulement » deux heures, et non pas cinq comme Senses.

Ajouter tous ces éléments les uns aux autres fait apparaître Asako I et II comme un film davantage conventionnel, mais l’on y retrouve néanmoins une caractéristique essentielle : le sens de la mise en scène, c’est-à-dire un certain talent pour traduire les rapports des personnages en termes de mouvements dans l’espace. Il y a dans l’histoire d’amour conçue par Hamaguchi un côté « Fuis-moi je te suis / Suis-moi je te suis ». Les relations apparaissent ainsi comme tendues entre deux horizons contraires : ou bien la disparition, ou bien la réduction totale de la distance dans un rapprochement physique. Un gros plan répété par Hamaguchi, qui montre le rapprochement des pieds des personnages, semble de ce point de vue tout à fait emblématique, comme la manière particulièrement intense dont Asako, à plusieurs reprises, serre chacun des garçons dans ses bras. Asako est relativement peu bavarde et surtout caractérisée par ce qu’elle éprouve mais, entre elle, Baku et Ryohei, cela donne lieu au cours du film à toute une série de véritables mouvements affectifs.

Thomas Vallois : Asako I et II est en effet un film d’apparence plus conventionnel. Pour cause, c’est le premier film d’Hamaguchi destiné au circuit commercial, alors qu’il est habitué aux productions indépendantes. En adaptant le roman à succès de Tomoka Shibasaki, Netemo sametemo, il s’inscrit dans un genre très populaire au Japon, celui de la comédie romantique.

Alors, comme tu le dis, ce qui permet au film de se distinguer est d’abord ce sens de la mise en scène qui est aussi une manière de transcrire à l’écran l’intériorité des personnages, en particulier celle de son héroïne, que nous suivons au plus près sans jamais parvenir à la cerner entièrement. Elle est présentée comme une jeune femme parmi d’autres : ses pas mal assurés et son sursaut lorsqu’un pétard explose lui donnent même l’air craintif, et rien ne semble la prédisposer à être projetée dans une histoire extraordinaire de « coup de foudre » avec la sorte de « prince charmant » qu’est Baku. La suite de cette histoire paraît de fait trop grande pour elle et, dans le deuxième segment du film (la rencontre avec Ryohei), Asako peine à s’accommoder de la place que le cadre lui assigne. L’exemple le plus frappant est peut-être ce moment où elle est assise, presque muette, entre son amie actrice, Maya et Ryohei – et préfère fuir. Les réserves du personnage sont peut-être l’effet d’une timidité ou le signe d’un malaise plus profond, elles paraissent en tout cas conditionner son rapport aux autres.

Mais Asako parvient à certaines occasions à se libérer et à s’affirmer. Cela donne lieu à des scènes saisissantes, comme au moment du dîner organisé par Maya : alors que la situation s’envenime le collègue de Ryohei critique le jeu de Maya, Asako met fin à la dispute en déclarant avoir été profondément touchée par l’interprétation de son amie, ajoutant qu’elle serait pour sa part incapable de faire une chose pareille. Pourtant, apparaissant surcadrée dans l’espace de la cuisine qui jusque-là l’excluait du groupe, elle parle avec assurance et capte l’attention de son auditoire, comme « sous les feux de la rampes ». On assiste à un brusque changement de comportement : son attitude habituellement flottante devient subitement déterminée. Ce passage d’un état à un autre intervient à plusieurs moments décisifs pour la construction du personnage, notamment lors du premier adieu à Baku dans le parc. Il me semble alors qu’Asako I et II est d’abord un récit initiatique, celui de l’affirmation de son personnage éponyme : Asako I devient Asako II, au fur et à mesure de son expérience.

R.L. : Alors que le film met en scène des doubles masculins, on peut être surpris par le fait que la numérotation du titre s’applique au personnage féminin. Cela indique bien qu’un enjeu est la transformation d’Asako, et parler de passages entre différents « états » me paraît très judicieux au regard du film, et notamment d’une scène dont le dialogue un peu mystérieux m’a marqué.

Lorsque Baku refait surface, Asako déclare qu’elle a l’impression, à le voir à ses côtés, d’être dans un rêve, avant de rectifier en disant que le rêve était en fait ce qui précédait, c’est-à-dire toute la période de sa vie vécue sans Baku (ou avec Ryohei). Le sens de cette réplique est a priori assez simple : le retour de Baku l’a tirée d’un long sommeil, d’une apparence de vie, alors que la vraie vie est une vie de passion. Or à peine a-t-elle fini que Baku, paradoxalement, invite Asako à dormir. Et le réveil de la jeune femme, dans la scène suivante, coïncide avec son revirement : elle va effectuer un demi-tour, pour en revenir aux mouvements affectifs. C’est comme s’il fallait qu’elle s’endorme pour se réveiller de sa relation avec Baku, comme on se réveille d’un rêve, et prenne conscience de ce qu’elle est en train de faire.

Mais cette réplique autour du rêve n’a de sens que par rapport à d’autres éléments qui entourent Baku et sa relation avec Asako, à commencer par le moment de leur rencontre. Comme tu l’as suggéré, ce moment est mis en scène comme un coup de foudre, ou plutôt comme un coup de pétard : ils se croisent dans un musée, elle se met à le suivre, et, une fois dehors, l’explosion d’un pétard les fait se regarder et se rapprocher. Peu après, ils sortent miraculeusement indemnes d’un accident. Dès le départ, tout ce qu’Asako vit avec Baku semble « trop beau pour être vrai », comme le leur dit un ami à qui ils racontent leur rencontre. Cette dimension extraordinaire explique l’intensité des sentiments d’Asako envers Baku, mais c’est aussi ce qui l’emprisonne. La séquence de la rencontre, à bien y regarder, n’exprime pas seulement un coup de foudre, elle montre aussi à quel point Asako tombe tout de suite sous le charme de Baku, c’est-à-dire sous son emprise. Et cela passe d’abord par le mouvement : à peine l’a-t-elle vue qu’elle se met à le suivre.

Tu évoques la détermination dont Asako fait preuve dans la scène du parc, lorsqu’elle se met en mouvement subitement pour aller faire ses adieux à Baku. Mais c’est un moment assez ambigu où la « détermination » se confond avec une perte de contrôle : la rapidité avec laquelle elle démarre à ce moment signale aussi que la simple mention du prénom « Baku » suffit à déclencher chez elle une impulsion, comme si elle agissait sous l’effet d’une suggestion post-hypnotique. Car on peut décrire Asako comme « flottante », mais l’on pourrait aussi dire qu’il y a chez elle un côté somnambule ou hypnotisée. Plus que sa raison, ce sont ses sentiments, mais aussi à plusieurs reprises Baku, qui la dirigent. Un détail me semble aussi aller dans le sens d’un Baku hypnotiseur : la petite mélodie qu’il chantonne au moment de la rencontre, et qu’il reprend à son retour. Devant certains signes, Asako se met en marche ou se lève, et oublie le monde réel autour d’elle.

Si l’on suit ces pistes, le passage de la première version d’Asako à la seconde version peut se penser comme un passage d’un état de rêve à un état de veille, en passant par une phase de confusion. Être vraiment réveillée, c’est ne plus prendre l’un pour l’autre, ni le fantasme pour la réalité, ni Baku pour Ryohei ou Ryohei pour Baku.

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T.V. : Cette métaphore de l’hypnose me paraît effectivement bonne pour expliquer ses agissements soudains et déconcertants lorsqu’il s’agit de Baku. Le ralenti précédant le baiser, et plus tard la ballade accidentée en moto, accompagnée d’un chant vocodé, surprennent ceux qui se souviennent de la mise en scène « minimaliste » de Senses : l’impression est qu’Hamaguchi, par une esthétique plus « pop », s’adapte au genre de la « comédie romantique ». Or, si cette imagerie sert une dimension fantasmée accordée au genre, elle crée vite dans les mains d’Hamaguchi un sentiment d’étrangeté. Car Asako I et II, au-delà du mystère de la double relation, est un film étrange. Tout y est trop propre, trop lisse, acteurs et actrices sont tou.te.s beaux et belles, et les personnages tous bienveillants. La simplicité avec laquelle le récit déjoue les enjeux typiques de la « comédie romantique », comme la supposée jalousie de Ryohei ou le départ de Baku, est étonnante, et elle semble répondre aux désirs de son héroïne. Lorsqu’elle perd un amant, on lui fournit immédiatement (si un sous-titre nous indique que « deux ans et quelques » sont passés, au montage il ne s’agit que de quelques secondes) un remplaçant sous les mêmes traits, et même un « conjoint parfait ». Ryohei incarne un idéal, tangible car incarné dans le quotidien, contrairement à Baku (l’homme d’affaire contre la star ténébreuse).

La relation avec Ryohei me paraît elle aussi « trop belle pour être vraie ». Seulement, Hamaguchi laisse apparaître par bribes ce qui constitue son hors champ. Cela m’a interpellé au début : alors que le bonheur est son comble chez la famille Okazaki où réside Baku, on entend à la radio qu’un incident se serait produit dans le quartier d’Akihabara. Au milieu des réjouissances, cette annonce surprend d’autant plus qu’elle ne suscite aucune réaction, comme si elle ne se diffusait pas au-delà des bords de l’insert sur le poste de radio. Il s’avère qu’une tuerie avait eu lieu dans ce quartier en 2008[11] [11] Voir par exemple cet article relatant l’incident. , et c’est sans doute de cet événement dont il s’agit, comme on peut s’en rendre compte en reconstituant la chronologie du film à partir de l’autre catastrophe qui y apparaît, celle du tsunami de mars 2011. Par ces tragédies la romance s’ancre dans une histoire du Japon contemporain, faisant d’elle l’envers du rêve romantique.

Il faut alors voir à quel point le film épouse le point de vue d’Asako. Un plan en particulier dévoile la subjectivité de l’énonciation : le panoramique qui suit le regard de l’héroïne lorsqu’elle découvre, sur un panneau publicitaire, l’image de Baku. Alors que la relation avec Ryohei s’est stabilisée, Asako croyant son amour de jeunesse disparu à jamais, elle se rend compte qu’il se trouve en réalité partout sous ses yeux. Cela se confirme dès la séquence suivante où il apparaît dans une publicité à la télévision, puis par la scène du parc qui suit. Si jusque-là Asako ne voyait pas la présence de son ancien amant autour d’elle, c’est parce que, éprise de Ryohei, elle ne voulait pas la voir. Il fallait l’opération d’un agent extérieur, en l’occurrence son amie Haruyo, pour que la vision du personnage principal se décadre et qu’une réalité dont elle se préservait inconsciemment lui soit révélée.

R.L. : S’il y a en effet dans l’écriture et la forme une manière d’épouser le rêve de son héroïne, il faut insister sur le caractère indissociable du fantasme et de l’étrangeté. Fournir à Asako un remplaçant qui a les traits de son premier amoureux, c’est en même temps combler le personnage et lui jouer un mauvais tour, et les moyens qu’Hamaguchi se donne de représenter une rencontre fantasmée sont les mêmes qui pointent une sorte de vice caché dans l’évolution d’Asako. Je pense par exemple à l’étrange similitude formelle entre le moment où Asako rencontre Baku et celui où, après après avoir disparu, elle se rapproche de Ryohei. Dans les deux cas, pour le premier suite à l’explosion d’un pétard et dans le second des suites d’un tremblement de terre, nous avons deux personnages qui, comme isolés du reste du monde, se retrouvent face-à-face. Bien sûr l’explosion d’un pétard et un tremblement de terre sont sans commune mesure a priori, mais la mise en scène travaille à les rapprocher et, s’il s’agit d’intensifier l’émotion du moment, cela donne aussi l’impression que les relations d’Asako ne trouvent à se nouer qu’à la faveur d’une coupure dans le tissu du réel : une expérience sismique intime recouvre les événements réels, c’est l’amour. Mais si les couples se rapprochent suivant un mode similaire, cela induit également qu’Asako est en train de répéter une même histoire.

L’idée que le film épouse le point de vue d’Asako me paraît partiellement vraie, mais la position du film est plus retorse vis-à-vis d’un personnage qui est lui-même le jouet de l’écriture. On peut d’ailleurs se demander si le récit épouse le point de vue du personnage ou si le trouble que ressent Asako est lui-même l’effet de cette étrangeté « objective » distillée par un récit dont la dimension fictionnelle est particulièrement affirmée dès lors qu’elle admet une ressemblance parfaite entre les deux personnages masculins et se caractérise par un recours à la répétition – on retrouve par exemple dans le segment où Asako rencontre Ryohei l’exposition qu’elle visite lorsqu’elle voit Baku pour la première fois. Ce système de répétition, avec l’indistinction problématique que cela produit nécessairement entre la reproduction d’une situation et sa différenciation, se « marie » d’ailleurs très bien dans le film avec l’évolution elle-même problématique d’Asako, qui ne procède pas de manière linéaire mais comprend des retours en arrière et un flottement entre rêve et réalité. La « rechute » subite d’Asako lorsque Baku refait surface suffit à indiquer qu’elle l’avait plutôt refoulé qu’oublié : il était toujours dans un coin de sa tête, il suffisait d’un signe.

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T.V. : La place donnée aux catastrophes naturelles est à mon avis symptômatique de l’évolution du rapport d’Asako au réel. Au début, elle n’entend pas la nouvelle du « massacre d’Akihabara » car elle est en plein rêve, bercée par l’amour. Lorsque le tremblement de terre survient, Asako a mûri, toujours pleine de doute, elle commence néanmoins à faire des choix. La catastrophe l’a poussée vers Ryohei, mais prise d’un sentiment de culpabilité que le réalisateur explique dans un entretien [22] [22] Nicholas Elliot, « Les secrets d’Asako », Cahiers du cinéma n°751, janvier 2019, pp. 34-35. – celui des Tokyoïtes presque épargné.e.s du désastre envers les habitant.e.s du Tohoku, région dévastée par le tsunami – elle décide de se rendre dans la région côtière pour aider les victimes du séisme. Or cet acte est une manière de sortir du cadre de la romance pour se confronter à la rugosité du réel. Bien que, du marché caritatif, nous ne voyons guère plus qu’une scène de repas festif, le film s’éloigne légèrement de son univers lisse et nous propose d’autres corps, ceux d’acteurs et d’actrices non professionnel.le.s, qui tranchent avec ceux des deux stars. Au cours du dîner, la remarque graveleuse d’un pêcheur détonne car c’est la première fois que la sexualité est mentionnée : les contacts physiques entre Asako et Ryohei se limitent aux câlins et massages de pieds.

L’on apprend plus tard l’importance de cet épisode pour la construction d’Asako, lorsqu’elle évoque face à Haruyo la nécessité pour elle de « faire le bon choix » : l’affirmation de l’héroïne se fait au contact des choses, en affrontant les difficultés. Mais Baku réapparaît justement au moment où elle revient sur cette expérience. Cette réapparition la confronte directement au problème de son amour et c’est alors en prenant sa décision « une bonne fois pour toutes » qu’elle passe de l’état de rêve à l’état de « veille ». Une fois son choix effectué, Asako se retrouve d’ailleurs visiblement dans cette région du Tohoku puisqu’elle retrouve le pêcheur au comportement un peu brusque. Son problème réglé, elle est devenue indépendante et n’a plus besoin de Ryohei ou de quiconque pour se déplacer.

R.L. : Tu disais tout à l’heure que Ryohei était lui aussi un homme parfait qui avait cependant la particularité d’être incarné dans le quotidien. Je pense que, si le film organise le passage d’un idéal à un autre, il fonctionne aussi en grande partie sur l’opposition des deux hommes : en étant reliée au quotidien, la relation de Ryohei et Asako se situe davantage du côté de la raison ou de la complicité que de la passion, tandis que l’attachement d’Asako à Baku renvoie justement au fantasme d’une relation véritablement hors du commun. Si Asako passe du rêve au réel en passant de Baku à Ryohei, c’est que Ryohei est lui-même d’une certaine manière associé au réel, ainsi qu’à une forme de continuité.

La manière dont se produit l’ellipse de cinq ans, entre le moment où se forme le couple d’Asako et de Ryohei et celui où il s’est « stabilisé », est éloquente : le couple apparaît immédiatement livré à son activité quotidienne, préparant un repas et mangeant, assis de part et d’autre d’une table. Cela ne nous indique pas qu’il n’y a pas d’amour, mais cela nous renseigne sur le type d’amour auquel on a affaire. La place donnée au chat du couple est aussi significative : on peut y voir une manière de figurer le confort ou le caractère domestique de cette union. En tant qu’ « homme d’affaire », Ryohei apparaît surtout comme quelqu’un de fiable ou solide, et non comme un avatar de Christian Grey. Cette opposition des « doubles » structure le film et c’est à partir d’elle que son discours se démarque du discours traditionnel de la comédie romantique.

À travers cela, Asako I et II se rapproche également de ce que travaillait Senses, qui comportait au moins deux personnages masculins « structurants » : Ukai, un artiste incitant à être à l’écoute de soi et des autres, apparemment une figure romantique de liberté, et Kohei, le mari de Jun, qui au contraire semblait retenir sa femme contre son gré. Seulement, le récit produisait un basculement  : Ukai, d’abord séduisant, apparaissait finalement dénué de véritables sentiments, tandis que le mari, d’abord antipathique, éprouvait finalement de l’amour pour sa femme et se disait prêt à l’attendre tout en comprenant qu’elle ne reviendrait sans doute pas. Ce basculement trouve un écho dans Asako I et II où l’on entre peu à peu en empathie avec Ryohei après avoir été séduit par la figure mystérieuse de Baku. Lorsque ce dernier revient, l’on « tient » avec Ryohei : comme Asako, nous sommes amenés à prendre le parti d’une relation ancrée dans le réel et à choisir le profil a priori le moins romantique. On dirait qu’il y va chez Hamaguchi d’une conception de l’amour.

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T.V. : On retrouve également une autre récurrence dans l’œuvre d’Hamaguchi (du moins parmi les films que j’ai pu voir, c’est-à-dire : Senses, Touching the skin of Eeriness et Heaven is still far away) : à savoir que les personnages apprennent à se connaître eux-mêmes à travers leur rapport aux autres. D’où son intérêt pour les longues séquences discussions : ces moments a priori ordinaires permettent, en recevant sous la banalité des discussions le jugement d’autrui, de prendre du recul sur soi.

Comme je l’indiquais tout à l’heure, l’évolution d’Asako et sa reconnexion avec le monde qui l’entoure passent par un décentrement. La séquence où, après avoir été mise à la porte par Ryohei, elle retrouve après plusieurs années un ami est à cet égard importante. En observant Eiko, une mère qui s’occupe de son fils maintenant atteint de la maladie de Charcot, Asako opère un retour sur elle-même et se met à pleurer, honteuse, face au paralysé, de ne penser qu’à ses propres malheurs. Mais la mère, lors de cette séquence, revient également sur une histoire qu’elle lui avait déjà racontée par le passé : passionnément éprise d’un homme, elle était allée jusqu’à faire l’aller-retour d’Osaka jusqu’à Tokyo dans le seul but de prendre le petit-déjeuner avec lui. Or, elle révèle que l’homme en question n’était en réalité pas son mari, comme elle l’avait laissé croire à Asako et son fils, mais son amant. Elle dédramatise ainsi la situation d’Asako en lui expliquant qu’elle aussi avait ses secrets mais que si elle aime Ryohei elle n’a qu’à prendre « soin de lui ». J’entends à travers ces propos une conception des relations amoureuses proche de celle que tu évoques, comme des états partagés, ancrés dans le réel, et non comme un absolu basé sur le refoulement du monde extérieur.

R.L. : Avec la catastrophe naturelle, la maladie est l’une des expressions les plus directes du réel. À travers la façon indéfectible dont elle « prend soin » de son fils, et à travers son histoire, Eiko offre en effet dans le récit un double modèle, et opère par rapport à Asako un double « recadrage ». La dissociation qu’elle effectue entre les figures de « l’amant » et du « mari » rencontre évidemment un écho dans le rapport d’Asako à Baku et Ryohei, et suggère que la personne pour laquelle on éprouve la passion la plus extrême, celle pour laquelle, comme sous l’emprise d’un charme, l’on effectue des déplacements irraisonnés, n’est pas nécessairement celle avec laquelle il faut vivre au jour le jour. Cet échange constitue donc une étape dans le passage du rêve à la réalité en permettant à Asako de voir qu’une relation peut fonctionner tout en composant avec ce que le réel a d’imparfait – et le film, après avoir comme refoulé les catastrophes pour préserver la bulle du personnage, les intègre en quelque sorte au couple. Le retour de Baku est une réplique sismique ou un tsunami qui vient rendre plus vraie une histoire jusque-là « trop belle ». C’est à la fois le pic maximum du fantasme et ce qui amène dans la trajectoire d’Asako une expérience de perte irrémédiable : non pas la perte de Baku, mais celle de la confiance de Ryohei. Choisir Ryohei, c’est devoir composer avec cette nouvelle donne.

T.V. : Le retour de l’être refoulé vient fissurer le couple harmonieux qu’elle forme avec Ryohei, or ces difficultés permettent aux deux personnages de se révéler l’un à l’autre et finalement de dessiner les contours d’une nouvelle manière d’être ensemble. À la fin, Asako et Ryohei se retrouvent sur le balcon de leur chambre, face à la rivière qui les émerveillait lors de leur emménagement, quand ils rêvaient avec naïveté leur vie à venir. Mais tout à présent s’est reconfiguré et complexifié : la colère rend Ryohei, le « conjoint idéal » plus trouble, tandis qu’Asako prononce une phrase qui confirme son affirmation : « je ne me reposerai plus sur toi ». Le temps est donc venu d’instaurer de nouvelles règles. Leur regard qui, au moment où ils faisaient leurs projets, se portait vers le hors-champ, se dirige maintenant vers le bas, face à la caméra. Depuis leur arrivée à Osaka, les effets du paysage se sont estompés, il n’a plus rien de merveilleux. Ils vont néanmoins devoir composer avec cet environnement, et Asako parvient déjà à trouver de la beauté dans l’eau sale et montante. Cette maison au bord de la rivière est leur espace commun, à partir duquel leur union va se reconstruire.

R.L. : La réplique d’Asako dit bien qu’elle est devenue vraiment déterminée, d’une détermination qui n’est plus motivée par le fantasme et la dépendance. Mais ce qui frappe également dans ce plan final est la position des personnages sur le balcon. Si leurs regards sont tous deux dirigés vers la caméra, c’est qu’ils sont à ce moment côte à côte et non face-à-face. Et les corps ne se touchent pas. Cette réunion finale diffère radicalement des « coup de foudres » : au lieu de mettre en scène un rapprochement, Hamaguchi maintient une distance. Je disais que les relations étaient tendues entre la disparition et le rapprochement physique, or il me semble justement que l’évolution des personnages se manifeste à travers la manière dont ils occupent ici fermement le même espace, mais à distance. Pour la première fois.

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Un film de Ryûsuke Hamaguchi, avec Erika Karata (Asako), Masahiro Higashide (Baku / Ryohei), Rio Yamashita (Maya), Koji Seto (Kushikashi), Sairi Itoh (Haruyo)

Scénario : Sachiko Tanaka, Ryûsuke Hamaguchi (adapté du roman de Tomoka Shibasaki ) / Image : Yasuyuki Sasaki / Montage : Azusa Yamazaki / Musique : Dj Tofubeats

Durée : 1h59

Sortie le 2 janvier 2019