Bile noire

A propos de "Nous finirons ensemble" de Guillaume Canet

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le 20 mai 2019

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Le succès d’ores et déjà acquis de Nous finirons ensemble tient-il seulement à son statut de « suite des Petits Mouchoirs » ? Si tout a été orchestré pour que le spectateur ait l’impression de retrouver des personnages (Vincent, Max, Eric et les autres), un lieu (le Cap Ferret) et une maison de vacances (celle de Max), ces retrouvailles ne suffisent pas à expliquer la viabilité commerciale d’un blockbuster aussi peu avenant, voire franchement antipathique, un blockbuster qui n’a pas grand chose en commun avec la comédie populaire, ni dans son registre, ni dans sa sociologie.

C’est pourtant d’un certain goût pour le cinéma populaire que se réclame Nous finirons ensemble : comme à l’époque des Petits Mouchoirs (2010), Guillaume Canet n’a pas manqué de souligner dans divers entretiens son désir de faire « un film de potes », s’inscrivant ainsi dans une tradition qui remonte aux films d’Yves Robert et Jean-Loup Dabadie (Un éléphant ça trompe énormément, Nous irons tous au paradis, 1976-1977) pérennisée ensuite par le Splendid (Mes Meilleurs copains de Jean-Marie Poiré, 1989), puis par la franchise Le Coeur des hommes (Marc Esposito, 2003-2013). Ainsi la bande de potes formée par Cluzet, Magimel, Lellouche et Lafitte ne fait que rejouer un vieux scénario de solidarité masculine, où les problèmes de chacun (de couple, d’argent, de narcissisme) sont surmontés par les vertus de l’amitié. Comme souvent dans la « comédie de potes », les hommes occupent le devant de la scène. Les femmes sont ici dépeintes soit comme des idiotes plus ou moins obsédées par Tinder (le personnage de Pascale Arbillot), soit comme des célibataires aigries et hystériques (le personnage de Marion Cotillard). Leurs rôles ne sont pourtant pas secondaires, elles occupent même une place importante dans les histoires de Vincent (Benoît Magimel) et d’Eric (Gilles Lellouche), mais elles sont dénuées de toute psychologie, ou alors celle-ci se résume à une bipolarité bien pratique pour un film qui aspire au retour à l’ordre. Ainsi, celle qui passe son temps sur Tinder retombe amoureuse de son ex-mari (Magimel) et celle qui n’aime pas son fils redécouvre la puissance de l’amour maternel à l’occasion d’un accident qui occupe le dernier tiers du film et représente son seul moment d’action. On peut difficilement concevoir des schémas d’écriture plus conservateurs et déconnectés de l’époque. Ce conservatisme se retrouve à un autre niveau dans le portrait de Max (François Cluzet), pilier qui porte les valeurs du groupe : son attachement à un territoire (le Cap Ferret) et surtout à son bien immobilier (sa maison de vacances) font de lui un vieux bourgeois français qui s’accroche à ce qu’il possède : on l’imagine très bien avoir voté pour François Fillon aux dernières présidentielles. Par opposition, la réussite sociale d’Eric fait de lui une sorte de bourgeois macronien. Sûr de lui, à la limite de l’arrogance, il dispose de deux larbins :  une nounou qu’il traite très mal et un assistant personnel (Laurent Laffite). Voilà la sociologie qu’esquisse le film : Nous finirons ensemble dresse un portrait à peine satirique de la bourgeoisie de la fin des années 2010, on sent même poindre parfois l’empathie du réalisateur pour ces bourgeois détestables mais tellement humains – et le public y trouve visiblement son compte.

Ce terme de « compte » a rarement aussi bien convenu à un blockbuster français : l’obsession de Max, comme celle de tous ses amis, est l’argent, c’est même une véritable passion au sens classique du terme, c’est-à-dire une idée fixe, proche de la monomanie. Or, il se trouve que l’argent manque au début du film : le lieu « historique » des Petits mouchoirs – la maison de Max – est en péril, il été mis sur le marché. Le capital sentimental représenté par la maison est souvent évoqué dans les conversations, mais moins que sa valeur immobilière : voilà ce qui a changé dans la moyenne bourgeoisie dont Les Petits mouchoirs dressait, il y a dix ans, un portrait fédérateur et transgénérationnel. En 2010, Max et ses amis avaient essentiellement des problèmes de couple, voire d’orientation sexuelle (le personnage de Magimel poursuivait Max de ses ardeurs avant de faire son coming out). Ils étaient aussi en quête de valeurs morales, et avaient besoin d’un guide (incarné par l’ostréiculteur du coin : Jean-Louis). Aujourd’hui quadragénaires, les amis de Max se sont plus ou moins stabilisés sexuellement, mais ils ont des problèmes d’argent et leur narcissisme dépend en grande partie de l’état de leur compte en banque. Si Eric a réussi sa carrière d’acteur, ce n’est pas le cas d’Antoine (Laurent Lafitte) : cette différence de réussite sociale est l’une des grandes préoccupations du film, elle marque la ligne sur laquelle se jouent les petits règlements de compte qui font le sel de ce nouveau rendez-vous au Cap Ferret. Schéma classique de « comédie de potes » à la française depuis Mes Meilleurs copains, film-portrait du Splendid qui liquidait, à la fin des années 1980, les utopies de la décennie précédente à travers le personnage de Dany (Jean-Pierre Daroussin), vieux hippie déphasé pour lequel le spectateur éprouvait cependant une certaine sympathie, surtout au regard de l’embourgeoisement de ses amis, incarnés par Clavier, Lanvin et Bacri. Mes meilleurs copains était en cela une comédie plus ambiguë que Nous finirons ensemble : dans le bilan qu’il dresse de deux décennies (les années 1970 et 1980), il n’est pas certain que le film valorise les bourgeois au détriment du hippie irréductible, la réussite et l’échec de chacun étant encore relatifs. Chez Guillaume Canet, en revanche, la win et la lose engendrent un traitement comique plus net et différenciable à l’écran : Eric, parce qu’il a réussi, n’est jamais couvert de ridicule tandis qu’Antoine a typiquement le comportement d’un loser pathétique. Il développe un oedème de Quincke au contact de chenilles particulièrement urticantes, se laisse couler seul sur son catamaran, avant de se faire repêcher tardivement (car tout le monde l’a évidemment oublié). Son manque de réussite sociale fait de lui l’idiot de la bande, tandis qu’ Eric est irrésistible : il a le droit, lui, de blaguer sur les fesses de deux nymphettes croisées dans la maison de vacances, il a le droit, lui, de congédier sèchement sa nounou un peu trop rabat-joie. Tous ceux qui incarnent une forme de faiblesse sociale subissent ainsi sa loi : au mieux ils ont droit à son mépris, au pire, à un recadrage violent. La nounou doit ainsi encaisser un « Dégage » qui ne laisse aucun moyen de répliquer, et marque sa disparition en tant que personnage secondaire.

C’est par cette violence sociale que le film parle profondément au public ; il ne fait pas l’éloge de la belle amitié qui résiste au temps, mais porte un message simple et clair comme de l’eau de la roche : non seulement l’argent fait le bonheur, mais il confère aussi un pouvoir absolu sur ceux qui sont socialement faibles. Ce pouvoir est exemplairement incarné par l’arrogance d’Eric : la bande du Cap Ferret marque à travers lui sa différence avec la bourgeoisie parisienne du cinéma d’auteur, qui parle assez peu d’argent et se trouve rarement en conflit avec des personnages subalternes (on a montré comment le dernier film de Valeria Bruni travaillait à effacer toute trace de conflit de classe). Dans Doubles vies (Assayas, 2019), le même Guillaume Canet n’abordait les questions d’argent qu’à titre professionnel, parce qu’il était éditeur et pensait au marché, l’essentiel de sa conversation se construisant surtout autour d’un name dropping emblématique des valeurs d’une bourgeoisie pour laquelle les biens culturels représentent la véritable richesse. Dans Nous finirons ensemble, au contraire, toute allusion culturelle est exclue de la conversation : ainsi, lorsque Vincent (Magimel) présente à sa bande d’amis son nouveau compagnon (le chorégraphe Mikaël Wattincourt) comme un ancien danseur de l’Opéra de Paris, personne ne lui pose la moindre question sur l’Opéra ou sur la danse, la tablée – et surtout Eric – se contentant d’ironiser sur son âge en lui lançant qu’il a dû commencer à danser « au temps de Louis XIV ». Cet humour doit rassurer le public, ou plutôt l’idée que Guillaume Canet se fait du public populaire : il lui évite tout effort de confrontation avec ce qu’il ne connaît pas. On ne peut manquer cependant d’imaginer ce que serait devenu cette scène de dîner si le chorégraphe, pièce rapportée dans la bande du Cap Ferret, avait pris la parole et en avait été le héros inattendu.

Ce personnage est évité parce qu’il incarne une distinction, un raffinement dont le film ne veut pas, au nom, on l’a dit, d’une certaine idée du cinéma populaire. Il est aussi écarté parce qu’il incarne physiquement l’âge, la vieillesse, une source d’angoisse évidente pour Guillaume Canet, qui a été il y a quinze ans le jeune premier du cinéma français. Rock’n roll (2017), comédie plus finement écrite que Nous finirons ensemble, a abordé ce sujet frontalement : c’était un film plus risqué et donc moins viable économiquement, l’acteur s’y soumettant d’abord à un exercice de dénigrement tout en veillant à sauvegarder une part de narcissisme.  Mais c’était finalement l’autodestruction qui l’emportait dans cette autofiction un peu trop narcissique – et le film finissait par se ranger du côté des comédies des frères Farrelly, dans une zone inconnue sur la carte de la comédie française. Avec son dilemme d’agent immobilier (vendre ou ne pas vendre ?), Nous finirons ensemble n’a pas autant de panache. C’est une comédie qui épouse médiocrement les préoccupations de ses personnages, sans jamais se soucier de la distance qu’il faudrait marquer vis-à-vis d’eux pour qu’ils nous paraissent comiques. On a donc affaire à un drôle de succès populaire, qui se fonde sur l’approbation absolue des valeurs incarnées par Max et ses copains : maintien du capital immobilier (pour Max), domination sociale (pour Eric) et stabilisation d’une ex-épouse en voie d’émancipation sexuelle (pour Vincent). Pour occulter son côté franchement réactionnaire, le scénario prévoit l’intervention finale de Jean-Louis, deus ex machina qui surgit avec une bourriche d’huîtres dont tout le monde se délecte goulûment. Mais la délectation a un goût amer, comme toutes les scènes du film qui se veulent sympathiques : celle où Marion Cotillard danse sur Girls Just want To Have Fun de Cindy Lauper, celle où Max revoit le joli sourire de Jean Dujardin (l’ami qui mourait tragiquement à la fin des Petits mouchoirs). La sympathie et le fun manquent cruellement à cette comédie de quadras angoissés, qui déversent les uns sur les autres une bile noire bien de chez nous. On ose à peine imaginer à quel épouvantable rendez-vous ces « amis » pourront bien nous convier dans une dizaine d’années.

A suivre.