Ce texte appartient au dossier « Les Feux de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval », dont le sommaire est disponible ici.
Les pistes de travail de Nicolas Klotz & Elisabeth Perceval continuent de regarder et d’interroger le monde des images. Travail démocratique s’il en est, tant ces deux termes, « monde » et « image » – à l’heure où il y a de moins en moins de monde dans les salles, et où les images deviennent de plus en plus normées – se voient chez eux recouverts de puissance (de fascination, de critique, de révoltes), sans jamais se confondre. Dans les derniers films des Klotz-Perceval, l’image fait monde et le monde affirme sa réalité par l’image.
« Quand la maison brûle », version légèrement différente du dernier long-métrage des cinéastes, « Nous disons révolution » présenté en 2021 au FID et ensuite dans une quinzaine de festivals internationaux est désormais disponible sur ARTE.tv. Shellac sortira « Nous disons révolution » en salle, plateforme et DVD, en hiver 2022-23.
Il n’a jamais sans doute été aussi opportun de parler de feu et de brûlure à travers le cinéma. Au bord de la crise climatique, assailli par les balles et les missiles, submergé par des politiques de plus en plus hostiles, que reste-t-il du monde, sinon une image qui lui fasse justice – qui traduise cet état agonique ? On a l’impression que non seulement la machine cinématographique s’est désolidarisée du monde, alors que le monde, lui, brûlait – mais qu’elle a cessé, du même coup, de le refléter. Et puis on croit se souvenir d’une petite phrase de Beckett : « La fin sera longue, mais elle sera belle ». C’est le sens à donner aux images d’une autoroute de São Paolo dans une aube fossile : alors que le couple de cinéastes roule en voiture et que dehors, il pleut, une voix nous raconte qu’il fait 45° à 5h du matin malgré cette pluie. Ces images brûlent : lumière orangée des réverbères, coulant comme un flot apocalyptique – mais aussi étrangement rassurant – sur la vitre. C’est qu’il y a non seulement adéquation : astuce simple qui fait un peu réfléchir à la technique tout en transformant le monde en océan de lave. Nuit noire qui devient nuit blanche, qui brûle, qui interdit le refuge tout en l’offrant à la vue de tous. Il y a, aussi, beauté : beauté de l’image qui s’inscrit en creux, entre deux pixels digitaux, nous disant qu’il y aurait, peut-être, quelque chose à regarder aussi du côté de cet immense incendie mondial. Le devoir de regarder pour, éventuellement, en retirer de la beauté paradoxale : c’est ce à quoi on reconnaît le vieux métier de cinéaste.
Dire que les Klotz-Perceval ont vu juste est à la fois trop dire et pas assez : pas de « justesse » chez eux, pas de vérité surplombant l’image, sinon celle de la poésie. Mais cela fait déjà quelques années – et quelques films – que le couple palpe le corps moribond de la planète, dressant un regard inquiet qui n’a d’autre choix que de fuir à l’abri, dans la forêt. Le cinéma, avançait Serge Daney, n’est pas un art visionnaire – tout juste s’il a une petite longueur d’avance sur la couleur du temps. C’est ainsi que l’on doit saluer le refuge audiovisuel bâti par le regard des cinéastes : refuge de feu et de bois, de larmes et de chants, de deuil et d’exil, mais où l’on se sent quand même protégé durablement par ce désir de monde et d’image qui anime ce corpus précieux de notre présent. Avant que le monde ne croule sous les flammes et que la forêt ne dépérisse totalement, les cinéastes y étaient déjà.
On évoque souvent, à propos du travail de Klotz et Perceval, des mots comme « refuge » et « humanité » (cf. Jean-Luc Nancy). On semble moins disposé à souligner, pour les films du couple, leur véritable portée combative. Il ne s’agit pas de choc frontal entre opprimés et puissants, mais de trajectoires mouvementées, de lignes qui ne tiennent pas en place, d’un bougé dans le cadre. Leurs films en eux-mêmes sont des mondes, mais fragiles : des blocs d’espace-temps troués, traversés par des intuitions brûlantes, des contradictions parfois, des rêves souvent. La lutte se précise obliquement, par les histoires enfouies que la caméra permet de filmer, par les fils rouges que le montage achève de manière souterraine, confirmant le fait que le passé, le présent, l’à-venir communiquent sans cesse ensemble. Quand Nicolas Klotz affirme que le cinéma est à recommencer, il parle, forcément, en cinéaste : en homme qui décompose le monde pour le recomposer plan par plan. Morale modeste que celle d’en finir avec la cohérence – puisque le monde n’en a pas – et que, de toute façon (on le sait aussi depuis Daney), toute histoire doit commencer par le milieu. La méthode de Klotz-Perceval pourrait tenir dans cette séquence magnifique, inoubliable, de l’homme noir qui danse le dos au mur, perdu dans sa transe. On y décèle à la fois la durée-transe (le plan qui respecte le travail qui s’effectue en face), la perturbation sensorielle (la musique électro qui accompagne cet homme sans le toucher), la fascination de n’importe qui (cet homme qui, par le pouvoir de l’enregistrement, devient un dieu primitif), la simplicité du dispositif (la caméra qui s’attarde sur l’ombre de l’individu, renvoyant toute la scène à la pureté du mouvement et de l’esprit).
Plus précisément, Quand la maison brûle, le frère jumeau, et pourtant si obstinément autre, de Nous disons révolution, est composé, significativement, de courses. On y retrouve le goût de l’échappée qui anime les cinéastes, eux qui souhaitent fuir la société pour mieux regarder le monde. Mais c’est d’abord dans le sens d’une accumulation effrénée d’images et de sons que le mouvement du film doit être compris : si chaque course est réglée par un noyau (une brève réactualisation de l’histoire des Noirs par les rapports colonialistes pour la première, le périple tumultueux et statique en même temps d’un jeune Noir à Barcelone pour la deuxième), le film se distingue nettement par les dérives quasi-picaresques qu’il orchestre comme malgré lui. Ainsi traverse-t-on la moitié du globe, recréant par là même la route infâme de l’Histoire, depuis le Congo et jusqu’à São Paolo, comme si Nicolas Klotz, déjà auteur, dans les années quatre-vingt-dix, d’un documentaire sur les musiques juives du monde (Chants de sable et d’étoiles), avait gardé un certain goût pour l’épopée folle qui se déroule dans l’espace, mais aussi dans le temps, tout en en explosant la finalité. Ici, il n’y a rien à « trouver » au sens plein du terme, sinon un bonheur d’être au monde par la danse, sublime tentative de s’oublier au profit de l’extase – pour mieux s’assurer de l’existence de soi. La communauté s’affirme vers la fin, au moment où le film semble s’émanciper des dernières amarres narratives pour déboucher sur une plénitude audiovisuelle qui instaure une fluidité corporelle sous la forme d’un univers qui se suffit à lui-même, où tout est lumière.
L’image devient alors l’outil de préserver la trace de ce monde en ébullition, mais aussi le plus sûr moyen de le regarder en face, attentivement. Quand la maison brûle / Nous disons révolution, avec leur foi insoutenable dans un cinéma plus libre, qui n’a peut-être pas encore été inventé, n’ont rien d’une forteresse assiégée : au contraire, les films brillent dans leur générosité envers le tout-image, s’élaborant au fil des rencontres et des hasards, sans programme, mais avec la conscience qu’il faut persévérer à tourner. C’est peut-être le sens à donner à cette frénésie des pistes que les films ouvrent tour à tour, puis délaissent, à savoir la futilité de toute image « bien comme il faut » dans un monde où les images nous viennent de partout et où il est devenu très difficile de trier les bonnes et les mauvaises. Les films tiennent à leur autonomie : ils sont un objet de cinéma parce qu’ils sont le fruit d’un travail et qu’il s’opère dans l’adversité ou l’amitié – il crée du désir, étant lui-même le fruit du désir, celui de voir du monde. L’homme à la caméra n’est plus, dès lors, celui qui fixe l’autre dans un rapport de pouvoir vertical : il est celui qui se confronte à la dureté du monde, qui vérifie que le monde existe encore, bien qu’il passe de plus en plus par l’image. Geste urgent et généreux, Quand la maison brûle (le titre vient de Giorgio Agamben) contemple l’apocalypse. Il le fait depuis l’endroit où tout ce qui pourrait être bientôt perdu – la solidarité, le plaisir, le vivre en commun – arrive à exister encore une fois, à briller avec éclat, à s’affirmer sans réserve.