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À propos de "Cinépratiques de la ville" de Camille Bui

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le 7 mai 2019

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Depuis les années 1990, le spatial turn (tournant spatial) a figuré parmi les paradigmes les plus importants des sciences humaines et sociales[11] [11] L’essai d’Edward Soja Postmodern geographies : the reassertion of space in critical social theory publié en 1989 est considéré comme l’un des premiers ouvrages du « spatial turn ». Consulter à ce sujet : « Qu’est-ce que le « spatial turn » ? », Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 30 | 2017, mis en ligne le 03 décembre 2018, consulté le 4 février mai 2019. , « mettant en évidence des phénomènes, des dynamiques, des répartitions échappant à d’autres types d’appréhension. »[22] [22] Christian Jacob, « Spatial turn » in Qu’est-ce qu’un lieu de savoir ? [en ligne]. Marseille : OpenEdition Press, 2014 (généré le 3 février 2019). Si les problématiques relatives à l’espace au cinéma sont depuis longtemps présentes dans des écrits théoriques et analytiques en France (pensons à L’organisation de l’espace dans le Faust de Murnau d’Eric Rohmer en 1977 ou L’espace cinématographique de Henri Agel en 1978), nous pouvions néanmoins relever une certaine discontinuité bibliographique, voire un manque de dialogue explicite. En 2006, dans un texte intitulé « Four Takes on Spatial Turns »[33] [33] Giuliana Bruno, « Visual Studies: Four Takes on Spatial Turns », Journal of the Society of Architectural Historians, Vol. 65, No. 1, Mars 2006, pp. 23- 24. , Giuliana Bruno écrivait qu’« après des décennies de domination littéraire, les études cinématographiques ont rejoint le « spatial turn » que l’histoire culturelle et la théorie avaient déjà pris ces dernières années. La pratique de l’architecture et la théorie ont, quant à elles, embrassé une perspective cinématique en interagissant de différentes manières avec le discours des images en mouvements. »[44] [44] Dans son texte, Giuliana Bruno développe quatre angles pour étayer cette idée : l’histoire et la modernité, la théorie spatiale critique, les promenades architecturales et filmiques et le design haptique.

Une multiplication de publications universitaires ces dernières années en France indique que ce spatial turn a finalement été emprunté dans le champ des études cinématographiques et ce selon des cheminements variés. L’espace cinématographique y est non seulement un objet d’étude dynamique pour analyser des corpus spécifiques mais il s’agit aussi d’un angle privilégié pour penser et proposer des nouvelles méthodologies, parfois hybrides en termes disciplinaires. Nous pouvons citer – état des lieux non exhaustif – les travaux de Thierry Roche, anthropologue de formation, qui s’intéresse aux lieux du néo-réalisme pour interroger l’ancrage particulier de la mise en scène[55] [55] Nous pouvons notamment citer chronologiquement les ouvrages suivants :
– Thierry Roche, Cinéma/Paysages: carnet de notes pour un film sur le Pô, Liège, Éd. Yellow Now, 2013.
– José Moure et Thierry Roche (dir.), Michelangelo Antonioni : anthropologue des formes urbaines, Paris, Éd. Riveneuve, 2015.
– Thierry Roche et Guy Jungblut, Antonioni / Ferrare, Une hypothèse plausible, Liège, Éditions Yellow Now, 2016.
 ; Antoine Gaudin[66] [66] Antoine Gaudin, L’espace cinématographique, esthétique et dramaturgie, Paris, Ed. Armand Colin, 2015. qui privilégie une approche phénoménologique, où il forge le concept « d’image – espace » pour « un cinéma qui ferait de l’espace, non plus seulement un fond, un motif ou un actant, mais, à la fois, un problème existentiel primordial et un matériau essentiel de sa composition »[77] [77] Antoine Gaudin, « L’image-espace. Pour une géopoétique du cinéma. », thèse de doctorat en études cinématographiques et audiovisuelles sous la direction de Philippe Dubois, Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, soutenue le 5 décembre 2011, p.3.  ; Corinne Maury[88] [88] Corinne Maury, Du parti pris des lieux dans le cinéma contemporain, Paris, Ed. Hermann, 2018. qui s’attache sur un plan esthétique à la valeur du « lieu » ; ou, très récemment, de Benjamin Thomas qui explore « l’entr’appartenance des corps et de l’espace. »[99] [99] Benjamin Thomas, Faire corps avec le monde. De l’espace cinématographique comme milieu, Paris, Editions Circé, 2019.

D’un « film » tournant aux cinépratiques

Le premier ouvrage de Camille Bui, Cinépratiques de la ville. Documentaire et urbanité après Chronique d’un été, issu de sa thèse de doctorat[1010] [1010] Soutenue en 2015 à l’Université Paris 7 – Diderot sous la direction de Jacqueline Nacache. , s’inscrit pleinement dans ce tournant spatial des études cinématographiques. Son texte met en œuvre, avec rigueur et originalité, un dialogue fructueux entre une approche esthétique et une démarche inspirée des sciences sociales, principalement la sociologie et l’anthropologie urbaines. En émettant l’hypothèse que le cinéma direct urbain « décrit la ville et écrit cinématographiquement « à même la ville » (…), une écriture qui fonctionne à même le réel, tout comme le réel écrit matériellement »[1111] [1111] -Camille Bui, Op.cit., p. 110. , Camille Bui met en relief les méthodes de travail de plusieurs cinéastes en des localités précises[1212] [1212] Dans le dernier chapitre, l’auteure porte son attention sur des films réalisés dans « trois villes historiques du cinéma direct », New York, Paris et Montréal, en insistant sur le « « contenu » sémantique, narratif, politique propre » de chacune d’elle et s’intéressant plus spécifiquement à « comparer les imaginaires qu’en construisent les documentaristes. » Ibid, p. 210. , avec un intérêt développé pour les enjeux du tournage dans le cinéma documentaire, moment « qui scelle l’intimité du film avec l’expérience incarnée » et qui est une « actualisation des rencontres possibles. »[1313] [1313] Ibid, p. 156. Cet axe de recherche se voit consciencieusement doublé par une analyse de la singularité stylistique des films choisis, où est valorisée « l’esthétique de l’aléatoire (…) du côté de la fragilité humaine plus que de la maîtrise formelle. »[1414] [1414] Ibid, p. 185. L’ouvrage se découpe en trois temps intitulés à l’infinitif : I. Représenter la ville, II. Pratiquer la ville, III. Imaginer des villes, que l’auteure va progressivement conjuguer au gré de la temporalité des films.

Si cette réflexion méthodologique était partiellement présente dans les ouvrages très inspirants de Thierry Roche portant sur un corpus italien des années 1950 et 1960, Camille Bui s’attelle à interroger le « cinéma documentaire de l’urbanité » comme une totalité différenciée, procédant dans son premier chapitre à une révision historique du cinéma depuis ses débuts, portant ensuite notamment son attention sur le Free cinema et au cinéma québécois de l’ONF. Cette recherche rétrospective rend d’autant plus pertinente le postulat du deuxième chapitre. Chronique d’un été (1961) d’Edgar Morin et de Jean Rouch y est considéré comme le film qui établit un changement de paradigme vis-à-vis de l’ancrage du cinéma documentaire dans l’urbanité, un film « tournant » au sens du spatial turn, lequel exige une méthode d’analyse accordée. « À une entreprise de représentation ils [Morin et Rouch] ajoutent, hybrident un projet pratique qui prend place dans la ville. De référent qui se laisse circonscrire, identifier, re-présenter, la ville devient un médium de rencontres qui fait corps avec le film. Pratiques et discours circulent dans une matière qui les saisit ensemble et les transforme performativement »[1515] [1515] Ibid, p. 109. expose l’auteure.

L’originalité de la proposition de Camille Bui tient au fait que Chronique d’un été, investi comme « film matrice », peut autant se transformer « d’objet historique en objet théorique »[1616] [1616] Ibid, p. 10. , que de film de référence devenu inspiration méthodologique pour le champ des études cinématographiques. La « créativité géographique » du film trouve sa continuité directe dans la conception de l’ouvrage, notamment sous la forme de schémas des liens crées au tournage entre cinéaste et personnages ou encore la carte filmique de la spatialité centralisée de Chronique d’un été.

C’est en effet en tirant les multiples fils de l’innovation à l’œuvre dans le film de Morin et Rouch que Camille Bui élabore l’analyse de son corpus contemporain, plaçant la « pratique de la ville par le cinéma »[1717] [1717] Ibid. comme enjeu central. En alliant entres autres questionnements génétiques et réflexions généalogiques, l’auteure examine ensuite les interactions entre la mise en scène cinématographique et les pratiques de la ville à travers une filmographie contemporaine riche et hétérogène, composition stimulante invitant aux rebonds. Elle crée ainsi un dialogue inédit entre des films de Philippe Baron, Dominique Cabrera, Denis Gheerbrant, José Luis Guerin, Johan van der Keuken, Isabelle Longtin, Jennie Livingston, Till Roeskens, Marie Bouts, Richard Sandler et Shanon Walsh notamment, et elle ouvre sa conclusion sur les enjeux de web-documentaires urbains.

Quels mots pour les images et sons ancrés dans l’urbanité ?

La nécessité de problématiser les relations entre « urbanité et cinéma » vient d’emblée enrayer l’écrasante et ruminante littérature sur « la ville et le cinéma » dont Camille Bui ne manque pas de mentionner les limites en introduction de son ouvrage. Elle se détache des « approches immanentistes, qu’elles soient d’inspiration narratologique ou esthétique, tendant à penser la ville comme une représentation sans rapport déterminé avec la réalité sociologique, historique et politique des espaces que nous habitons. »[1818] [1818] Ibid, p. 6. Le terme « urbanité » implique de se référer spécifiquement à la « réalité dynamique d’une ville sans cesse à faire, loin du décor déjà là, prêt-à-représenter »[1919] [1919] Ibid, p. 9. . Cette distinction amène l’auteure à penser les corps filmés comme « topographes ordinaires de la ville »[2020] [2020] Il s’agit du titre de l’une des parties du chapitre « Pratiquer la ville ». et à envisager le tournage comme une pratique spatiale et sociale intrinsèque où « le cinéaste prend corps »[2121] [2121] Idem. , partageant ainsi avec acuité le tournage comme un espace-temps continuellement ouvert à l’émergence d’une forme cinématographique. L’auteure élabore également la notion de « cinépratique » qu’elle définit en ces termes : « si l’espace est un lieu pratiqué, la ville filmée prend donc forme à travers différentes manières de pratiquer les lieux par le cinéma, que j’ai proposé d’appeler « cinépratiques ».[2222] [2222] Ibid, p. 322. » Ce concept est particulièrement pertinent pour étudier en mouvement la « co-construction » entre fabrication du film et de l’espace, l’acquisition « d’une corporéité nouvelle, à la fois vécue et cinématographique.»[2323] [2323] Ibid, p. 155.

Parmi les nombreux accomplissements de son ouvrage, Camille Bui parvient à dépasser la scission disciplinaire en se saisissant de la spécificité des lieux tout en habitant la poétique cinématographique du corpus construit. Le style de l’auteure, dynamique et lumineux, accompagne l’exigence de sa démarche tout en transmettant une sensibilité non feinte quant à la singularité des œuvres analysées. Tout au long de son ouvrage, elle travaille à déplier l’espace cinématographique pour faire apparaître les liens qui le font tenir, plutôt que de le délimiter au préalable pour en décrypter des composantes figées. Si, dans les deux premiers chapitres, Camille Bui évite avec finesse les dichotomies et les catégorisations, le dernier, « Imaginer des villes », est peut-être moins convaincant en cela qu’il reprend trop littéralement un champ lexical des sciences sociales (« gentrification », « diversité culturelle », « médialité » …) pour l’appliquer au cinéma. Par ailleurs, il est regrettable que les références anthropologiques choisies pour accompagner les cinépratiques du corpus ne coïncident pas toujours sur un plan historique, ce qui peut susciter un léger décalage entre images et pensées. S’il était tout à fait pertinent de revoir les premiers temps du cinéma documentaire de l’urbanité à travers le prisme de l’École de Chicago, nous pouvons en effet nous étonner d’une moindre représentativité de courants de l’anthropologie contemporaine, notamment au sujet du « faire ville comme agent de l’urbanité » dont Michel Agier s’est fait l’un des passeurs depuis plus d’une décennie[2424] [2424] Cette expression est notamment au cœur de : Michel Agier, Anthropologie de la ville, Paris, Presses Universitaires de France, 2015. .

« Devenir-film de la ville et le devenir-ville du film »

« Le monde vivant nous inclut, il est urgent de peupler dignement ces lieux. (…) Il faut que quelqu’un se rende sur place, plusieurs personnes. Il faut croiser nos observations sur les sols, la mer, l’air, les espèces vivantes, les aménagements et les édifices : dessiner, photographier, filmer, cartographier, échantillonner »[2525] [2525] Lucie Garçon, « Fragments urbains [1] », Débordements n°1, p. 11. écrit Lucie Garçon dans « Fragments urbains I » du premier numéro papier de Débordements. Ce moment d’auto-référentialité topophile n’a d’autre visée que de nous faire penser « le devenir-film de la ville et le devenir-ville du film »[2626] [2626] Camille Bui, Op.cit., p. 210. dans un élan réflexif. De fait, si Chronique d’un été apparaît comme film miroir, par jeu de référentialité pour le cinéma documentaire urbain qui lui est postérieur mais aussi comme inspiration méthodologique pour penser l’espace dans le cinéma direct plus généralement, les problématiques propres aux cinépratiques incluant « l’analyse de l’image en fonction de la pratique de la ville »[2727] [2727] Ibid, p. 110. peuvent aussi se poser pour les chercheurs. Comment recevoir et que faire de l’invitation des films à aller « y voir » de tout notre corps pour appréhender avec justesse ce qui se fabrique dans les plans, par les plans ? Cinépratiques de la ville. Documentaire et urbanité après Chronique d’un été n’est ainsi ni « pas assez » dans l’espace, ni « trop »[2828] [2828] Je reprends ici la structure de la phrase de l’une des répliques finales d’Edgar Morin dans la dernière séquence de Chronique d’un été. dans l’espace. Il s’agit d’une invitation vivifiante à aller sur place autant qu’à réinventer les places depuis les lieux mêmes pour le trio filmeur, filmé, caméra mais aussi pour les spectateurs et chercheurs qui ne demandent peut-être finalement qu’à être « réintroduits dans la vie », pour reprendre le précepte final d’Edgar Morin dans le film-dit.

Camille Bui, Cinépratiques de la ville. Documentaire et urbanité après Chronique d’un été, Péronnas, Presses Universitaires de Provence, 2018, 338 pages.

Crédits photographiques : Un Archipel (2012) de Marie Bouts et Till Roeskens (image de couverture du livre de Camille Bui). Le film peut être intégralement visionné ici : http://derives.tv/un-archipel/