Dans ma tête un rond-point : à sa façon de ritournelle, la formule reste en tête. Incisive, elle y rebat sa spirale – dans une boule, dans un cercle, un point. Sa musicalité joue pour elle, comme il en va du raï. L’hexamètre (six pieds ; cinq pour le titre original : Fi rassi rond-point), rompu de sa dernière occlusive, relance toujours la mesure. Et bien en peine d’en faire abstraction, l’esprit mille fois est reconduit au point. Ce point n’est donc pas forcément final. Il est anacrouse. À la faveur de sa polysémie, il engage aussi l’apparaître. Il pointe. « Point un rond dans ma tête » et d’autres perlent, c’est sans fin.
Aussi faut-il tenir compte de ce curieux « inconscient machinique » (et de ses vertus conjuratoires)[11] [11] Felix GUATTARI, L’inconscient machinique. Essai de shizo-analyse, Editions Recherches, coll. Encres, 1978 (voir notamment « Le temps des ritournelles », p. 109 et suivantes). , en amont de toute lecture du documentaire de Hassen Ferhani, invités que nous sommes à rassembler les images du film qui nous rappellent ce titre – qu’il s’agisse d’un ballon sur un terrain de football, ou de la manivelle ankylosée qu’un jeune homme doit activer sous nos yeux, dès l’ouverture. Celui-ci réitère l’opération, ici disjointe de sa véritable raison d’être par le cadrage, plusieurs fois par jours. Dans ma tête un rond-point est tourné dans un abattoir à Alger : à l’autre extrémité de cette corde, un boeuf se vide de son sang.
Le film se réclame de points de vue stables et de cadrages visiblement composés. Les plans sont le plus souvent fixes, et toujours soigneusement construits en amont des évènements susceptibles de s’y produire. Un décor s’impose ainsi, au devant de chaque scène. Prises de jours comme de nuit, les vues qui se succèdent dans Dans ma tête un rond-point ont quelque aspect de crépuscule. La répartition des couleurs y contribue à l’écran ; les zones claires et sombres, les lueurs verdâtres et boréales s’y côtoient, jusqu’à s’enchevêtrer dans la profondeur de l’image. Avec les morceaux de musique populaire qui grésillent au bon vouloir des ondes radiophoniques, les paroles des tripiers que filment Ferhani sont teintées d’allégresse, de révolte, d’amertume, et parfois d’une tristesse noire. Elles donnent au film des allures de pièce « à tiroirs » (juxtapositions de récits apparemment détachés d’un sujet principal) : Dans ma tête un rond-point est aussi proche d’un recueil de contes comme celui des Mille et unes nuits, que d’un huis-clos théâtral.
Les ouvriers de l’abattoir entretiennent des relations différentes les uns avec les autres, avec l’équipe de tournage et l’appareil de prise de vue. Les uns semblent ignorer la caméra, au point de se jucher devant elle, pourvu qu’une émission sportive ou quelque autre spectacle les intéressent dans son champ (à noter qu’elle ne se décale pas d’un chouya pour nous permettre d’y voir plus clair). Les autres s’adressent à ceux qui les filment, leur désignant des éléments de leur quotidien ; le plus vieil homme déjoue toutes les attentes, qui décline ses fables et ses paraboles à l’adresse d’une oreille moins assurément identifiable. Youcef, amoureux, se confie essentiellement à son ami kabyle, célibataire. Celui-ci le conseille en retour, enthousiaste et envieux ; mais tandis que s’impose un silence plus grave à la fin de ces conversations, son regard plonge au fond de l’objectif. Si le thème de la mort, parmi ceux de l’amour, du travail, de la télévision et de la colonisation française, maintient sa présence d’un bout à l’autre de Dans ma tête un rond-point, c’est aussi au hasard du discours collectif, constellé, sans ancrage ferme et tout tissé d’allégories, qui y brouillonne de la sorte.
L’œil de Ferhani demeure dans l’enceinte de l’abattoir ; mais ces structures ne sont pas closes en ce sens qu’elles participent d’une circulation continue de la viande, entre sa production et sa consommation. L’abattoir de Dans ma tête un rond-point est miné de cours intérieures et de venelles pavées ; aussi le film n’est-il pas seulement composé d’images tournées en intérieur. Le point de vue séjourne souvent au niveau des entrées principales et secondaires du bâtiment, aux abords des lieux, aux seuils ; des espaces résiduels, des zones de passages s’enchâssent derrière les portes et les embrasures murales. Un téléviseur est installé sur le passage des animaux ; les ouvriers se réunissent autour de lui pour regarder les émissions sportives. Une limite entre le dehors et le dedans serpente ainsi, d’un plan à l’autre, jusqu’à l’intérieur des images et des paroles.
Comme il est dit dans le film, être né ici équivaut à être né plus loin, près de la rôtisserie (dans la continuité du parcours des cadavres bovins), c’est-à-dire rue des Fusillés (et l’on quitte ici le domaine de l’abattage des animaux pour rencontrer celui des massacres de guerre). Ainsi, plutôt qu’un lieu fermement délimité, c’est un champ, sous l’influence de la mise à mort entre celle des coups de foudre et des buts de l’équipe nationale, que Djamel Kerkar et Hassen Ferhani auront sillonné pour réaliser Dans ma tête un rond point. Ce champ est de nature topographique mais aussi économique, sociale, historique, réthorique. À partir de la manivelle appliquée contre le mur au cœur de l’abattoir, le film s’étoile donc jusqu’à quitter les ouvriers pour une séquence consacrée à l’irruption des médias dans le bâtiment, à l’occasion de l’Aïd. Lorsqu’Amou, de son côté, apprend leur présence, la cartographie des lieux ressort dans sa dimension symbolique ; une frontière que les caméras de la télévision ne franchissent pas (« Il ne viennent pas de notre côté ») se superpose à la ligne de partage entre la vie et la mort qui crénelle l’architecture des abattoirs.
Si Dans ma tête un rond point s’écarte parfois du centre de l’abattoir, il ne tourne pas autour de son sujet comme on tournerait « autour du pot ». La démarche de Ferhani n’est pas celle de l’évitement. Il est vrai que la mise à mort des boeufs ne fait l’objet d’aucune césure au montage, et notamment d’aucun gros plan. Mais en ce monde que le film donne à voir, la mort ne fait pas rupture. C’est bien là ce qui peut glacer le sang : elle ne fait pas « point » en ce sens de « point d’arrêt ». Vivant ou mort, à l’entrée comme à la sortie, ce qui circule en ces lieux porte le même nom : « marchandise ». Quant à la technique de l’abattage, sur le circuit industriel de la viande tel que Napoléon l’imposa en France avant que le modèle ne s’exporte dans ses colonies, nous savons à quoi nous en tenir : elle ne requiert aucun « coup » immédiatement fatal. La bête, assommée, se vide, au bout d’une corde que l’on rembobine lentement. Voilà qui n’appelle pas nécessairement d’image strictement dédiée à l’instant de la mort, indépendamment de l’appareil qu’elle suppose.
Pour être non-théâtralisée par le cadrage, la mort des animaux est non-cachée toutefois. Leurs énormes corps accablés, sans regard, claudiquent et s’effondrent dans le champ de la caméra. L’un d’entre eux s’avachit dans la pénombre, ronflant et pris de spasmes nerveux, tandis qu’un tripier patiente à l’autre bord du cadre : un rayon de soleil lui permet de lire le journal. Un deuxième ouvrier s’interpose ensuite, de dos, juste devant l’objectif : sa silhouette dessine une large colonne sombre au beau milieu de l’image – sans occulter ses deux parties latérales pour autant. Derrière lui, qui campe entre l’homme (à gauche) et l’animal (à droite), la caméra ne bouge pas d’un centimètre. Dans ma tête un rond-point est alors formel : ce qu’il pointe, ce n’est pas la souffrance de l’animal, ce qu’il vise, ce n’est pas l’empathie humaine à sa vue. C’est une certaine séparation, en tant qu’elle se discute, entre ces deux côtés du monde : ici entre l’homme et la viande. Le buste sans visage qui traverse l’image de haut en bas, incarne ce partage, symbolique, arbitraire dans son maintien, absolument incontournable. La ligne, entre l’homme et la viande, sans laquelle le premier ne mangerait pas la seconde (lui fut-elle servie rôtie), n’est pas le fait d’un instant, d’une situation particulière (la mise à mort) ; elle court sur les plans de l’exploitation, de l’industrie, du commerce, de l’urbanisme, de l’architecture et du langage – ce qui fait d’elle un défi politique et cinématographique à la fois. Moyennant ces points de vue choisis en connaissance de cause, Dans ma tête un rond point n’est d’aucune stratégie d’esquive vis-à-vis de cette problématique.
Autour d’elle, la figure de la parabole et celle, conjointe, de l’allégorie, travaillent Dans ma tête un rond-point sur toute sa longueur. Toujours à l’œuvre entre les dialogues et les gestes filmés, elles semblent indiquer une voie d’accès possible au film dans son ensemble (en passant par l’oiseau qu’Amou présente captif, et qui porte son nom). L’histoire du titre, si judicieux, de Dans ma tête un rond-point, obéit bien à cette dynamique. Le film doit cette formule à Youcef.
C’est Amou qui, pourtant, réfléchit au titre qu’il faudrait donner à ce film, devant la caméra. « On ne ment pas, mais on ne tombe pas dans la vérité » énonce-t-il alors, avant de se livrer à quelque développement fragmentaire, puis de s’enfoncer dans son siège – un rétroviseur qui lui masque alors les yeux. À l’entendre, il s’agirait de se tenir dans le monde, à côté de la vérité comme à côté d’un gouffre. Telle pourrait être une fonction de la parabole. Suivant la maxime d’Amou, par suite d’un petit déplacement, le film choisi une autre formule pour son titre : celle que Youcef invente pour décrire son ressenti, au seuil de sa vie d’adulte, entre tous les chemins qu’il pourrait emprunter (le suicide, le mariage, l’exil… il y en aurait tantôt quatre et tantôt quatre-vingt dix-neuf). En passant, la séquence durant laquelle il utilise l’image de ce « rond-point » pour la première fois est très éloquente, à propos du rôle que joue l’allégorie pour lui et pour ceux qui l’entourent : un désaccord quant à la pertinence de cette image donnera lieu à une discussion très animée. C’est dire qu’elle importe.
De son sens réthorique à son sens géométrique, ce mot parabole en appelle à l’idée d’ « être à côté de », amenée par le préfixe « para » (la langue arabe n’est pas concernée par cette homonymie). Si tant est qu’on accepte de l’emprunter, le chemin conduit à une anecdote, d’apparence plus frivole mais non moins importante : avant la diffusion d’un match de football à la télévision, les ouvriers doivent ajuster l’orientation d’une parabole pour capter le signal satellite. Ils forment une chaîne entre l’intérieur (autour du poste de télévision) et l’extérieur (autour de la parabole). L’enjeu réclame un effort collectif et beaucoup de précision – comme c’est aussi le cas, autour du « rond-point » de Youcef. Cet épisode pourrait aussi faire fonction de parabole. La position « parabolique » n’est pas indifférente ; elle enjoint un travail consciencieux. La position indifférente, elle, ne serait ni dans l’abattoir, ni à côté, ni même plus loin : elle reste « de l’autre côté », sur un autre plan, comme dans un autre monde, où des dizaines de caméras traquent en vain comme s’il était possible de « tomber sur » quelque vérité que ce soit, dans le flux précipité des actualités médiatiques. La position de Hassen Ferhani, à côté de ce qu’il filme, est appliquée et réfléchie. Sa caméra peut demeurer hiératique : ce qui advient dans le champ fait sens.