À la préhistoire du numérique, un insecte (bug, en anglais) pouvait se faufiler par accident dans les engrenages des premiers ordinateurs, aussi gigantesques que délicats, en causant des dysfonctionnements : célèbre est l’histoire du court-circuit entomologique qui frappa le calculateur Mark II, à l’université de Harvard dans les années 1940. C’est souvent en ce genre de moments – quand la machine saute – qu’elle saute aussi aux yeux. Et notre relation ordinaire avec elle devient immédiatement plus palpable, bien que non nécessairement plus transparente. Comme lorsque l’image s’évanouit et que l’écran, devenu un miroir noir (black mirror), nous renvoie le reflet fantomatique et perplexe de notre visage retenu dans sa surface vitreuse. Dans Dear Hacker (2021), en réalité, la machine ne tombe pas en panne. Elle ne fait que soubresauter, comme secouée par un hoquet passager. Une présence inconnue semble être restée coincée dans l’ordinateur de la réalisatrice Alice Lenay. La diode lumineuse de sa caméra lui a paru s’allumer et clignoter d’une manière imprévue et inexplicable, comme si une entité invisible était en train de l’observer. Est-elle humaine ? S’agit-il d’un piratage ? Quelqu’un me drague ? Est-ce la machine elle-même qui tente de communiquer ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Quelque chose s’anime qui, à la fois, inquiète et intrigue.
Dès que l’instrument (me) regarde, il perd aussitôt le statut d’objet dont je suis l’utilisateur. Il devient un agent et se situe d’emblée dans un champ relationnel. L’anecdote à la fois triviale et troublante de Dear Hacker n’est peut-être pas si éloignée de l’histoire relatée par un Jacques Derrida déjà vieillissant à propos de son chaton[11] [11] Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006. . Lorsque le philosophe croise le regard de l’animal sur sa nudité en sortant de la douche, il se surprend à songer que le chat serait en mesure de l’observer comme le ferait un autre sujet humain. Il se sent nu, pris par une gêne difficile à ignorer. Alors que cette sensation d’être regardé et donc d’être (mis) en relation déclenche chez Derrida une enquête philosophique sur la présence animale, elle invite Alice Lenay à se plonger dans une recherche cinématographique autour des modalités de présence engendrées par nos machines, autre espèce de compagnie. Au lieu de résoudre raisonnablement son inquiétude en collant un bout de scotch sur sa webcam, elle entame un petit florilège de dialogues visiophoniques avec des personnes – plus ou moins proches – censées répondre aux préoccupations surgies de ce clin d’œil machinique. Ou à défaut de pouvoir y répondre, au moins censées les accompagner, les discuter, les chérir, en rire. Il faut investiguer ensemble cette machine qui donc nous suit, pour en arriver finalement à débattre plutôt des machines (disons autrement : des médiations) que nous sommes ou, mieux, par lesquelles nous sommes ensemble.
Tourné sur la plateforme Zoom et présenté dans la Compétition française du Cinéma du Réel 2021 où il obtient une mention spéciale, Dear Hacker trouve sa place au milieu d’une précieuse constellation d’autres réalisations récentes de jeunes cinéastes engagées dans de multiples enquêtes (critiques, ironiques, empathiques) sur les formes de vie et d’expression instaurées par les réseaux numériques et leurs images. Allez voir, par exemple, Clean With Me (After Dark) (2020) de Gabrielle Stemmer ou encore les films de Chloé Galibert-Lainé, Watching the Pain of Others (2018) et Forensickness (2020)[22] [22] Présenté au FIDMarseille 2020, voir notre compte-rendu. Le terme « netnographie » proposé par cette dernière décrit bien les enjeux de ces explorations participantes et créatives des cultures et des gestes par lesquels nous habitons collectivement les milieux informatiques.
Si les films signés par Gabrielle Stemmer ou Chloé Galibert-Lainé s’inscrivent dans la pratique de l’essai filmique selon la déclinaison du desktop movie ainsi que du remontage de net found footage, le travail d’Alice Lenay se distingue par une dynamique de tournage à distance basée sur l’organisation performative de conversations visiophoniques. Dear Hacker questionne le fonctionnement de ces espaces numériques de relation moins par l’analyse de leurs archives qu’en générant et questionnant depuis leur intérieur des situations de rencontre par la médiation des écrans. Ce faisant, Alice Lenay met à profit dans une narration cinématographique (tissée avec le monteur Théophile Gay-Mazas) plusieurs expériences de performance numérique qu’elle a pu pratiquer au sein des collectifs « Distant Movements » et « Constallationss », que nous finissons aussi par voir à l’œuvre dans le film[33] [33] « Distant Movements » désigne une enquête performative autour des relations entre les corps et les interfaces numériques, qui regroupe Annie Abrahams, Daniel Pinheiro et Muriel Piquet (https://distantmovements.tumblr.com/). « Constallationss », d’une manière similaire, interroge nos présences face et à travers les nouveaux médias au sein d’un collectif féminin situé à mi-chemin entre la recherche et la création (https://constallationss.hotglue.me/). . En métabolisant, au passage, tout un cinéma de genre s’étant déjà emparé depuis plusieurs années du métissage heureux entre les réseaux numériques et les histoires de fantômes : d’Unfriended de Levan Grabriadze (2014) au récent Host de Robert Savage (2020), tourné lui aussi sur Zoom et présenté à Gérardmer en janvier dernier[44] [44] Voir notre compte-rendu de l’édition 2021. .
Le cyclope spectral qui hante les circuits de l’ordinateur d’Alice ne se laisse pas saisir et sa rencontre est évoquée et reportée sans cesse d’une discussion à l’autre entre les apprentis ghostbusters. Il sème des signaux : petites interférences, manifestations fragiles. Comme la vapeur blanche de données en excès du logiciel visiophonique que le personnage de Vincent rend visible ou bien l’épuisement étrangement rapide de la batterie du portable de Seumboy (qui, par ailleurs, constitue un autre protagoniste fondamental de la nouvelle création audiovisuelle en ligne). On se demande même si le fantôme de la machine n’attendrait pas tapi dans les quelques plans vides d’intérieurs – plus ou moins sombres – qui interrompent les longues conversations. Le petit poucet chercheur qu’est Alice – personnage ambivalent, à la fois fleur bleue et thésarde férue – tente de le traquer[55] [55] L’élaboration du film s’est déroulée pendant la rédaction d’une thèse nommée « Interface-à-face » et soutenue en novembre 2020, qui a été accompagnée par une série d’expériences artistiques consultables sur le site : https://intraface.net/ . Et plus on fouille et on pénètre, plus la prise semble s’affaiblir. Plus on s’approche de la machine et de son regard, plus les contours s’estompent et se diffractent, comme dans la scène où les membres de Constallationss inventent des images hypnotiques – minérales et paysagères – en manipulant le capteur démonté d’une webcam. Que cette enquête sur les rapports à et par l’interface numérique tend à se transformer en une spirale inépuisable entre égarement et émerveillement, c’est ce que Dear Hacker met en abyme non sans ironie par les quelques bribes de vidéos autour de la vie dans l’Univers et de ses mystères : la recherche est vertigineuse, galactique, hors-contrôle.
Pour autant, c’est en essayant d’attraper cette insaisissable luciole nichée dans la caméra que l’attention mystérieuse dont Alice fait l’hypothèse prendra corps pendant le film. Elle en prend même plusieurs, de corps. Le destinataire fantasmé du film, le « cher hacker », semble se présenter au fur et à la mesure à travers les différents visages se relayant dans la discussion avec la protagoniste. L’interrogation des modes de quasi-existence de la machine elle-même devient de plus en plus celle du comment nous (nos esprits, nos affects, nos rapports) existons dans les images et les sons que la machine rend présents. Comment celle-ci nous fait exister (les uns pour les autres) ? Le refrain de « Âllo ! », « Tu m’entends ? », « Ââllooo… », « Tu es là ? » qui ponctue le long-métrage d’Alice Lenay en résume la quête vouée à vérifier le champ incertain de communication et de présence ouvert par l’interface. Dear Hacker n’est un film médiumnique que parce qu’il est d’abord un film réflexivement « phatique » (pour employer la typologie du linguiste Roman Jakobson). Plutôt que se faire la table de dissection et d’affichage analytique des desktop movies, l’écran d’ordinateur devient donc la table de ping-pong ou la scène dansante d’un champ et contre-champ où se succèdent en gros plan les visages, selon le presque-montage de l’algorithme de Zoom montrant automatiquement la talking head prenant la parole. C’est précisément dans le mouvement de ces correspondances que nous avons le sentiment qu’ici, quoi qu’en dise le personnage provocateur de Robin, nous sommes bien confrontés à une « pensée en acte ».
Comme l’avoue le personnage d’Alice Lenay, il s’agit de cerner l’expérience de la « socialité » telle qu’elle peut être saisie et exposée, au travail, par la médiation d’une interface visiophonique. C’est à dire comme un jeu d’apparences et d’attentions, comme un rituel de malentendus et de négociations où le rapport (médié) coïncide avec un écart qui alimente une tentative incessante d’approchement. D’une part, le visionnage de Dear Hacker ne nous permet pas de nous évader de notre présent frustrant, saturé de relations numériquement distanciées, pour souffler un peu dans l’air et les retrouvailles de ce printemps qui perce. On pourrait lui en vouloir. D’autre part, le film prend à bras-le-corps les plaintes et les doutes que nous ressassons depuis des mois ainsi que des images qui nous ont tant lassé (dont prend soin Raimon Gaffier à l’étalonnage) afin de les transformer en une petite aventure de cinéma documentaire. On peut lui être reconnaissant de restituer à ce genre de situations, souvent rivées à un aplatissement routinier et irrité, une vibration intellectuelle et émotionnelle.